Lectures/Pour 2020

Pour 2020 | (Re)lire « Tulipe » de Sophie Guerrive avant qu’il ne soit trop tard

« Les voyages de Tulipe », Sophie Guerrive (Editions 2024, 2017)

Pour peupler vos bibliothèques et vous donner envie de lire ou relire des ouvrages en 2020, nous vous proposons pendant cette semaine, un conseil par jour d’un de nos auteurs à propos d’un ouvrage lui tenant particulièrement à coeur et qu’il est urgent de lire cette année. C’est Jonathan Daudey qui clôture cette série avec Tulipe de Sophie Guerrive.


La trilogie « Tulipe »

Combien de fois nous faisons-nous la réflexion que la philosophie n’est pas l’apanage des essais philosophiques, que nous trouvons matière à penser ailleurs ? La forme classique de la construction du propos philosophique est de surcroît régulièrement taxée d’opacité, voire de verbiages conceptuels totalement abstraits de la vie dans sa dimension concrète – et ceci à juste titre, sans aucun doute.. Voilà quelques années que je trouve un enseignement digne des plus grandes sagesses métaphysiques au coeur des aventures dessinées d’un certain Tulipe et de sa compagnie d’amis. A travers une esthétique enfantine et faussement naïve, l’auteure et dessinatrice Sophie Guerrive porte un regard poétique dont l’innocence devrait être le premier principe de toute philosophie. Alors que tout nous pousserait à nous résigner à vivre les dernières secondes d’un monde qui semble à la renverse, les réflexions de ces personnages attachants interrogent l’Univers comme si c’était la première fois. 

Assis au pied de son arbre, Tulipe observe le cosmos avec une mélancolie sans nostalgie et sans désenchantement. Dans ses Syllogismes de l’amertume, Emil Cioran aphorisait ainsi : « Dans un monde sans mélancolie, les rossignols se mettraient à roter ». Or, dans les trois premiers tomes des aventures de Tulipe, aucune éructation, ni grognement ni bruit, mais un effort de pensée. Il est, ces derniers temps, à la mode, de convertir sa nostalgie en une haine des jours présents. Lorsque les personnages gravitant autour de Tulipe interagissent, s’aiment, discutent, se disputent, se rencontrent, se quittent ou rêvent, c’est toujours avec sagesse et folie, avec prudence et puissance. Sophie Guerrive a le talent de faire dire, l’air de rien, à nos amis animaux, des mots importants et des réflexions qui raisonnent. Comme les fables d’Esope, les planches des différents volumes télégraphient des messages sans jamais faire la morale. 

Extrait de « Tulipe » (2016)

Si le travail de Sophie Guerrive à travers Tulipe me semble si particulier c’est à travers ce geste qui consiste philosopher par divination. Chacun des personnages, que ce soit Violette, Narcisse, le Caillou ou Crocus, sonde de manière implicite les méandres mystérieux de nos existences constamment reliées au monde sensible, comme en quête de trésors secrets ou disparus. A cet égard, le troisième tome intitulé Tulipe et les sorciers atteste de cette approche esthétique et non-rationnelle de problématiques incalculables, dépassant l’entendement au sens où Kant lui donne cette fonction calculatoire. Par leur lenteur, cette belle compagnie dresse un éloge de l’inconsommable et d’un indicible duquel la philosophie cherche (toujours ?) à bousculer la quiétude. La station assise de Tulipe au pied d’un arbre nous rappelle combien il est nécessaire de savoir s’arrêter pour en finir avec l’occultation du monde dans le brouhaha de la vitesse et de l’accélération. Cette patience, renvoyant dos-à-dos la passivité et la précipitation, témoigne d’une urgence d’amour et de tendresse. 

Alors, oui, je crois qu’il faut plus jamais lire et relire les voyages de Tulipe pour ne jamais oublier que la couleur, la douceur, la lenteur et la candeur sont et seront encore possibles dans cet Univers. Car derrière cet ours au nom d’une fleur du printemps, il y a une mélancolie originelle qui peut être la source d’une beauté à faire jaillir, à faire surgir. 

© Jonathan Daudey

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