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Phénoménologie et marxisme | Introduction

Karl Marx

Karl Marx

Le lien entre le marxisme et la phénoménologie semble d’abord artificiel, voire outré. D’un côté, une théorie économique et politique développée par Karl Marx au milieu du XIXe siècle, de l’autre une discipline fondée par Edmund Husserl dans les premières années du XXe siècle. Quelques décennies les séparent, Husserl n’a pas été un grand lecteur de Marx ; tout paraît refuser un rapprochement entre les deux. Si contact il y a eu, c’est davantage dans les implications de leur pensée. Il n’est qu’à observer le cas de la France pour s’en persuader. La transposition pratique du marxisme a exercé une influence considérable sur le paysage politique et intellectuel français des années cinquante. Quant à la phénoménologie, elle a fasciné les philosophes au sortir de la guerre, mais, remarquons-le d’emblée, plus dans ses développements heideggeriens que dans sa source husserlienne.

Que se produit-il  lorsque la phénoménologie lit le marxisme ? Le premier apport des phénoménologues français qui interprètent Marx est la considération d’un lien soutenu de ce dernier à la philosophie. Alors qu’à la même époque, Althusser prétend que Marx a appareillé avec L’Idéologie allemande (1846) vers un « nouveau continent »[1], celui de l’histoire, les phénoménologues pensent qu’une telle rupture n’a pas eu lieu : pour la plupart d’entre eux, depuis ses œuvres de jeunesse jusqu’au Capital, Marx demeure un philosophe. Ainsi Gérard Granel, dans les années 1980, fustige l’idée d’une « coupure épistémologique » qu’Althusser défend dans sa lecture de Marx.

Du fait même de cette conviction, les phénoménologues sont les plus aptes à penser la relation de la phénoménologie et du marxisme, relation dynamique, fluente, fuyante à certains égards, tenant en elle-même de la dialectique. Comment interpréter les échecs de l’une et de l’autre ? Peut-on relire Husserl derrière le prisme de Marx, et inversement ?

On voit à quel point ces questions sont problématiques. Ce qui les motive est la relation de la philosophie au monde. Comment réaliser une discipline théorique, comment lui faire quitter sa position de surplomb théorique et investir le champ social ? Le philosophe doit-il passer à l’action ? Et plus généralement, comment une pensée peut-elle donner un influx au monde ?

Louis Althusser

Louis Althusser

Toutes ces questions annoncent une dialectique, un rapport conflictuel entre le monde et la pensée. Dans leurs itinéraires, Marx et Husserl ont tenté de résoudre ce conflit, par des développements eux-mêmes dialectiques mais néanmoins parallèles. Pour Marx, il est nécessaire, pour que la transformation du monde soit possible, que la pensée ait une puissance sur le matériel. Mais si l’on considère cette influence de la pensée sur le matériel, on ne peut faire de Marx un philosophe matérialiste. Une nouvelle définition du matérialisme devra donc être développée, tout en envisageant que le monde matériel est également ce qui conditionne l’idéel. Car c’est bien le sens du renversement dialectique que d’affirmer une inscription de l’homme, et donc de ses pensées, ou plus largement de ses idéologies, dans le matériel. Similairement, selon les premières thèses d’Husserl, l’ego méditant réalise qu’il constitue lui-même le monde. Mais le phénoménologue thématise ensuite le concept de Lebenswelt, monde vécu, fondement de la genèse de l’ego. Est-il possible de concilier ces deux niveaux ?

Quelques éléments dans la philosophie contemporaine peuvent aider à comprendre le rapport entre  phénoménologie et marxisme et devront concentrer nos recherches. La première perspective est celle des tenants du marxisme politique : ceux-ci constatent une aporie dans la méthode phénoménologique, qui rend selon eux son application impossible. Rappelant le reproche fait par Heidegger à l’endroit de Husserl, ils critiquent l’ego méditant zeitlos (a-temporel) atteint dans la réduction transcendantale, et invitent à réinscrire le sujet dans le réel. Tran Duc Thao, dans son célèbre ouvrage Phénoménologie et Matérialisme dialectique, avance que l’Aufhebung (le dépassement) de l’idéalisme husserlien se fera par le matérialisme marxien. La méthode de réduction phénoménologique peut selon lui être utilisée à profit seulement si elle est intégrée comme moment dans la dialectique matérialiste. La phénoménologie est alors absorbée par le marxisme. Mais une telle interprétation se limite à considérer Husserl comme un philosophe idéaliste, alors que la réduction transcendantale n’est qu’une étape de la théorie de ce dernier.

Maurice Merleau-Ponty

Maurice Merleau-Ponty

Pour Merleau-Ponty, qui n’a de cesse de revenir au premier Marx, et de le considérer en phénoménologue, c’est la phénoménologie qui offre la promesse d’un dépassement du marxisme dans ses prolongements bolcheviques. Il n’est pas lieu ici de faire de Merleau-Ponty le grand réconciliateur, d’autant que cette vision messianique ne serait pas en accord avec sa conception de l’entrelacement de l’homme et du monde. Considérons cependant qu’il  parvient à unifier théorie et pratique, en s’intéressant au déploiement historique de la phénoménologie.

Plutôt que d’opposer abruptement le marxisme et la phénoménologie, il est en effet intéressant de déceler un fil conducteur. Marxisme et phénoménologie posent trois structures d’un rapport au réel, qu’il s’agira de définir. Du renversement de Marx au chiasme de Merleau-Ponty, en passant par le retour aux choses husserlien, y-a-t-il véritablement solution de continuité ?

Après avoir abordé les deux visions du monde que proposent les philosophies de Marx et Husserl, on peut comprendre la manière dont le monde se constitue pour eux. Néanmoins, le monde se révèle bientôt source de toute genèse de l’ego ou de l’homme. On aboutit donc à une dialectique entre le constituant et le constitué, qui peut elle-même être dépassée.

© Elise Tourte

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[1] L. Althusser, Avertissement aux lecteurs du livre I du Capital, in Marx, Le Capital, Livre I : Le développement de la production capitaliste, Éditions sociales, 1969

6 réflexions sur “Phénoménologie et marxisme | Introduction

  1. Désolé mais Marx est bel et bien un penseur matérialiste, au sens noble du terme. Ce n’est pas la pensée mais le travail qui fait de l’homme l’organisateur de son intervention dans le monde, sur la matière, chaque fois dans une situation concrète, dont il importe de faire l’analyse. La pensée est le travail sur soi du sujet et organisation du travail, plan, projet, projections, perspectives et calculs.

    Aussi ce n’est pas « similairement », mais inversement, que « selon les premières thèses d’Husserl, l’ego méditant réalise qu’il constitue lui-même le monde. » À savoir qu’il ne constitue ainsi que son monde halluciné.

    Cet article manque de rigueur en tentant d’amalgamer des pensée hétérogènes. Dans ses discussions avec Tran Duc Thao, Sartre avait remarqué son manque de compétence philosophique (rapporté dans l’autobiographie de Simone de Beauvoir).

    Engoncé dans les « essences » subjectives, le phénoménologue ne rencontrera jamais l’efficace libérateur de la praxis. C’est une philosophie de fonctionnaire, de petit bourgeois en peine de légiférer sur son domaine idéel, et qui ne met pas la main à la pâte, ne mouille pas sa chemise à l’ouvrage de et sur la matérialité.

    Il nous semble plus utile de mettre l’accent sur l’ontologie de la praxis. SI l’on veut approcher de l’extérieur cette pensée coriace, Michel Henry vaut mieux que Derrida. Mais rien de tel que de vivre de l’intérieur l’aventure de la pensée matérialiste dialectique. La démarche de Alain Badiou nous semble à ce sujet exemplaire.

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