Arts/Esthétique/Philosophie

Première esquisse pour une esthétique du détail

Fallen Angel, Jean-Michel Basquiat

Fallen Angel, Jean-Michel Basquiat

Questionnements. La question du tout et du détail est une problématique récurrente dans l’histoire de l’art et la théorie des arts. Les différents domaines de l’art interrogent dans leur essence-même le cas et le rôle du détail au sein d’une œuvre d’art, et de connaître le rapport qu’entretient le détail au tout, à la totalité d’une peinture par exemple. Une œuvre d’art doit-elle nécessairement soustraire ses parties, ses détails pour créer un tout unifié ? Ou, est-ce qu’au contraire, le détail n’aurait-il pas une place aussi fondatrice pour l’observation, l’interprétation et le jugement d’une œuvre d’art que la totalité de l’œuvre en question ? Enfin, ne pourrait-on pas penser une œuvre d’art qui serait absolument faite de détails, de fragments ou de parties, sans que pour autant le tout ait une quelconque importance pour cette œuvre et pour le spectateur ?

L’esthétique de Diderot. Pour Diderot, dans ses Essais sur la peinture, il est question ici de considérer l’œuvre d’art, et plus précisément un tableau comme une composition unifiée, comme un tout. Il ne veut pas que l’œuvre soit complexe, ni techniquement, ni narrativement. Il faut que le sujet soit unique dans un même tableau, et non pas un foisonnement de sujets, de détails, de thèmes différents : selon Diderot, cela rend l’œuvre d’art absolument inintelligible pour « le commun des mortels ». Car, il ne faut pas oublier que nous sommes dans le contexte des Lumières en France, avec la publication de l’Encyclopédie par exemple. C’est exactement l’idée qui se dégage dans cet extrait lorsque Diderot écrit « un homme de bons sens tout court » : il entend un homme qui n’est pas forcément un savant, un homme de sciences ou connaisseur de l’art en général. Ainsi, l’art doit être accessible à tous également, universellement, sans aucune distinction de culture, de savoir et de niveau intellectuel. La simplicité doit être synonyme d’unité du sujet pour que la peinture soit immédiatement perçue dans sa totalité, c’est-à-dire comme un tout et non comme une accumulation de parties, qui perdrait quiconque dans un flou de détails. L’universalité doit être représentée et préservée par la totalité, qui englobe toutes les parties sans s’arrêter à chaque partie qui encombrerait la compréhension de l’œuvre d’art en question.

En effet, chez Diderot, il y a une problématique de l’œuvre d’art qui ne pense pas du tout une esthétique du détail. Le détail doit être purement narratif, il ne doit servir uniquement s’il a une utilité pour raconter l’histoire, la scène qui est représentée, comme, par exemple, la position d’un homme, ou son accoutrement qui permet de lui constituer une personnalité, une fonction dans le récit narratif. Ici, ce n’est pas le détail qui intéresse Diderot mais la fait qu’une œuvre d’art se présente, de loin comme de près, comme une totalité qui abstrait tous les détails d’une scène en question. Reprenons son exemple d’un tableau en clair-obscur : un bon tableau est un tableau où l’œil qui le perçoit ne se perd pas au milieu des différents jeux de lumières et d’ombres que le peintre a composé. La vision ne doit pas être « polluée » par les accumulations de détails, on ne doit percevoir plus qu’une unité de la scène peinte, en tant que totalité liante, rapportant les parties au tout.

René Diderot

Denis Diderot

C’est pour permettre à l’artiste d’atteindre un tout dans la composition de son œuvre d’art, que Diderot fait l’éloge dans ses Essais sur la peinture de la perspective. La perspective possède la vertu d’organiser les parties entre elles comme un tout géométrique et ordonnée. Il prend l’exemple de la représentation du corps d’un prophète : en tout point, cet homme doit être régi par des principes, les mêmes qui définissent un polyèdre. Diderot défend une géométrisation de l’espace, respectant le nombre, dans la composition d’une scène de la nature, dans un galiléisme, qui pense que « la nature est écrite en langage mathématique ». La perspective permet par le jeu de lumières, d’organisation des parties, de présenter une œuvre qui se compose comme un tout, immédiatement visible pour un quelconque spectateur que ce soit.

Le détail comme compréhension de l’œuvre d’art. Le rôle que peut prendre le détail dans une œuvre d’art est important, voire primordiale. Le détail ne doit pas seulement se soustraire au tout, à l’unité de l’œuvre, mais il a une place toute particulière. En effet, le détail demande une attention toute particulière, car une œuvre d’art, un tableau par exemple, n’est pas seulement une unité, où « tout est lié, tout tient » comme l’écrit Diderot, mais le détail, le fragment peuvent porter une signification qui éclaire alors le sujet du tableau, jusqu’à peut-être lui donner son sens. C’est l’idée que défend Delacroix, en disant que même un petit point rouge peut être directeur dans la lecture d’un tableau ; à partir de ce détail-ci, je peux parcourir l’œuvre, l’interpréter d’une autre manière que si je m’étais contenté de considérer l’œuvre dans sa totalité. Dans La Liberté guidant le peuple de Delacroix, l’orientation des visages, le sein dénudé de la femme au centre de la toile, permettent de saisir une signification du tableau, qui dépasse la simple narration, pour justement révéler le sens qui est sous-tendu et sous-entendu par l’analyse de certains détails ou de certaines parties d’une œuvre d’art en question.

Le détail peut aussi porter une valeur symbolique. Cette valeur symbolique est contenue dans certaines représentations ou fragments qui composent une œuvre d’art. C’est l’idée qu’exprime Hegel dans son Esthétique en montrant que certains détails peuvent compris comme des messages que l’artiste veut essayer de transmettre à travers certaines formes. Par exemple, si je veux exprimer dans une composition artistique l’idée de la « maternité », je peux peindre une Vierge et son enfant, qui permet aux spectateurs d’identifier par l’analyse, plus simplement, l’attention portée spécifiquement sur cette partie en question et qui, ipso facto, produit le sens de la création artistique que nous percevons. Concrètement, dans les œuvres de Jérôme Bosch ou de Bruegel, nous retrouvons un foisonnement de détails, de parties, qui fonctionnent comme un « faisceau d’indices » dont lieu à des interprétations possibles à propos de certains symboles dépeints par le tableau ou la gravure.

Le jugement dernier, Jérôme Bosch

Le jugement dernier, Jérôme Bosch

Les parties qui constituent une œuvre d’art permettent à cette œuvre de faire sens, mais aussi d’exprimer, de mettre en évidence la « patte » de l’artiste, l’esprit qu’il a mis lors de la création. On perçoit quasi immédiatement ainsi à travers certains détails, certains fragments, la subjectivité de l’artiste qui se révèle dans sa peinture, ou dans une sculpture dans le choix des couleurs ou des matériaux. Chez Cézanne et Gauguin par exemple, leurs peintures révèlent par le choix des couleurs leur vision du monde, donnant dès lors aux spectateurs la possibilité d’accéder à la pensée de l’artiste, à une certaine conception de la réalité, de la nature, que ce dernier à chercher à faire transparaitre. C’est ce que l’on peut constater dans les toiles de Van Gogh, où par l’étude des formes, de la technique de peinture et des détails, en ce qui concerne à la fois les formes et les couleurs, de comprendre son état mental qui pouvait basculer dans la folie la plus tourmentée et violente.

Libération du détail. Une réflexion à partir d’une esthétique pure du détail apparait dans le courant du XXème siècle avec l’apparition, d’une part de la photographie, et d’autre part, du numérique. En effet, ces deux évènements dans la conception de l’art et de l’œuvre d’art refondent toute une nouvelle problématique autour du détail et de son rapport au tout. Désormais, il est possible de penser une création artistique dans laquelle le détail est au centre de l’œuvre, et son rapport au tout n’a aucune importance : le détail et les différentes techniques pour le présenter suffisent à composer des œuvres d’art purement constituées de parties, où le rapport à la totalité de l’œuvre comme unité du sujet et de la composition n’intéresse pas certaines formes d’art. Nous pouvons concevoir une œuvre d’art où le détail est à lui-même et pour lui-même l’œuvre: la relation au tout n’a aucune importance dans la réception de la photographie, ou d’une création numérique.

La photographie pose et repose les problématiques du détail dans la création artistique sur un autre plan, en conservant la place centrale du spectateur dans l’appréciation de l’œuvre d’art, comme peut s’en soucier déjà Diderot. La photographie représente et peut reproduire dans les moindres détails, dans ses plus petites parties les formes et les couleurs qui se posent devant l’objectif et que l’artiste découpe dans la nature. Par exemple, si je photographie un paysage forestier, la photo que je vais produire va représenter cette scène champêtre dans toute sa complexité, en représentant tout ce foisonnement de détails avec la plus proche précision, et en particulier depuis l’avènement du numérique. La photographie numérique a cette force de multiplier les pixels par millions pour s’approcher toujours plus précisément de la réalité. Ainsi la photographie n’a pas le problème de la qualité et du degré de précision technique que devrait développer un peintre par exemple. La photographie est en fait un détail, un fragment à elle-même que l’artiste choisi de découper subjectivement dans la nature. Elle doit être étudiée et perçue par un spectateur spécialiste ou non comme un détail qui donne accès à une multiplicité complexe de détails, contrairement à un tableau.

Fractal Art Gallery

Fractal Art Gallery

Abordons la question de la création numérique artistique, d’œuvres. Pour cela, prenons l’exemple des artistes fractalistes tout au long de notre propos pour l’illustrer et montrer qu’ils posent une esthétique qui centralise le détail pour lui-même, dans sa singularité sans intérêt porté pour le tout unifié d’une œuvre d’art. Les fractalistes, sur la base d’algorithmes mathématiques, créent une forme colorée ; cette forme est par la suite reproduite « à l’infini » de manière régulière et purement identique. Le tout n’a pas vraiment d’importance dans la mesure où cette répétition qui accumule les détails selon une régularité mathématique ne pose pas la question du rapport du tout à la partie, mais développe une esthétique pure du détail. Cette capacité de création n’était pas concevable à propos de la peinture par exemple, car la subjectivité et le degré technique du peintre ne permettent pas de reproduire à l’infini et de façon absolument identique les mêmes détails, les mêmes formes. Les fractalistes ne s’intéressent qu’au détail et le travail pour le complexifier et le multiplier, l’accumuler sans jamais se borner à une œuvre totalisante qui devrait unifier de manière harmonieuse et cohérente les parties entre elles: il n’y a pas la volonté de reproduire quelques scènes ou éléments que l’on trouve dans la nature, mais d’une création algorithmique quasi ex nihilo, c’est-à-dire qui ne prend pas sa source dans la nature immédiatement, mais à partir d’équations mathématiques abstraites. Cet exemple de la création artistique par le numérique des artistes fractalistes pose le problème du détail au centre de son esthétique.

© Jonathan Daudey

3 réflexions sur “Première esquisse pour une esthétique du détail

  1. Merci beaucoup pour cet article qui fait une riche synthèse du détail. J’écris en ce moment un dossier d’une dizaine de pages sur le détail en peinture et j’ai retrouvé ici toutes les notions que je voulais aborder. Cela semble confirmer que je suis sur la bonne voie !

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  2. Pingback: C’est un détail : Mario CHICHORRO – Musée Art et Déchirure

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