Philosophie

Pourquoi vivre ensemble ?

"Soleil du matin", Edward Hopper

« Soleil du matin », Edward Hopper

Vivre ensemble ou mourir tout seul. Combien de fois avons-nous entendu des personnalités politiques, culturelles et intellectuelles affirmer qu’il fallait réapprendre à vivre ensemble ? Nous devons vivre ensemble pour vivre mieux. Sans cet ensemble, seul, reclus en moi-même, dans mon intériorité infime, je deviendrais un être-mort. Un homme seul ne peut pas (sur)vivre : voilà le discours qui pré-domine dans toutes les conférences, qu’elles soient politiques ou philosophiques. Autrui ne doit jamais être exclu de mon existence, sinon je me mets en danger, je m’expose à moi-même, à mes faiblesses, à ma pauvreté d’esprit. Ce discours envisage autrui comme le sauveur des petites monades que nous sommes, naturellement centrées sur elles-mêmes, et qui n’accordent spontanément aucun rôle à jouer à la figure de l’autre. Vivre ensemble est devenu un impératif catégorique, que plus personne ne conteste – ou n’ose contester – sans prendre le risque moral d’être insulté, montré du doigt, stigmatisé. Oser remettre en cause le vivre-ensemble, c’est la porte ouverte à l’exclusion du champ intellectuel moderne, c’est s’assurer d’être placé en quarantaine sans surveillance. Peut-on encore aujourd’hui, sans tomber dans l’apologie de la solitude, placer au centre de la critique sociale l’individu en tant qu’individu ? Il y a comme une panique viscérale à l’évocation de l’idée qu’un homme peut vivre seul, qu’un homme peut s’exclure momentanément du monde commun pour se retrouver dans son monde propre, au sein de sa propre sphère. Le vivre-ensemble est authentiquement une construction politique et idéologique visant à freiner ceux qui voudraient entretenir un tant soit peu leur être-solitaire, entre solitude et autonomie. Nos sociétés modernes occidentales affirment la nécessité d’une politique régit par les codes du « vivre-ensemble ». Autrui nous enrichirait, nous rendrait meilleur. Schopenhauer n’en est pas à sa première provocation posthume : seul véritable contradicteur de cette thèse, il pense que le plus grand mal de l’homme consiste, justement, dans le fait qu’il ne peut jamais être seul.

Arthur Schopenhauer

Arthur Schopenhauer

L’être-seul face à la société. C’est l’idée que Schopenhauer bombarde dans ses Aphorismes sur la sagesse de la vie, et que nous appellerons l’ « être-seul ». C’est la solitude comme un mode d’exister de l’homme : je suis seul, j’existe seul – et tout va très bien. Car un homme seul est un être dangereux. Dangereux parce qu’il a le temps de penser. Penser et prendre le temps de penser, c’est être totalement soi, ne pas régir et diriger son existence en fonction des codes sociaux, des conventions, mais à la lumière naturelle de sa propre loi, n’incluant personne d’autre que son moi-propre – pour le meilleur comme pour le pire. Shakespeare, dans Comme il vous plaira écrit la désormais trop célèbre chose suivante : « Le monde entier est un théâtre, Et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs. Et notre vie durant nous jouons plusieurs rôles.». C’est pour éviter de tomber dans cette grande mascarade, dans ce maquillage toujours plus épais que l’homme qui se retire du monde des autres pour se confiner dans son monde, devient enfin ce qu’il est. Cette mise en quarantaine dans laquelle se plonge de la tête aux pieds l’être-seul, le guérit des souffrances, des maux et des blessures qu’inflige la société, qu’inflige Autrui. Sur ce point précis, il faut déclarer solennellement que Schopenhauer est hobbesien : l’homme est un loup pour l’homme, une bête immonde qui ronge de l’intérieur pour se nourrir sans faim et sans fin aux dépens de l’équilibre du Moi. Vivre-ensemble ce n’est pas nécessairement vivre-solidaire. La solitude de chacun n’empêche pas la solidarité ; il faut savoir vivre solitaire pour pouvoir pleinement jouir du solidaire. Outre cela, il ne faut pas penser qu’il me suffit d’exister parmi les autres pour être ensemble. Par ailleurs, n’est-il pas entièrement véridique que les grands hommes qui ont marqué l’histoire, la littérature, la philosophie, les sciences ou les arts, ont été des hommes particulièrement seuls ? Regardons L’Oeuvre d’Emile Zola, ce roman magnifique car sombre, dans lequel, Claude Lantier, peintre maudit devient profondément fou et finit par se suicider. Déçu de ne pas obtenir la reconnaissance qu’Autrui devrait normalement lui prodiguer par sa présence, son regard. Ce Claude Lantier – qui est une représentation de Paul Cézanne – est la preuve que ce sont des êtres-seuls que l’Histoire a retenu et retiendra éternellement. Néanmoins, soyons pré-prudent ! Schopenhauer, dans son idée de solitude comme nécessaire et malheureusement impossible pour l’homme, ne tombe ni dans une apologie de l’ascèse, ni encore moins dans une adoration d’un solipsisme qui serait facile et bien convenue. Il suffit de voir comment termine le héros d’Into the Wild de Jon Krakauer pour en comprendre les limites…   Contre Saint-Sartre. Nombreux sont les philosophes qui glorifient les vertus de l’Autre. Le discours politique actuel tend vers cette direction en déclamant et en réclamant, tel un prêtre catholique, de s’aimer les uns les autres, que cet amour de l’autre et par l’autre est la clé du bonheur social et d’une société plus cohérente, plus juste, plus morale… Ainsi, les autres, mon voisin, mon collègue de travail, l’Étranger, tous ces êtres différents de moi, dans leur contact avec moi, enrichiraient ma personne en me sortant de la bêtise de ma solitude naturelle. Voilà une bien belle illusion. Sartre a imbibé plus ou moins volontairement le discours courant, « vulgaire » d’une majorité de personne : l’autre est nécessaire dans la construction de soi, il est tout bonnement la condition de possibilité de la constitution de la conscience de soi. C’est ce que Sartre impose comme une Vérité indiscutable dans son discours L’existentialisme est un humanisme. Le rapport avec les autres n’est pas un enrichissement car il renvoie plutôt à un compromis. Ainsi, il y a un enrichissement qui est aussitôt réduit par un appauvrissement quasi-immédiat. Autrui m’enseigne des éléments qui me poussent irrémédiablement à en abandonner d’autres. Je ne suis pas une accumulation d’apports des autres ; cette vision de la relation à Autrui est une vision consumériste, dans laquelle je me remplis à l’approche des autres, sans limite, comme un réfrigérateur. Si autrui me construit, il faut que je me défasse de ce qui faisait que je suis moi pour ne pas finir par déborder. De plus, si je prends conscience de moi par le contact avec autrui, c’est par mimétisme bête et méchant. Car autrui n’a que faire de mon existence et de mon besoin de reconnaissance de moi-même comme conscience de soi libre. Strictement rien à faire.

Jean-Paul Sartre

Jean-Paul Sartre

Contre Saint-Sartre. L’être-seul domine en chacun de nous – avec quelques nuances, quelques faiblesses sociales. L’enfer c’est bel et bien les autres. La honte, l’envie, la méchanceté, le mensonge, la tromperie, la peur sont tous des existentiaux que la solitude pure ne connaît pas et ne connaîtra jamais. Et même lorsque je suis face à moi-même, je ne me mens pas : j’avance, j’évolue. Prendre conscience de soi-même par les pires moyens, les souffrances les plus fortes ou quand la honte nous envahit, voilà une thèse, valide à coup sûr, mais pour le moins perverse. Quand un homme est seul, il ne connait jamais de « moment de solitude ». En fait, les autres sont jaloux de l’être-seul, se sentent dévalorisés dans la mesure où ce dernier détient en lui-même assez de ressources pour se contenter soi-même. Schopenhauer rappelle à Sartre que le regard d’autrui me salit, il m’intro-specte et me détruit : qui est donc l’Autre pour se permettre de me dicter ma conduite, ma manière de penser ?  Sait-il que c’est à cause de lui et de son regard insistant que ma liberté se meurt à petit feu ? Pourquoi devrait-on plutôt accorder notre crédit à l’idée que les autres sont un bien pour moi, quoiqu’il arrive, au lieu de se confiner à une solitude bien plus saine ? Le vivre-ensemble empêche la diversité des « étants humains » : il est une immense tambouille dans laquelle toutes nos actions sont déterminées par le regard égocentrique et castrateur de l’Autre. Combien de personnes sont totalement désarmés lorsqu’ils agissent sous le regard impressionnant des autres individus ? « Où est ma droite, ma gauche ? – Suis-je ridicule ?…etc », toutes ces questions sont sans intérêt, tous ces comptes à rendre qui nous font perdre du temps pour nous-mêmes. Autrui est consommateur de mon temps, réducteur de ma durée d’existence. Et puis, les bons comptes font les bons amis, certes ; mais les comptes-à-rendre font les grands ennemis. Devant un autre que moi, je n’ose plus sortir de moi, je tue la possibilité du génie en moi de « m’exploser vers » quelque chose de sublime, donc d’inconnu. Vivons seuls pour enfin exister !

 © Jonathan Daudey

 

19 réflexions sur “Pourquoi vivre ensemble ?

  1. Bonjour,
    Une question, connaissez-vous « Un Coup de Phil » sur Youtube ? Car votre article d’aujourd’hui traite presque du même sujet avec plusieurs éléments commun sur une de ses vidéos sortie… aujourd’hui !
    Sinon excellent papier, un plaisir de vous lire !

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    • Je le connais très bien, j’ai travaillé avec lui sur les deux dernières vidéos en lui donnant des conseils sur le contenu philosophique (qui est très bon!) C’est le pur hasard que nos sujets se rejoignent, et j’espère qu’ils vous ont enrichi l’un et l’autre! Merci beaucoup pour vos compliments!

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  2. Super intéressant ! Je viens de te découvrir grâce Au Coup de Phil’.
    je commencerai la philo l’année prochaine et j’espère que ce sera aussi intéressant que là 🙂

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  3. Bonjour 🙂
    j’aime beaucoup cet article je le trouve très intéressent, en plus c’est exactement ce que je fais en ce moment en philo, en plus de la vidéo du coup de Phil’. J’adore la philo, c’est grâce à des personnes comme vous que j’aime encore plus ! 😉
    Un grand merci 🙂

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  4. Bonjour,

    Je viens de lire votre article. C’est intéressant et bien écrit, mais je pense qu’il souffre d’un certain nombre de confusion qui certes, vous permettent par après de faire votre démonstration, mais qui rendent caduque son existence même.

    Je m’explique, je pense que lorsque l’on parle de vivre ensemble, on ne parle pas de se réunir et de former avec les autres une nouvelle entité qui aliènerai le moi, mais bien plus de la nécessité d’apprendre à vivre en bonne intelligence avec autrui, justement, cet autre qui n’est pas nous. Nous sommes des êtres sociaux quoiqu’il arrive en cela que nous sommes pourvu du langage, nous pensons en une langue, vous écrivez en une langue, or le langage est proprement social. La vraie question en réalité évoquée par les politiciens, et les gens que vous fustigez, n’est pas « pourquoi » vivre ensemble car en réalité vous n’avez pas le choix, mais « comment » vivre ensemble. L’autre est là, sur le pas de la porte, dehors, au travail. Il est inévitable, ou, si vous voulez l’éviter, alors adieux veaux vaches cochons, adieux vos lecteurs, adieux internet sur lequel vous écrivez pour des autres et qui vous est fourni par une société sous l’égide de laquelle vous vivez en ayant, que vous le vouliez où non, souscrit au contrat social. Or c’est ce contrat social qui devrait être le garant du vivre ensemble dont il est question, et la question est plus, comment aujourd’hui faire qu’il soit respecté pour que chaque individualité, chaque « un » puisse exister dans sa solitude, dans le choix de sa socialisation ou non. La vraie question c’est comment vivre ensemble pour que l’altérité ne me détruise pas et que je ne détruise pas l’autre.

    De plus vivre seul est une chimère. La solitude est un idéal inatteignable. Imaginons-nous un instant, dans une grotte, seul avec nos pensées… Nous pensons en une langue qui n’est pas la notre et souffrons déjà de l’influence des autres l’ayant parlé avant nous. Vous lisez des livres? Et bien ils ont été écrit par un autre, et vous convoquez son âme en le lisant, vous l’invitez en votre esprit et devez lui faire de la place en vous, au prix d’une certaine compromission. L’autre est comme Dieu, il existe rien que parce que nous y pensons. Penser à l’autre qui n’est pas là, c’est le faire exister. Dieu, qu’il existe ou pas naturellement existe comme objet social et privé autour duquel on doit se positionner. Il en va de même pour l’autre. Enfin, « Je » est un autre. Et chercher l’isolement, c’est se complaire dans son narcissisme. A ce sujet vous évoquez Schopenhauer. Schopenhauer a bati sa philosophie autour de sa solitude, et il avait besoin que les autres la remarquent, elle était sa façon d’exister socialement, de se différencier, la preuve en est son repas quotidien dans le même restaurant. Et que dire alors de son revirement altruiste dans les Parerga et Paralipomena? Quand son oeuvre majeure avait enfin connu le succès? Après la reconnaissance de ses paires, il n’était plus si misanthrope. Quant au misanthrope de Molière justement, il est un tissu de contradiction et c’est je crois tout ce à quoi peut mener la recherche de solitude et son évocation comme idéale de vie tant elle contient en son essence même le fruit de sa corruption : le langage.

    Enfin et je m’arrêterai là, il est bien illusoire je pense de penser que la société nous sauve ou nous prive de notre solitude. Car au fond, tout au fond, on est toujours bien seul. Qu’on s’en réjouisse ou pas.

    Il n’en reste pas moins que la proximité des autres est tout a fait critiquable, ou du moins son excès, mais en cela comme en chaque chose, c’est l’excès qui en est le responsable.

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    • Je tiens avant tout à vous remercier tout d’abord à vous remercier pour votre lecture attentive. Ensuite, je tiens à vous répondre sur les différentes critiques ou objections que vous apportez à mon propos.
      Primo, je cherche à faire parler Schopenhauer sur une question plutôt récente, et par là-même de ne tomber ni dans l’apologie, ni dans la critique négative de sa thèse.
      Puis, votre remarque sur le rapport à l’autre est très intéressant, certes; mais je crois qu’elle est à côté de mon propos. Avant toute chose, c’est plutôt autrui comme celui qui m’amènerait à la conscience de soi que je refuse avec Schopenhauer. La publication et la lecture de mes textes, ne m’empêche pas d’être moi, dans la mesure où, la philosophie que je défends ne cherche ni à plaire ni à déplaire à personne. Seul le ton parfois provocateur met ce texte en rapport avec autrui.
      Et, vous abordez la question du langage qui est centrale, mais seulement en apparence: le langage « sert », il est un outil pour rentrer avec autrui. Le langage sert car j’ai besoin d’autrui, c’est donc tout sauf pour vivre-ensemble, mais pour une forme d’égoïsme, pour mon propre contentement personnelle.
      Enfin, sur le style, les moments de confusions sont volontaires, pour comme vous le dites, provoquer un développement, une remarque critique.

      Bien à vous.

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  5. Le capitalisme place l’individu avant tout (individualisme).

    Le socialisme place le collectif avant tout (collectivisme).

    La plupart des politiciens (du monde entier) sont collectivistes. Comment peut on affirmer que le capitalisme domine le monde ?

    Sinon allez lire Ayn Rand.

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      • Collectivisme contre individualisme, socialisme contre capitalisme, ça revient au même.

        Sinon vous avez déjà entendu parler d’Ayn Rand ? Peut-être que son travail pourra vous éclairer.

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      • Je comprends tout à fait votre propos, mais le mien se porte vers la question de l’existence et de la conscience, en opposant Schopenhauer à une branche de la phénoménologie, plus que d’un point du vue politico-social – même si les deux sont intimement liés, j’en conviens volontiers. De plus, je m’efforce tant bien que mal à penser par-delà les -ismes.
        Point du tout, mais je vais m’y intéresser au plus vite! Je vous remercie.

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  6. J’ai trouvé ton article très intéressant. Tout comme Lucas, je commence la philo l’année prochaine avec des plus en plus de hâte et d’enthousiasme. Merci de donner vie à cette matière que l’on s’imagine bien trop souvent poussièreuse et éloignée de nos problématiques contemporaines ; en complétant nos cours avec tes articles et les vidéos du Coup de Phil’ et de Dany Caligula, on s’aperçoit bien vite que c’est en réalité un outil de construction de soi primordial.
    Merci, donc, de nous faire découvrir et aimer la philo !

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  7. Très sympa comme remise en question d’un terme pas mal galvaudé.

    En ce qui concerne la construction du soi par contre je trouve que ça manque d’une petite synthèse des deux approches Solitude/Collectif.
    J’ai fait une vidéo sur la construction de soi ou je tente cette synthèse sur une autre opposition si ça intéresse des gens 😉

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  8. Vivre en société , c’est un peu comme vivre dans un poulailler , les gens passent leur temps à caqueter et à donner des coups de bec. La promiscuité nuit à la créativité , puisqu’il faut ressembler au groupe pour plaire , et détruit la civilisation , puisque les hommes sont tous des guerriers , même si la violence physique n’est pas la plus utilisée dans les sociétés développées.

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