Hommage à Bernard Stiegler/Philosophie

Hommage à Bernard Stiegler | Un philosophe hors les murs #14

Bernard Stiegler © S. Cordobes

Avec le décès de Bernard Stiegler, je perds à la fois un ami et un compagnon de lutte. Lui qui luttait avec tant de force contre l’abêtissement généralisé provoqué par nos sociétés de l’hyperconsommation, il analysait aussi scrupuleusement que possible (en mettant au travail l’école phénoménologique) comment les technologies numériques peuvent être impliquées dans les risques d’appauvrissement de nos existences individuelles et collectives. Mais cela, sans jamais céder à une quelconque technophobie.

Il pouvait même, de manière très ambivalente, se montrer très enthousiaste à l’égard des possibilités offertes par certaines innovations technologiques, par les nouvelles formes de contribution et de partage induites par la mise en réseau des savoir-faire et des singularités : ce qu’il nommait la transindividuation. Il avait précisément à cœur de forger une nouvelle thérapeutique en insistant sur la nécessité de développer un art de l’interprétation – une herméneutique –  à l’ère numérique.

J’ai lu, intensément, ses livres intellectuellement très exigeants et ardus, avant de le rencontrer. Et lorsque j’ai fait sa connaissance, il y a cela plus de quinze ans, j’ai immédiatement été impressionné par sa générosité, par sa capacité à créer des agencements collectifs, à vouloir mettre ensemble des compétences diverses, dans le but de refonder les bases de notre monde politique et industriel (qu’il ne séparait pas), en assumant pleinement de passer outre les cadres imposés par la philosophie académique et ses pratiques instituées.

Car Bernard Stiegler assumait d’être un philosophe hors les murs, un philosophe de combat, physique et sanguin, en ébullition permanente, toujours aux aguets, désireux de rassembler des compétences hétérogènes, voire hétérodoxes, autour de lui, et surtout avec lui, dans un combat commun ; un combat contre les dérives d’un monde en péril, en proie aux logiques de l’automatisation et de la raison algorithmique, qu’il était urgent pour lui de penser/panser.

Depuis ces dernières années, nous étions nombreux à ne pas toujours comprendre son accélération éditoriale : il a en effet publié beaucoup de livres, quasiment un par an, et ses derniers livres sont théoriquement assez rudes et souvent conceptuellement très techniques, abondants en références, écrits parfois dans une certaine hâte, et c’est souvent, il faut le dire très honnêtement, ce qui lui a été reproché, même parmi celles et ceux qui admiraient son travail et les sillons qu’il creusait avec hargne : mais sa hâte avait une signification existentielle. Il m’avait fait part un jour de l’urgence qui l’animait, compte tenu de la situation de nos sociétés et des crises qu’elles traversaient, et de son souci de prendre soin des jeunes générations.

Il fallait pour lui écrire beaucoup et parler abondamment, ceci face à des publics extrêmement variés, devant des décideurs économiques et politiques autant que des citoyens ordinaires, ou bien sûr des chercheurs (en philosophie, en sciences sociales, en art ou en design…), toujours avec la même force et la même intransigeance : « les ennemis, il faut les battre » ! avait-il exprimé devant une assemblée d’enseignant(e)s et d’étudiant(e)s de grandes écoles, d’ingénieurs et de management, il y a plus d’un an…

Autant dire que le ton de Bernard Stiegler pouvait être radical, iconoclaste, inattendu parfois sans doute de la part d’un philosophe. Mais c’est ainsi : sa manière de pratiquer l’amour de la sagesse se confondait avec l’invention de nouveaux modes d’intervention, avec l’ambition de forger une culture de la critique et de la dissidence. Il se donnait comme tâche d’intervenir sur le monde, quitte à déstabiliser son auditoire et son lectorat, par la radicalité de ses propos. Mais les outils qu’il a forgés avec le temps, devraient rester. C’est, en tout cas, à nous, en tant que citoyens, chercheurs, cadres, artisans ou artistes… de nous emparer de ces outils conceptuels pour poursuivre le combat et le travail de l’esprit que ce philosophe au parcours hors norme nous a légués, à l’heure où les vents contraires sont si violents.

© Pierre-Antoine Chardel

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