Lectures/Phénoménologie/Philosophie/Pop Philosophy

Pourquoi le monde n’existe pas ?

Le philosophe faisant la lecture du système planétaire, Joseph Wright, 1766

Le philosophe faisant la lecture du système planétaire, Joseph Wright, 1766

Scénographie. Tout, absolument tout existe. Excepté le monde. Pour l’Allemand Markus Gabriel et l’Italien Maurizio Ferraris, porte-drapeaux du nouveau réalisme, notre planète, nos rêves, l’évolution, les chasses d’eau, la démocratie, les licornes arcs-en-ciel ou encore l’espoir ont une existence bien réelle. Or, le « monde », ce concept historique et traditionnel de la philosophie doit disparaître puisqu’il est la cause des errances malheureuses de la pensée occidentale. Plongeons-nous dans cet ouvrage en forme d’OVNI philosophique. Un de mes professeurs de philosophie à l’Université de Strasbourg, Gérard Bensussan, m’a toujours enseigné deux choses primordiales à la rencontre d’un nouveau texte de philosophie. À la première lecture, toujours privilégier une approche bienveillante et naïve, ne jamais partir avec des préjugés qui dénaturent le texte : il  faut se laisser aller dans les mots de l’auteur. Puis, savoir comment reconnaître « un grand philosophe ». Je partage avec lui l’idée qu’un penseur de cette espèce est dit « grand » lorsqu’il nous fait voir une idée toute bête qu’on avait omis de voir avant lui. Est-ce le cas de Markus Gabriel ? Sur la quatrième de couverture figure une remarque de Slavoj Zizek, formulée lors de la parution de l’ouvrage en Allemagne en 2013 : « Un formidable exercice intellectuel ». Ceux qui connaissent cet apôtre pas comme les autres de la « pop philosophy » se demanderont s’il s’agit d’une subtile saillie de son cru, réduisant le livre de Gabriel à une simple gymnastique de l’esprit, ou bien d’un véritable hommage saluant une authentique révolution en philosophie. Markus Gabriel :  grand philosophe ou ridicule provocateur ? Révolutionnaire de la pensée ou énième répétiteur de platitudes philosophiques et épistémologiques ?

Markus Gabriel

Markus Gabriel

Qu’est-ce que le Nouveau Réalisme ? Le nouveau réalisme cherche à poursuivre une interrogation de Thomas Nagel dans son livreThe View from Nowhere :

« Ce livre parle d’un seul problème : comment combiner la perspective d’une personne particulière à l’intérieur du monde avec une vue objective de ce même monde susceptible d’inclure la personne et son point de vue. C’est un problème que rencontre tout être vivant qui possède la capacité et la tendance à transcender son point de vue particulier et à concevoir le monde comme un tout ».

Pour y répondre, Markus Gabriel donne la définition suivante du nouveau réalisme : « Double thèse selon laquelle, premièrement, nous sommes susceptibles de connaître des choses et des faits en soi et, deuxièmement, choses et faits en soi n’appartiennent pas qu’à un seul domaine d’objets [le monde] ». Le nouveau réalisme propose de penser que tout existe, à part le monde. Seul existe ce qui est dans la multiplicité, dans le plan d’immanence, pour reprendre le vocable de Deleuze, dont s’inspirent Gabriel et Ferraris. Le monde représente l’Unité, le Tout, ce qui subsume l’ensemble de ce qui devient sous un seul concept qui est. Markus Gabriel affirme que l’on retrouve déjà à l’état brut cette idée dans un pan de la philosophie française contemporaine, chez Mehdi Belhaj Kacem, Tristan Garcia ou Jean-Clet Martin pour ne citer qu’eux, mais dans un style bien moins théorisé et systématisé, sans rejet radical de l’idée demonde. Le nouveau réalisme a su saisir une tendance qui est en passe de se généraliser dans la pensée philosophique, épistémologique, mais aussi, d’une certaine manière, politique.

La méthode et le style à la loupe. La confrontation à un livre est toujours violente, pour le lecteur et l’ouvrage en tant que tel, le premier marqué au fer rouge par des nouvelles impressions philosophiques, le second corné et maquillé au crayon à papier. Débrouillons d’abord l’itinéraire de pensée qu’il emprunte en surface afin de plonger ensuite dans les remous de son argumentation. On sent, de prime abord, une double influence qui peut paraître  biscornue et peu naturelle, mais qui prend tout son sens sous la plume du jeune philosophe allemand. D’une part, il poursuit le schéma de la philosophie continentale. En effet, ce livre se place dans la tradition de la phénoménologie – bien qu’il ait de nombreuses et profondes réticences à son égard. D’autre part, le mode d’écriture est proprement issue de la philosophie analytique, dans l’esprit des grands philosophes américains du XXème siècle. Markus Gabriel accumule les exemples pour rendre son propos premier toujours plus clair et distinct. Il possède un style très anglo-saxon, souvent lourd, avec un authentique intérêt pour la linguistique (exposition de propositions pour procéder à des études logiques). Tout comme les grands ouvrages scientifiques et philosophiques américains (Danto, Nagel), Pourquoi le monde n’existe pas a une visée vulgarisatrice. Il use d’un langage très simple et fait régulièrement appel à un humour parfois potache qui rend le livre vivant et accessible. Les nouveaux réalistes sont aussi friands d’exemples issus de la pop-culture, de Breaking Bad au Muppet Show.

La méthode de Gabriel a vocation à toucher le peuple, au sens large du terme. Un esprit soupçonneux pourrait y voir la volonté d’embrigader de pauvres ignorants (en philosophie) dans ce mode de pensée qui bouleverse bon nombre de préjugés philosophiques, scientifiques mais aussi relatifs à la vie quotidienne. Or, comme notre point de départ consiste en une lecture interprétative bienveillante, disons que Markus Gabriel fait œuvre ici de pédagogie. Pédagogue même dans sa vision de l’être de la philosophie. Selon lui la philosophie est le domaine qui « s’occupe scientifiquement de la question de savoir ce que tout cela veut bien dire » – sentence qui traverse les pages de ce livre. Gabriel a également recours aux raisonnements par l’absurde, en les attirant vers lui pour mieux les mettre à plat. Il pratique la philosophie comme on pratique le jujitsu. Il procède à une histoire de la philosophie, placée certes sous le filtre critique du nouveau réalisme, mais qui permet de parcourir un panorama large et riche des grands auteurs. Avec un arrière-plan freudien, il montre qu’aucun homme n’est devenu adulte, et encore moins adolescent : vision de la philosophie comme regard  enfantin et naïf sur les choses.

Maurizio Ferraris

Maurizio Ferraris

Mise à nu, découverte du contenu. Dans un premier balayage du texte, il est significatif de remarquer que la destruction qu’il opère sur la philosophie traditionnelle est calquée sur la destruction à laquelle procéda Heidegger contre l’ontologie traditionnelle, démontrant que la philosophie était l’histoire de l’oubli de l’être. Markus Gabriel veut nous faire voir que l’histoire de la philosophie est fondée sur une méprise fondamentale : la croyance en l’existence du monde, d’un monde. Toutefois, la critique majeure d’où découlent toutes les autres déconstructions du constructivisme (depuis le début du XXème siècle jusqu’à nos jours) est dressée contre la phrase de Nietzsche formulée au paragraphe 481 de La Volonté de Puissance : « Il n’y a pas de faits, seulement des interprétations ». Est opéré un retournement : le nouveau réalisme défend qu’il n’y a pas d’interprétation, mais que des faits, des faits en soi. Autrement dit, l’objet perçu n’est pas une construction du sujet qui possèderait en arrière-plan une « chose-en-soi », mais l’objet tel qu’il est. Par là-même, Markus Gabriel cherche à réduire à néant l’idée kantienne que les choses ne font qu’apparaître dans le réel, et que la chose-en-soi est cachée et inatteignable ; pour parler savamment, exterminer la proposition que notre intuition sensible n’a à faire qu’à des phénomènes, jamais à des noumènes. Or, Gabriel suggère que le réel correspond à l’équation suivante : phénomène = noumène. C’est pourquoi on retrouve une critique fondamentale de la phénoménologie et de son héritage philosophique dans la philosophie continentale.

Dans De Dieu qui vient à l’idée, Levinas définit la phénoménologie de la manière suivante : « La phénoménologie ce n’est pas ériger les phénomènes en chose-en-soi, mais c’est ramener les choses-en-soi à l’horizon de leur apparaître, de leur phénoménalité, c’est faire apparaître l’apparaître lui-même derrière ce qui apparaît ». Le nouveau réalisme ne cherche pas à trouver des « apparaîtres » cachés derrière des apparences : il n’y a rien de caché, de calfeutré, étant donné que la chose-en-soi est la chose réelle. Elle apparaît telle qu’elle est – elle appar-est. Il procède ici à quelque chose de plus radical qu’un retournement de la phénoménologie, il la refuse, il la réfute. On devine aussi une charge contre l’intersubjectivité de Husserl qui implique la constitution de la connaissance d’un objet qui se présente à plusieurs consciences intentionnelles. Les différents points de vue des sujets qui perçoivent un même objet n’influent en rien sur le fait (en soi) situé dans un champ de sens (expression qui consiste à remplacer la croyance en plusieurs mondes, comme un « monde de la politique », « un monde des légumes » etc…). Le philosophe Franz Rosenzweig avait dit que le jour où cette chaise que nous voyons serait, pour tout un chacun, effectivement cette chaise, alors ce serait la fin de la philosophie. Le nouveau réalisme serait-il l’ ultime matador, ou bien, un nouveau matamore de la philosophie ?

Gilles Deleuze

Gilles Deleuze

Objections et corrections. Malheureusement, de multiples objections et corrections sont nécessaires après la lecture du Manifeste du nouveau réalisme et de Pourquoi le monde n’existe pas. Le nouveau réalisme ne satisfait pas à l’authentique originalité qu’il revendique. Le philosophe Jean-Clet Martin le montre dans son article sur Deleuze intitulé Le Dieu du labyrinthe ou le réalisme transcendantal dans lequel il explique que le néo-réalisme qui fait fureur était déjà inscrit dans les œuvres de Deleuze. Il dit qu’on retrouve, notamment avec l’expression d’ « expérience réelle », « non pas un réalisme spéculatif, mais un sensualisme en lequel le réel nous apparaît sans l’embarras de toutes les chicanes spéculatives – toutes ces prothèses idéatives étant tenues à distance par l’obstination de nos sens à explorer un boyau où l’on ne peut rentrer avec aucun instrument qui relèverait encore d’une intuition axiomatique. Et ce qui se lève dans une expérience déliée, ce sont sans doute des monstres plus que des mondes, une pluralité de singularités qui secouent les univers sensibles autant que les points réguliers du psychisme ». Markus Gabriel évite outrageusement de parler de Deleuze ; quant à Maurizio Ferraris, il parle de « tout », sauf de cette idée de multiplicité et de plan d’immanence, concepts auxquels je faisais référence et révérence quelques lignes plus haut.

Autre oubli : Husserl. Husserl prône dans sa philosophie un « retour aux choses-mêmes », exactement ce que le nouveau réalisme tente de mettre en place par sa méthode et son expansion. Or, aucune mention n’est faite dans aucun des deux livres, mais un simple déplacement conceptuel anonyme. Et pourtant, le concept de « champ de sens » ressemble étrangement au concept husserlien de « champ d’immanence », tant sur la ressemblance linguistique, que philosophique, dans la mesure où les deux décrivent l’espace de jeu des choses. De plus, Husserl montre explicitement dans ses Méditations cartésiennes et dans les Idées directrices pour une phénoménologie qu’on ne peut avoir aucune évidence de l’existence d’un monde, unificateur de l’ensemble des choses qui apparaissent dans le champ d’immanence. Le manque d’originalité vient aussi de l’idée que être = apparence, déjà énoncé par plusieurs philosophes présocratiques, en particulier Protagoras dans ses Fragments (bien que ce dernier en déduise que la vérité n’existe pas et que l’homme est la mesure de toute chose, contrairement aux nouveaux réalistes).

Assemblage, Daniel Spoerri

Assemblage, Daniel Spoerri

Y aurait-il une escroquerie langagière ? Le nouveau réalisme est avant tout un courant artistique du pop’art fondé dans les années 60 par l’artiste Yves Klein et le critique d’art Pierre Restany, dont les représentants majeurs sont entre autres Arman ou Daniel Spoerri. LaDéclaration constitutive du nouveau réalisme présente le nouveau réalisme comme une nouvelle approche perceptive du réel. Il défend un retour à la réalité, s’opposant ainsi au lyrisme de la peinture abstraite  sans se laisser prendre piège de la figuration, souvent affiliée à la « petite-bourgeoisie » ou à la pensée française stalinienne. Ils utilisent des objets prélevés dans la réalité de l’époque, à l’image par exemple des ready-made de Marcel Duchamp. Ces différentes conceptions se réalisent dans l’art de l’assemblage et de l’accumulation d’objets empruntés à la réalité quotidienne : on retrouve les accumulations d’objets par Arman et Deschamps, ou les affiches de cinéma lacérées de Jacques Villeglé. Aucune référence, même subtile, n’est faite explicitement ou implicitement à ce mouvement artistique majeur depuis 1960 dans l’histoire de l’art et de l’esthétique. Pourquoi avoir choisi cette expression nouveau réalisme pour désigner son courant philosophique, sans fouiller l’origine de ce courant ? Aveuglement étonnant. Un autre aveuglement provient de l’usage du terme de « réalisme » très connoté dans l’histoire de la philosophie. Markus Gabriel définit le réalisme comme la « thèse qui affirme que nous connaissons les choses en soi, si toutefois nous connaissons quelque chose ». Selon Alain de Libera, dans La Querelle des universaux, le réalisme, qui se fonde vraiment au Moyen Âge à partir d’Aristote, pose quatre thèses majeures : le réisme, qui défend que les universaux (les antiques « Idées » platoniciennes) sont des choses ; que l’universel, le singulier et le particulier sont trois concepts à distinguer ; que dans une proposition, la chose est le prédicat d’une chose, et le mot le prédicat d’un mot ; enfin, que le langage restitue le réel, en opposition aux nominalistes qui défendent que les mots ne renvoient pas à des choses, mais qu’ils ne sont que des étiquettes sur les choses. Nous voyons parfaitement que la définition que donne Gabriel est à côté de ce que le réalisme représente historiquement et philosophiquement. Par exemple en parlant de chose-en-soi alors que cette notion ne naquit que plus tard après la période médiévale.

Enfin, sur la forme, il y a quelques éléments qui agacent la lecture. Gabriel a une certaine propension à prendre le lecteur pour plus stupide qu’il n’est, en couchant sur le papier des platitudes dont la philosophie et la littérature se passeraient volontiers, telles  que « dans la vraie vie » expression souvent employée. Comme si la fausse vie existait… De même, le traitement accordé à certains auteurs importants est presque insultant. Il parle de Galilée comme d’un simple « blasphémateur » de l’histoire des sciences… Rien de plus ? Parfois, l’impatience de la découverte glisse vers l’arrogance et peut priver la pensée de sa saveur philosophique.

 © Jonathan Daudey

3 réflexions sur “Pourquoi le monde n’existe pas ?

  1. Les philosophes semblent s’appuyer sur la croyance que l’homme est un être divin :
    1- qu’il est capable de penser d’autres choses que celles qui lui ont été enseignées,
    2- qu’il peut, comme Dieu, observer le monde depuis son extérieur.
    La raison ne peut être qu’une mythologie. La réalité du monde est inatteignable.

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    • C’est effectivement une des hypothèses que l’on peut émettre à l’encontre du « nouveau réalisme ». En revanche, cela revient à ajouter un problème supplémentaire : il faudrait admettre le postulat qu’un dieu existe, ce qui ne va pas de soi.

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