Histoire/Philosophie

Philosophie du terrorisme

Bansky

Bansky

Situation. Alors que la guerre est redevenue la plus banale des données médiatiques, elle fournit aux explications de nature géopolitique l’occasion d’une expansion sans exemple. Nous allons prendre les choses autrement, une réflexion qui ne relève pas de la géopolitique, c’est-à-dire travailler en « sous-sol », pour ainsi dire, là où se forment les grandes attitudes culturelles face à la guerre, ainsi que prendre acte une nouvelle économie de la violence qui affecte nos sociétés en profondeur. La figure de la guerre classique, celle qu’initient des acteurs étatiques bien définis et que sanctionne une victoire militaire, cette figure-là n’est plus. Lui succède un « état de violence » généralisé dont il nous reste à penser la nature.

Aux fondements moraux du terrorisme. Dans la définition de la guerre, il y a un lien intrinsèque entre la notion de « guerre » et celle de « mort » : pas de guerre sans mort ou blessé, sinon ce serait une drôle de guerre. Au Moyen-Âge, on retrouve cette idée, à l’exemple de cette phrase issue de Roland furieux de L’Arioste : « Faire la guerre c’est mettre son corps en aventure de mort ». Pour faire la guerre il faut être deux et exposer sa vie à la potentialité de la mort tout en risquant celle de l’autre. Mais la guerre ce n’est pas seulement tuer et mourir, et être prêt à mourir pour tuer un ennemi, il faut tuer ou mourir à partir d’une posture morale. Dans le terrorisme, ce sont des repères moraux qui animent les actions et la philosophie de l’action des terroristes. Dans son ouvrage Etats de violence. Essai sur la fin de la guerre, le philosophe Frédéric Gros repère cinq constructions morales issues de la guerre que sont « se dépasser », « tenir bon », « obéir », « se sacrifier » et « en finir ». Ainsi, il est possible de déduire que l’on retrouve ces cinq constructions dans les actes terroristes et à l’origine de la philosophie du terrorisme : il convient, dès lors, de les analyser.

Peinture officielle allemande

Peinture officielle allemande

« Se dépasser » nait dans l’éthique chevaleresque, lieu de guerres, batailles entre héros pour s’affirmer soi-même. L’affrontement était par ailleurs régulé par un code de conduite et d’honneur. Arioste regrette l’invention des poudres à canon, des canons, des armes à longue portée, car elles annulent la performance physique du contact directe des hommes. Désormais, le chevalier doit être capable de promesses, il doit servir : « Lancelot » veut dire « celui qui sert ».

«Tenir bon » trouve sa source dans un modèle hoplitique. L’hoplite est un fantassin armé athénien qui participait à la défense de la Cité. Nous pouvons lire dans L’Illiade : « Je n’entends pas mourir sans lutte, ni sans gloire, ni sans quelque haut fait, dont le récit parvienne aux hommes à venir ». Persévérance dans des batailles acharnées qui mettent en avant les performances physiques et mentales du guerrier qui se bat sans relâche, sans montrer aucune souffrance ou lâcheté, dans l’inspiration en philosophie morale de la maîtrise de soi et constance du sage, et par lequel le terrorisme traduit l’image du « mort en martyr ».

« Obéir » représente une sorte de révolution militaire qui est une sorte rationalisation et théorisation quasi-mathématique de la guerre : c’est la recherche de la guerre parfaite. Cette « révolution » fut possible grâce au progrès de la technique militaire (armées professionnelles, armes à feu…etc.). Naît alors une nouvelle éthique du soldat, de l’obéissance aveugle, inconditionnelle et mécanique : le soldat devient un simple maillon de l’armée, plus aucune recherche de l’héroïsme individuel, personnel. Le modèle prussien ou de « disciplinarisation » est celui qui se rapproche le plus du terrorisme actuel du XXIème siècle, avec d’immenses armées, des manœuvres habiles qui découragent et dissuadent l’ennemi avant le combat. De plus, au-delà du calcul stratégique ou de l’administration de la guerre, c’est la motivation morale qui prédomine : il faut faire tenir le soldat sans fléchir, dans un dressage, avec des exercices incessants, répétitifs. Les mots de Voltaire dans Candide le démontre pleinement : « On le fait tourner à droite, à gauche, hausser la baguette, coucher en joue, tirer, doubler le pas, et on lui donne trente coups de bâton ; le lendemain il fait l’exercice un peu moins mal et il ne reçoit que vingt coups ; le surlendemain on ne lui en donne que dix, et il est regardé par ses camarades comme un prodige ».

« Se sacrifier » est un idéal atemporel, du soldat grec jusqu’au soldat de 14-18, c’est-à-dire mourir pour une cause qui transcende, qui dépasse le soldat. Dans ce mode de la guerre, une raison de vivre est toujours en même temps une raison de mourir. Historiquement, Frédéric Gros nous fait observer trois figures du sacrifice : le thème de la patrie, consistant à se battre pour son natal, impossible à trahir ; le modèle chrétien de la guerre non seulement juste mais surtout sainte, commandé par la volonté divine ; enfin, pour l’identité de la Nation qui est un sacrifice spirituel pour l’Etat. C’est l’idée de Renan qui décrit la nation comme « une âme, un principe spirituel ». Les terroristes islamistes, par exemple, disent combattre pour sa terre, avec l’accord du divin et des textes sacrés, pour la fondation future d’un Etat qui défendrait les idéaux et leurs valeurs.

« En finir » décrit l’idée de la guerre totale. Le but n’est pas le triomphe mais l’anéantissent absolue, de l’ennemi et des tensions. La victoire est égale à la destruction absolue après une bataille jusqu’à l’exténuation de la guerre. Ce sont les guerres qui ont animé ces deux derniers siècles, dans l’image des offensives à outrance des guerres menées par Napoléon. Pour une guerre totale, il faut un objectif absolu, un ennemi absolu. Aucune négociation possible, à la vie à la mort, vaincre ou mourir, la guerre totale implique le tout-ou-rien. Carl Schmitt dans la Théorie du partisan écrit la chose suivante : « Le partisan moderne n’attend de son ennemi ni justice ni grâce. Il s’est détourné de l’hostilité conventionnelle de la guerre domptée et limitée pour se transporter sur le plan d’une hostilité différente qui est l’hostilité réelle, dont l’escalade, de terrorisme en contre-terrorisme, va jusqu’à l’extermination ». La guerre doit être l’affaire d’un peuple tout entier. Ce n’est plus l’opposition de deux armées mais de deux peuples, ce n’est plus la défaite d’une armée mais l’écrasement d’un peuple. C’est la surenchère qui compte, l’épuisement total des ressources pour la victoire et l’anéantissement total de l’ennemi absolu : ce sont les conflits du XXème siècle, dû aux idéologies comme l’analyse Hannah Arendt. Elles sont des pensées totales, elles n’ont à apprendre car elles savent, elles excédent le réel, le devancent. Ce mode de la guerre Frédéric Gros l’appelle « guerre d’overdose ».

De l’ « état de guerre » à l’ « état de violence ». C’est le philosophe Frédéric Gros qui nomme cette mondialisation du terrorisme du nom d’ « état de violence ». Sous ce concept, dont il nous avertit qu’il ne vaut que « par provision », il tente de regrouper les phénomènes qui adviennent en lieu et à la place de la guerre dans le monde d’aujourd’hui. Le terrorisme est emblématique de ce passage de l’état de guerre à l’état de violence, mais il n’en constitue pas la seule modalité. Plus généralement, il faut montrer, selon Frédéric Gros, qu’aux armées hiérarchisées se sont substitués des petits groupes doués d’une grande marge d’initiatives et conçus comme des groupes d’intérêt (factions armées, maffias, groupes paramilitaires ou terroristes).

Frédéric Gros

Frédéric Gros

Si la guerre classique se déroulait à la campagne — sur des champs de bataille — les nouvelles formes de violence élisent le centre des grandes villes. La violence s’est professionnalisée, mais ses cibles, à l’inverse, ne sont plus des soldats, qui s’entretuaient selon des codes, mais des civils, qui meurent, victimes d’actes terroristes, de missiles téléguidés, d’armées sillonnant des contrées ravagées. . La guerre, enfin, avait sa temporalité propre, à la fois déterminée et régulée – déclaration de guerre, jour de la grande bataille…etc. – qui s’opposait à celle de la paix, en un rythme où l’une excluait l’autre. On pouvait observer une alternance de « paix perpétuelle » et de guerre totale, la guerre et la paix observait un rythme binaire. A présent, les conflits s’opèrent dans un temps indéfini des états intermédiaires. Les états d’alertes permanents vivent dans une paix publique menacée constamment par la peur et une menace de terreur. La bombe éclate dans un instant qui installe la terreur et la perpétue indéfiniment, faisant oublier jusqu’à la différence de la guerre et de la paix : la terreur perpétuelle s’est mariée, jusqu’à la domination, avec la paix perpétuelle. La guerre ne fonctionne plus par concentration géographique de la violence, les champs de bataille étaient définis, les frontières étaient menacées et l’intérieur préservé, alors qu’aujourd’hui la mort violente peut surgir n’importe où, régulièrement dans le centre des grandes villes, des capitales. L’état de violence est global, la dispersion spatiale est illustrée par les factions terroristes qui ne sont plus rattachés nécessairement à un Etat. Pour montrer ce décalage, il faut imaginer qu’un groupuscule formé dans les montagnes peut massacrer les gens qui font leurs courses au magasin du coin à l’autre bout du monde.

Frédéric Gros donne trois termes qui analysent l’état de violence comme un retour à l’état de nature. « Barbarisation », qui exprime d’une part, la sauvagerie de la violence (viols, ignobles jouissances, maisons saccagées) et d’autre part, l’intelligence des actes terroristes minutieusement préparés fait naître la dénonciation de l’acte barbare contre la civilisation. « Privatisation » car les conflits actuels prennent part dans nos Etats dépourvus d’armées, où leur structure s’effondre peu à peu. La perte d’Etat ferait apparaître, à la place des guerres classiques, des conflits informes milles fois plus cruels. « Dérégulation » présente la fin de la guerre du juste, ce ne sont plus que des guerres saintes ou vitales, brisant l’encadrement juridiques, laissant ainsi proie à tous les fanatismes de toute nature. Ces trois termes donne à conceptualiser l’état de violence comme distribution contemporaine des forces de destruction, de la manière que la philosophie classique eut pu le faire pour l’état de guerre et l’état de nature.

La démoralisation de la guerreLes terroristes semblent surgir de la nuit des âges des violences barbares. Ce n’est pas l’amoralité de l’action qui est à l’origine de ce déferlement de violences, mais l’immoralité. En effet, ce n’est plus une morale qui en affronte une autre, mais un affrontement de la morale par la folie et l’hystérie. Selon les mots de Nietzsche dans Humain trop humain, « la foi en la conviction » est subsumée sous la croyance en la valeur morale du mort-en-martyr. L’armée de libération soudanaise chante les mots suivants :

« Même pour ta mère une balle / Même pour ton père une balle / Ton fusil c’est ta bouffe / Ton fusil c’est ta femme ».

Il faut refuser d’opposer les soi-disant guerres propres des Occidentaux, en horrifiant les populations occidentales des guerres sales et dégénérées, que les intellectuels, à l’effigie d’un Bernard-Henry Lévy, dénoncent – manière postcoloniale de voir les évènements. Par exemple, cette démoralisation peut être comprise par la figure du « kamikaze », c’est-à-dire un homme qui utilise son corps comme arme de destruction, se vouant à la mort pour supprimer des gens qui ne souhaitent pas mourir. Le terrorisme a abandonné l’idée de l’Etat comme le transcendantal de la guerre et la guerre comme la condition immanente de l’Etat. Le terrorisme ne cherche pas réellement à maintenir un pouvoir ou à affirmer la puissance d’un Etat ou d’une nation : il y a comme un « International terroriste », qui transperce les frontières géopolitiques, entendu comme un terrorisme mondialisé, où chaque territoire, chaque communauté devient une cible d’attaques.

Armée de libération du Soudan

Armée de libération du Soudan

Une sorte de réflexivité de la démoralisation de la guerre dans le terrorisme provient, non pas seulement des terroristes eux-mêmes, mais de la victoire de l’image sur le droit. Le « buzz » prime devant la loi. Une phrase de McLuhan dans Guerre et paix dans le village planétaire exprime parfaitement l’idée que le choc de l’image assassine les distinctions qui régissaient la guerre, distinctions qui, d’une certaine manière, lui donnaient son honneur : « La guerre à la télévision signifie la fin de la dichotomie entre le civil et le militaire. » La télévision efface tous les enjeux historiques ou les revendications politiques portées pour donner le spectacle du malheur : l’audimat dirige l’information, le sensationnel vainc le rationnel. Le malheur annihile toutes les distinctions – sans hiérarchisation. Entre une catastrophe naturelle et un attentat terroriste, il n’y a pas de pas. Le visage en larmes devient la seule vérité, l’acte guerrier n’a plus de sens, confondu au raz-de-marée naturel. La douleur n’est plus séparée du larmoyant. Tout est cataclysme identique.

Là où la philosophie avait essayé d’exprimer la guerre comme une mise en forme légale et/ou légitime d’une certaine violence, en la rendant publique et juste, le terrorisme a acté bon gré mal gré un autodafé moral de la littérature sur la guerre. La guerre était pour la paix, c’est pourquoi la guerre n’en finissait jamais. Enfin, Frédéric Gros prophétise ceci :

«  La guerre « comme conflit armé, public et juste » s’efface lentement, avec ses mensonges et ses noblesses, ses atrocités et ses réconforts. L’avenir des états de violence, régulés par processus sécuritaires promettant d’en diminuer les risques, s’ouvre devant nous, exigeant de la pensée qu’elle inspire de nouvelles vigilances et invente de nouvelles espérances ».

© Jonathan Daudey

7 réflexions sur “Philosophie du terrorisme

  1. Très bonne analyse qui me rappelle, avec une petite émotion, le séminaire que Frédéric Gros nous avait donné à Sciences-Po sur ce sujet il y a une dizaine d’années.

    Ces éléments de réflexion nous aident à penser les moment dramatiques que nous vivons : la philosophie et la culture sont les armes les plus efficaces. Merci.

    Cincinnatus
    http://cincivox.wordpress.com

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  2. Pingback: Face à l’horreur : penser et agir | CinciVox

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