Entretiens/Philosophie

Entretien avec Véronique Bergen : « Le fétichisme s’avance comme une proposition cosmologique dont j’ai tenté de décrire l’organisation »

Véronique Bergen est écrivaine et philosophe. Docteure en philosophie, elle est membre de rédaction de la revue Lignes. Auteure d’essais sur Deleuze, Sartre, la philosophie contemporaine, de fictions, par exemple Marilyn, naissance année zéro (Al Dante, 2014) ou Le Cri de la poupée (Al Dante, 2015). Elle vient de publier un essai flamboyant et puissant intitulé Fétichismes, au Editions Kimé, l’occasion de nous entretenir autour des questions liées à la question du fétichisme et du néo-fétichisme, de rapport à l’objet, au sujet et au corps.


Selon vous, y a-t-il une urgence philosophique qui est à l’origine de vos travaux autour du « fétichisme » ?

Véronique Bergen

Véronique Bergen

Véronique Bergen : Je pense que l’urgence qui m’a poussée à entreprendre une étude du fétichisme se loge à plusieurs niveaux. Tout d’abord, au niveau de la notion d’objet dès lors que l’opposition de l’objet et du sujet s’est vue mise en question par les pensées vitalistes et mise à mal par les pratiques néo-fétichistes. La séparation a priori entre pôle subjectif et pôle objectif posée comme socle de l’épistémologie, du rapport au monde a été déconstruite philosophiquement par des penseurs comme Whitehead, le pragmatisme de William James, Bergson, le vitalisme de Nietzsche, de Deleuze et pratiquement par les « tribus » qui peuplent la scène néo-fétichiste.

À l’heure où la scission préjudicielle entre sujet et objet se voit remise en cause, il y a urgence à interroger le fétiche, ce drôle d’objet que j’appelle un trans-objet au sens où il est le résultat d’un processus de retrait par rapport au circuit de l’échange. J’ai défini le fétiche comme une anti-chose et un trans-objet (en m’appuyant sur les conceptualisation d’Alain Badiou et de Tristan Garcia relatives aux notions de « chose » et d’ « objet ») : anti-chose car il troue le plan atone de l’équivalence entre choses indéterminées, non qualifiées, neutres et trans-objet car il sort de sa fonction pratique, du circuit de l’utile, de son renvoi à l’ustensilité pour être revêtu d’un aura magique, d’une valence érogène.

En m’attachant à ce qu’on a appelé le fétichisme érotique, désirant, il s’agissait pour moi de délivrer le fétiche des approches anti-fétichistes qui furent celles du fondateur de la notion, De Brosses lorsqu’il parle des gris-gris, amulettes animistes, de Comte, Frazer, Freud, Lacan, Marx.  Symptôme de malaise, d’embarras par rapport à leur objet, chaque fois que les disciplines ont approché le phénomène du fétichisme, elles l’ont fait sous l’angle de l’antifétichisme, d’une finalité dessillante, moralisatrice. L’urgence a trait à la libération d’un concept qu’on a réduit à sa dimension aliénante, illusoire, à un mécanisme de déni. À un autre niveau, tout en évitant de retomber dans une capture anti-fétichiste du fétichisme, l’urgence a pour nom la nécessité de se confronter à l’hyperfétichisation actuelle de la marchandise dans le néolibéralisme.

Comment expliquez-vous qu’une grande partie des pensées philosophique, psychanalytique, anthropologiques…etc. soient si impliquées dans l’antifétichisme ?

Véronique Bergen, Fétichismes (Editions Kimé, collection Bifurcations, 2016)

Véronique Bergen, Fétichismes (Editions Kimé, collection Bifurcations, 2016)

Les théoriciens du fétichisme, qu’ils soient issus des champs de l’anthropologie religieuse, de l’économie politique ou de la psychanalyse, ont forgé le terme instable de fétichisme pour décrire un ensemble de pratiques, un réseau de croyances relatives à un objet doté d’une puissance magique : l’amulette, le totem, le bout de relique, la marchandise, l’argent, le pied, la chevelure, la combinaison en latex, la voix, les cuissardes… C’est la volonté d’établir une césure entre soi et les autres, entre nous les Modernes et les autres pris dans les mirages du pré-moderne (une césure qui ne se pose qu’à se défaire comme l’a montré Bruno Latour) qui a dicté une approche sceptique, critique qui entend soigner, délivrer les acteurs fétichistes de leur erreur.

La lame de fond anti-fétichiste des diverses disciplines qui ont tenté de le théoriser provient de la volonté d’établir une ligne de partage entre Modernes et pré-modernes, entre êtres rationnels et humains captifs de pensées animistes, de modes de pensée magiques archaïques (De Brosses, Comte…), en proie à l’aliénation, à un rapport humain réifié (Marx), à des pathologies sexuelles (Binet, Krafft-Ebing), à un déni de la castration et à un clivage du moi (Freud, Lacan…).  Pour ces théoriciens, il s’agit de guérir les fétichistes du leurre dont ils sont les victimes.

Un substrat ethnocentrique, évolutionniste, colonialiste d’abord, phallocentrique ensuite a incliné les approches fétichistes dans le sens d’une condamnation, d’un jugement normatif qui a fait écran à la saisie du phénomène lui-même. J’ai pris le parti d’adopter le réquisit de Bruno Latour — l’éthique de la symétrie entre observateur et observé — et de partir des discours que les subcultures fétichistes (nébuleuse très variée où se côtoient les adeptes de l’art fétiche, de l’art dit déviant, des sexualités alternatives, les gothiques, les pratiquants SM, les cultures gays, lesbiennes, transgenre, queer…) portent sur leurs pratiques qui contestent les normes esthétiques, sexuelles dominantes. Disqualifier la mouvance fétichiste en lui appliquant un discours normatif qui le discrédite comme fausse conscience, auto-aveuglement, c’est s’interdire de comprendre la logique, l’économie désirante, les mécanismes, les opérations mentales qui sous-tendent ce qu’on nomme fétichisme.

Gilles Deleuze et Félix Guattari

Gilles Deleuze et Félix Guattari

Vous choisissez de poursuivre la schizo-analyse construite par Deleuze et Guattari plutôt que la psychanalyse lacano-freudienne, notamment en intégrant la problématique du Corps sans Organe (CsO). Pourquoi avoir diriger l’analyse dans ce sens ? Qu’est-ce qu’apporte la schizo-analyse à la notion de fétichisme ?

Se tenant hors de la sphère du jugement, de la dénonciation de conduites cataloguées comme étranges, seule la schizo-analyse se donne la possibilité de saisir en quoi les pratiques fétichistes inventent des nouvelles formes de subjectivation, des expérimentations de soi, des devenirs qui se sont émancipés des formes dominantes de pouvoir (par leur parodie, leur caricature, leur mise en jeu). Afin de questionner les créations de soi, les devenirs animaux, moléculaires, la traversée d’états de conscience modifiée frayées par les subcultures fétichistes, afin de mettre en lumière leur activisme politique, leur contestation du biopouvoir, leur exploration de la « part maudite », je me suis appuyée sur la notion de Corps sans Organes que Deleuze et Guattari empruntent à Artaud.

Comme je le développe dans mon essai, les limitations de la psychanalyse tiennent à son approche de l’inconscient comme un théâtre dominé par l’Œdipe, à sa perception du désir comme manque sur fond de triangulation familiale et à son phallocentrisme. Ses insuffisances éclatent dans l’étude du fétichisme dès lors que la psychanalyse réduit le fétichisme au mécanisme de déni de la différence sexuelle. Elle ne peut que rencontrer une impasse lorsqu’elle théorise le fétichisme féminin. Dénié comme tel par Freud et Lacan qui le réduisent au fétichisme normal des vêtements, le féminisme féminin, à savoir la femme fétichiste, est comme frappé d’inexistence. Tache aveugle du continent psychanalytique, le fétichisme féminin reste prisonnier d’un discours qui le dément. Le malaise de la psychanalyse autour de la question d’un fétichisme féminin, le constat de son absence ou de sa rareté est à interroger comme un symptôme, celui du déni d’un déni.

Je suis partie de la schizo-analyse en raison de son approche de l’inconscient sous l’angle de flux désirants césurés du manque. Là où la psychanalyse analyse le fétichisme sous l’angle du sexuel, Deleuze et Guattari l’abordent à partir du désir, lequel déborde largement le plan sexuel. En outre, loin de le confiner à la cellule familiale, à l’Œdipe, de le réduire au déni de la castration (“je sais bien (que la mère n’a pas de pénis) mais quand même (elle en a un)” et au clivage du moi, ils dégagent le constructivisme d’un fétichisme en prise sur le cosmos, les puissances de vie impersonnelles, les peuples, les devenirs animaux, le chant de la terre et non sur l’étroit triangle œdipien. La focalisation analytique sur l’enfance, la sexualité, les mécanismes de défense, la thèse de l’impossible assomption de la castration empêchent de cerner la dimension constructiviste du fétichisme, ratent sa libération par rapport aux schèmes de répétition de scènes infantiles fondatrices. Loin de figer le fétichisme, de le réduire à la répétition réglée, immuable d’un rituel érotique, désirant cristallisé, induré, loin de le rattacher à une carence relationnelle infantile, la schizo-analyse en souligne les dynamismes, les variations.

Dans Fétichismes, de nombreuses pages sont consacrées à la question de l’objet, particulièrement du lien entre le sujet et l’objet. Dans Persons and Things[1], Roberto Esposito développe l’idée selon laquelle le corps (body) permet la réunion de l’opposition historique entre sujets (persons) et objets (things). La réhabilitation du fétichisme, dans sa dimension corporelle et sexuelle, ne donnerait-elle pas le coup de grâce à la frontière séparant sujet et objet, ainsi qu’à la domination de l’un sur l’autre ?

Roberto Esposito, Persons and Things (Polity, collection Theory Redux, 2016)

Roberto Esposito, Persons and Things (Polity, collection Theory Redux, 2016)

Le fétichisme opère la dissolution, l’érosion de la différence entre sujet et objet, le brouillage des polarités et par là même, orchestre la fin de la primauté du sujet sur un objet qui lui serait corrélé. Le fétichiste est celui qui bouscule la partition des Modernes entre sujet et objet. Le sujet se retrouve désubjectivé et l’objet doté d’une âme, animé. La modification de la relation entre objet et sujet ne se limite pas au seul fétiche mais rebondit d’une part sur les autres connexions “objectales”, d’autre part sur les réseaux intersubjectifs. Le fétiche fait fi de l’opposition entre sujet et objet, représentations et choses, il plonge l’animé dans l’inanimé et, a contrario, l’inanimé dans l’animé. Le sujet se voit trans-subjectivé, il se rejoue dans l’objectivation (en mobilier humain, poupée, robot, momie…), dans le non genré, il se retrouve déconstruit et reconstruit, dépersonnalisé tandis que l’objet se retrouve doté de puissances subjectives. Il invente d’autres modalités de connexion avec les entités humaines et non humaines, noue d’autres rapports à soi, aux autres, au monde. Le fétichisme s’avance comme une proposition cosmologique dont j’ai tenté de décrire l’organisation.

Enfin, vous analysez la relation du fétiche avec la loi, le temps, la perte, le corps et le désir. Peut-on relier ces thématiques dans l’optique du fétichisme comme dépassement sur le mode de la transgression ? Est-elle politique ?

Je pense que dans les pratiques fétichistes envisagées comme des sculptures de soi (au sens de Foucault), comme des frayages de devenirs, l’on peut déceler une résistance aux schémas normatifs, aux sexualités conventionnelles par la transgression ludique, parodique des rapports de pouvoir, par la recherche d’une réinvention du soi, d’une illimitation des pratiques érotiques. Mais il me semble que le schème de la transgression et de l’interdit offre une pertinence valide dans le cadre des sociétés de souveraineté et disciplinaires. Par contre, dans nos sociétés de contrôle, il perd de sa validité. Une certaine caducité frappe le concept de transgression qui a pu être mais n’est plus un des mécanismes princeps du fétichisme.

Je déploie dans mon essai l’hypothèse selon laquelle le climat des néo-fétichismes actuels s’éloigne de l’expérience intérieure, souveraine de Bataille, de l’illogisme paroxystique d’Acéphale. Il n’y est pas question d’une traversée de l’abject, de l’horreur, d’un “érotisme qui soit l’approbation de la vie jusque dans la mort” (Bataille) dès lors que le jeu mortel avec la transgression n’est plus son foyer central. En finale, je tiens à remercier Jean-Clet Martin d’avoir accueilli mon essai dans sa collection Bifurcations chez Kimé, une collection à l’image de son œuvre qui fait bifurquer la pensée.

Entretien préparé par Jonathan Daudey
Propos recueillis par Jonathan Daudey

Note:

[1] Esposito, Roberto. Persons and Things, Polity, coll. Theory Redux

2 réflexions sur “Entretien avec Véronique Bergen : « Le fétichisme s’avance comme une proposition cosmologique dont j’ai tenté de décrire l’organisation »

  1. Bonjour. Merci pour cet article ultra complet sur le fétichisme. De ma compréhension, il n’y aurait aucun soucis à être fétichiste tant que celui-ci ne devient pas prépondérant sur tout le reste. Tant qu’il reste « le petit plus », aucun soucis. J’imagine qu’il en va de même pour le fétichisme féminin même si celui-ci est rare et plutôt perturbant… pour ceux qui de toute manière sont déjà perturbé par le fétichisme !!

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