Entretiens/Philosophie

Entretien avec Thibault Isabel : « Il est grand temps de repenser le paganisme d’une manière nuancée, loin des préjugés, des anathèmes et de l’ignorance »

Thibault Isabel

Thibault Isabel est écrivain et docteur en histoire du cinéma américain. Après avoir dirigé la revue Krisis jusqu’en 2018, collaboré à la revue Front Populaire fondée par Michel Onfray (quittée récemment, ndlr), il dirige la revue en ligne L’InactuelleAuteur de plusieurs ouvrages, parmi lesquels nous retrouvons La fin de siècle du cinéma américain (1981-2000) (La Méduse, 2008), Le paradoxe de la civilisation (La Méduse, 2010) et plus récemment Pierre-Joseph Proudhon. L’anarchie sans le désordre (Autrement, 2017, préfacé par Michel Onfray), nous nous sommes entretenus autour de son dernier livre en date, Manuel de sagesse païenne (Le Passeur, 2020). L’auteur y propose une réflexion riche, à la fois sur le paganisme et à partir de celui-ci, comme un appel à renouer avec nos sagesses antiques occidentales et orientales, de la Grèce jusqu’à la Chine, repensant de ce fait aussi bien notre rapport à la nature, au genre, que nos manières de mener notre existence. Un « livre qui tient dans la main », foisonnant et très (in)actuel, qui a été l’occasion pour nous de cet entretien.


Vous avez choisi le genre du « manuel », rappelant immédiatement la style des stoïciens. Plus qu’un traité ou une étude plus classique, qu’est-ce qui a motivé ce choix d’écrire un Manuel, à la manière d’un Épictète ou d’un Marc Aurèle ?

« Manuel de sagesse païenne », Thibault Isabel (Le Passeur, 2020)

Thibault Isabel : La philosophie a pour moi une vocation pratique : penser doit nous aider à vivre. De ce point de vue, j’estime que la sagesse est l’aboutissement ultime de la philosophie, ce que les philosophes occidentaux modernes ont tendance à oublier.

Un « manuel » désigne un petit livre qu’on peut étymologiquement tenir dans sa main. Son but n’est pas d’être exhaustif, mais de proposer des pistes de réflexion et des repères généraux sur tous les grands sujets de l’existence, triés par chapitre : le bonheur, les relations humaines, la conduite morale, la vie et la mort, l’éducation, etc. En écrivant cet ouvrage, il s’agissait pour moi de proposer aux lecteurs un manuel de sagesse inspiré par les innombrables auteurs de l’Antiquité, dont nous connaissons parfois les noms, mais trop rarement les idées.

En Europe, depuis Descartes, la philosophie s’est enfermée dans une posture qui néglige sa vocation antique de quête du souverain bien. En quoi la pensée nous aide-t-elle à être heureux, équilibré, à évoluer en harmonie avec le monde ? Ces questions étaient celles de la plupart des penseurs antérieurs à Platon, mais nous les avons négligées au profit de ratiocinations sur les « idées vraies » et autres chimères idéalistes.

Ce qu’on appelle le « paganisme » renvoie à l’atmosphère culturelle, religieuse et morale des peuples traditionnels, avant l’essor des religions monothéistes et de la transcendance métaphysique. A l’époque, le sacré n’était pas situé au-delà du monde, mais en son cœur. Les dieux faisaient partie de la nature, qu’ils figuraient de manière symbolique.

Je pense que l’époque moderne, dans le champ philosophique, se caractérise d’abord par la croyance aux vérités universelles, absolues et abstraites – croyance qui se manifeste à travers des courants tels que l’idéalisme ou le matérialisme (ce dernier n’étant rien d’autre à mes yeux qu’un idéalisme inversé, venu remplacer la croyance aux « idées universelles » par la croyance aux « faits universels », ce qui ne change pas grand-chose). Les Grecs et les Chinois, pour leur part, étaient résolument pragmatistes. Toute leur sagesse reposait sur le principe de juste milieu, de juste mesure, de juste adéquation au cours changeant des phénomènes. Il faut sans cesse s’adapter, réviser ses jugements, tenir compte des contextes et des circonstances. Rien n’est vrai de toute éternité, et c’est pourquoi la sagesse est nécessaire à la bonne compréhension du monde : la pure théorie, par son caractère abstrait, tend à scléroser le réel, alors que la philosophie pratique ne pense toujours qu’ici et maintenant.

Le paganisme a une longue tradition, aux quatre coins du monde, allant des croyances scandinaves ou sagesses d’Asie par exemple, sans oublier sa récupération fasciste, le « néo-paganisme » de la fin du XIXe siècle, jusqu’à nos jours en passant par l’Histoire meurtrière du ; siècle. Avez-vous cherché à redonner ses lettres de noblesse à un courant spirituel souvent mécompris ou dévoyé ? Comment situeriez-vous les sagesses païennes dans le conflit actuel entre progressistes et réactionnaires (taxés d’être « récalcitrants » ou « Amish ») ?

Il n’y a guère de rapport entre le paganisme de la Haute-Antiquité, celui de l’Antiquité tardive ou les restes de paganisme du Moyen Âge, sans parler des différentes formes de néopaganisme aujourd’hui. Le pluriel s’applique en fait à toutes les religions, qui sont toujours diverses.

Les religions antiques étaient généralement polythéistes : elles traduisent l’émerveillement devant le foisonnement du monde, ses infinies nuances et sa complexité. L’Un s’article avec le Multiple, dans le paganisme, alors que les religions monothéistes vont accentuer la part de l’universalisme dans leur doctrine, qui s’appuie sur un Dieu unique.

Le paganisme sur lequel je fonde ma réflexion est en tout cas celui de l’époque archaïque, qui correspond grosso modo à la Grèce d’Homère et à la Chine de Confucius. C’est à cette époque, me semble-t-il, qu’on a rejeté avec le plus de force toute idée de transcendance au profit de l’immanence radicale du sacré : Deus sive natura, comme le dira plus tard Spinoza (« Dieu, c’est-à-dire la nature »). Cette vision du monde entretiendra une relation très forte avec la pensée de Nietzsche, au XIXe siècle. Il faut bien rappeler en effet que Nietzsche était philologue de formation, spécialiste des auteurs présocratiques, de sorte que le paganisme dont je parle peut être vu comme le terreau même du nietzschéisme.

De mon point de vue, l’Antiquité tardive n’était déjà plus païenne au sens d’Homère. Le néo-platonisme n’épouse pas du tout la cosmologie de l’Iliade et de l’Odyssée. L’épicurisme et le cynisme sont eux aussi intéressants à plus d’un titre, mais ce sont déjà quasiment des philosophies post-païennes, qui débattent avec les grands courants d’idées de leur temps et n’ont plus grand-chose à voir avec la pensée archaïque. Il faut tenir compte aussi des aires culturelles et géographiques. Les modes de pensée qui se sont développés en Grèce et en Chine n’ont pas essaimé partout. L’Egypte et la Perse ont même au contraire vu le développement précoce de religions qui ont très largement préfiguré le dogmatisme des religions révélées, avec un Dieu super-éminent, la valorisation du ciel contre la terre, voire l’aspiration à l’immortalité. Quant à l’hindouisme actuel, c’est une religion polythéiste qui, contrairement au védisme indien archaïque, accorde une part importante à la métaphysique, au salut karmique et à l’éternité de l’âme à travers les cycles de réincarnation. Toutes ces notions étaient étrangères aux paganismes grecs ou chinois des origines de la civilisation. Je ne me sens personnellement pas plus proche de l’hindouisme que du christianisme.

Portrait de Confucius (gouache sur papier, environ 1770)

Les sagesses païennes de l’époque homérique ou de l’époque confucéenne n’impliquaient aucune foi en un être métaphysique. Il s’agissait de religions visant l’harmonie dans un monde sacralisé, non de systèmes de croyances tournés vers un Créateur omnipotent et omniscient.

J’ai bien conscience cependant qu’en vantant les vertus du vieux paganisme, je ne peux que susciter la curiosité frileuse de beaucoup de contemporains. Comment peut-on sérieusement être païen ? Cette question ne manquera pas d’étonner dans une Europe très largement christianisée, où l’adoration des dieux ne signifie plus rien et semble renvoyer à un tissu primitif de superstitions. Si l’on sondait l’opinion sur un tel sujet, gageons que les hommes et les femmes du XXIe siècle ne verraient massivement dans la résurgence du paganisme qu’un épiphénomène dérisoire et incompréhensible. Les mystères du Christ et de la Trinité suscitent déjà les moqueries de bien des athées, et la fréquentation des Églises subit une chute sans précédent. Pourquoi diable irait-on s’éprendre de divinités d’un autre âge ?

Il faut reconnaître que cette condescendance narquoise n’est pas toujours injustifiée. Les reconstitutions de rites païens par des « fans » déguisés en druides laissent dans le meilleur des cas une impression mitigée, y compris sans doute à la plupart de ceux qui y participent. D’aucuns qualifieraient pareilles entreprises de surannées, sinon d’anachroniques, à l’heure où le paganisme n’est plus depuis longtemps une force vivante capable de structurer l’imaginaire collectif. Ce genre de démarches volontaristes revêtent un caractère artificiel : on tente de ressusciter les vieilles religions comme le Dr. Frankenstein rêva jadis de ressusciter les morts. Quoi qu’on pense de ces aspirations, elles n’ont sans doute guère d’avenir et resteront cantonnées aux marges invisibles de la société. Le « bricolage spirituel » est lui aussi passé par là. Le paganisme libertaire New Age importé des pays anglo-saxons charrie une atmosphère d’infantilisme face à laquelle il est difficile de rester complaisant. Sa cohérence doctrinale est faible et s’appuie sur une vision fantasmée du passé, mâtinée de poncifs typiquement modernistes. Une fascination puérile pour les cultures traditionnelles se mêle au recyclage des pires aspects du coaching néolibéral, de sorte que la participation à une séance de chamanisme wiccan risque d’apporter à peu près autant d’élévation intérieure qu’une sortie à Disneyland.

Le néopaganisme souffre enfin d’une réputation sulfureuse, qu’il doit au souvenir répulsif du nazisme et de son emblématique svastika, la croix composée de quatre potences en forme de gamma grec, qu’on appelle en langue profane « croix gammée ». Sous sa forme dextrogyre (tournée à droite) ou sénestrogyre (tournée à gauche), ce symbole néolithique dispose pourtant d’une prégnance presque planétaire, puisqu’on en retrouve des traces dans toute l’Europe, mais aussi en Inde, en Extrême-Orient, en Afrique, en Océanie et même dans les Amériques (comme chez les navajos ou les mayas). Il fut particulièrement apprécié des religions archaïques et classiques, connut une impressionnante postérité dans l’hindouisme et le jaïnisme, et infusa chez nous jusque dans l’architecture chrétienne. Nombre de touristes s’étonnent encore de retrouver des « signes nazis » gravés sur le sol des églises médiévales ! Nous avons oublié l’extraordinaire antiquité de ce disque solaire stylisé, représentant l’éternel retour des cycles naturels du monde, comme nous avons oublié l’extraordinaire floraison du néopaganisme au XIXe siècle et au début du XXe, dans les milieux socialistes républicains autant que dans les milieux nationalistes, et le plus souvent à l’écart des sphères politiques. En pleine vogue du post-romantisme, on se passionnait pour les folklores régionaux, les ruines enfouies sous la terre et les tables tournantes. Rien qui ne prédisposât en théorie à parquer les juifs dans des camps d’extermination. Mais la mémoire humaine est limitée, tandis que l’arrogance judicatrice des professeurs de vertu est sans limite.

Il est donc grand temps de repenser le paganisme d’une manière nuancée, loin des préjugés, des anathèmes et de l’ignorance. La littérature universitaire souffre d’une méconnaissance profonde de ce courant cultuel. Nous ne comprenons même plus que des peuples civilisés aient pu prier Zeus, Athéna ou Apollon. Pendant des siècles, l’étude des religions anciennes est restée cantonnée à l’exégèse critique formulée par les historiens chrétiens, avant de passer entre les mains d’universitaires laïques qui ne sont jamais parvenus à comprendre leur sujet de l’intérieur. Il n’y eut à vrai dire que quelques exceptions notables, parmi lesquelles on citera les hellénistes Louis Ménard, Károly Kerényi et Walter Otto, puis plus récemment les anthropologues Marc Augé et Maurizio Bettini.

Je professe pour ma part un retour authentique aux sagesses de l’Antiquité, parce que je crois qu’elles ont beaucoup à nous apporter dans la conduite de notre existence et le réenchantement du monde. Elles peuvent nous apprendre à mieux équilibrer notre rapport aux autres, notre rapport à la vie et à la mort, notre rapport à l’éducation ou au travail – sans parler du rapport entre les hommes et les femmes. Les vieilles sagesses fondées sur l’harmonie restent plus jeunes et plus fraîches que jamais, pour qui prend la peine de les lire encore ! 

Le terme de « païen » désigne en latin le paysan par opposition à l’urbain des grandes cités ou des villes. Léon Brunschwigq disait que « l’être raisonnable par excellence est l’homme d’expérience, que l’on sait de conduite prudente et de bon conseil, ce paysan familier avec le rythme des saisons, l’alternance des vents, la brusquerie des orages, ce médecin qu’une curiosité avisée a rendu sensible au tempérament des malades, à la gravité des symptômes, à l’opportunité des remèdes, art tout individuel et qui bien souvent serait difficile à justifier de façon explicite. (Héritage de mots, héritage d’idées) ». Est-ce que les sagesses païennes ont, pour vous, cette tâche de réinscrire une proximité des humains vis-à-vis du monde, de la nature, voire du cosmos, en faisant à nouveau confiance aux savoirs non scientifiques ?

La science est bien sûr éminemment estimable et la compréhension rationnelle du monde nous prémunit contre la bêtise. Il n’y a donc pas lieu de rejeter les savoirs scientifiques, dont nous avons au contraire grandement besoin. Néanmoins, je crois que la modernité positiviste a créé une forme de dessèchement de l’imaginaire et de désenchantement du monde. Nous sommes devenus borgnes et unijambistes, en quelque sorte.

En perdant le paganisme, nous avons perdu la puissance éclairante du poème. L’Antiquité entretenait un rapport à la nature très différent de celui qui s’est imposé à l’époque moderne. L’homme ne se voulait pas encore « maître et possesseur de la nature » – selon la célèbre formule de Descartes –, car il se sentait plutôt partie prenante d’un organisme global avec lequel il évoluait en interdépendance. On n’opposait pas l’individu à son environnement, et l’on cultivait l’harmonie comme la vertu suprême, seule en mesure d’équilibrer le monde. N’oublions pas non plus l’extraordinaire pouvoir de réflexion qu’offre le mythe, imprégné d’une inépuisable richesse symbolique. Avant le règne trop exclusif de la froide raison raisonnante, la sagesse antique savait aussi s’abreuver de fables pour penser la vie mouvante plutôt que la matière figée. La philosophie était vitaliste, bien plus que mécaniste.

Par ailleurs, aux yeux des Grecs, des Romains et des Chinois, le « comment » importait davantage que le « pourquoi ». On se préoccupait moins des idées célestes que de la concrétude de la terre. Autrement dit, connaître le monde n’avait de sens que si cette connaissance nous aidait à nous orienter vers le bonheur. Que ce soit dans l’épicurisme ou le stoïcisme, dans le taoïsme ou le confucianisme, les sages nous recommandaient d’appréhender plus justement l’ordre des choses, de manière à mieux accepter l’inévitable et à nous y conformer ; ils nous invitaient à cultiver la jouissance de l’instant, la sérénité de l’âme et l’esprit de responsabilité qui, en nous permettant d’assumer une place adéquate au sein de notre environnement et en ramenant nos désirs à des proportions raisonnables, ouvrent au souverain bien. Le refus de la métaphysique – et même plus globalement des logiques binaires – s’expliquait en premier lieu par une défiance à l’égard des mots, qu’il faut sans cesse « rectifier » pour parvenir à une pensée plus « droite », bien qu’ils ne puissent jamais rendre compte du monde dans sa réalité ultime. Les penseurs de l’Antiquité ont longtemps refusé de se soumettre à la réalité d’une sphère de la « con­naissance vraie » coupée de la sphère des « apparences ». Pour eux, le cosmos est en perpétuelle mutation ; la vie ne connaît que le changement et coule dans un flot incessant que rien ne peut ralentir ou arrêter. Les anciens ne croyaient pas à des idées intelligibles mystérieusement cachées derrière le monde sensible, mais seulement au pneuma, au spiritus ou au qi, énergie fondamentale présente en toute chose et capable d’assumer des formes infiniment diversifiées. Comprendre le monde revient à admettre que la pensée se trouve désemparée face à l’Être, dont nous pouvons seulement chercher à définir les contours et le principe structurant : peut-être alors serons-nous en mesure de nous fondre harmonieusement dans cet ensemble, telle la carpe qui nage dans la rivière et économise sa peine en suivant le cours naturel de l’eau, au lieu de remonter à contre-courant.

Temple Chinois de Banyuwangi à Java

Ce refus de la métaphysique a rendu la culture païenne étrangère au manichéisme, puisqu’elle remettait en cause le dualisme du Bien et du Mal. À la place de ces notions anti­nomiques, les Chinois privilégiaient les polarités complémentaires du Yin et du Yang, aussi nécessaires l’une que l’autre à l’équilibre des choses. Le Yin – principe féminin et lunaire – représente la pas­sivité, la froideur et la stabilité ; le Yang – principe masculin et solaire – représente l’action, l’émotion et le mouvement.

S’il n’y ni Bien ni Mal, pourtant, la conduite morale que nous adoptons ne deviendra-t-elle pas du même coup indifférente ? La conception païenne ne conduit-elle pas en cela au scepticisme, voire au nihilisme ? Rien n’est plus faux, dans la mesure où nous devons nous adapter à chaque situation pour vivre en harmonie avec le monde. Face à un excès de Yin, dans la nature ou en soi-même, on doit tâcher de faire valoir le Yang ; face à un excès de Yang, on doit tâcher de faire valoir le Yin. C’est ce que les Grecs appelaient pour leur part le « juste milieu ». Cette morale est de type casuistique : elle impose une conduite différente en fonction des cas, et demande une grande finesse, une grande rigueur et donc une grande sagesse dans son application, tandis que les morales métaphysiques prônées par les religions révélées tendent à formuler une exigence de dévotion, c’est-à-dire une fidélité sans faille à des commandements immuables, à des dogmes censés valoir indépendam­ment de tout contexte. L’homme n’est pas bon ou mauvais, pour les païens ; il vit dans l’harmonie avec la nature, en la complétant, ou se heurte frontalement à elle ; et de là découle son bonheur ou son malheur.

On le sait, et votre livre en témoigne, la question de la nature et de la terre est extrêmement présente dans les sagesses païennes. Vous travail philosophique a-t-il aussi une visée plus pratique ou politique, dans l’objectif de réarmer spirituellement l’écologie contemporaine ? Diriez-vous que la conception décroissante de l’écologie, telle que pensée par Jacques Ellul par exemple, irait dans cette même direction ?

La préservation des équilibres environnementaux était au cœur de nombreuses sagesses antiques, et cela contribue également à leur redonner une actualité considérable. Chez les auteurs confucéens, on trouve de très belles pages consacrées à la protection des ressources forestières ou maritimes. L’harmonie nécessite en fait de se discipliner et de se mesurer soi-même, pour ménager notre environnement naturel autant que notre environnement social. Toute la morale antique reposait sur l’idée de limite ; et c’est bien le sens profond de la doctrine du « juste milieu ». Il est évident que cette doctrine entre en résonnance avec bien des aspects du mouvement pour la décroissance, pour lequel j’ai beaucoup de sympathie.

Le paganisme permet aussi de réinsérer la question du rapport entre les sexes au cœur même de l’écologie. A vrai dire, toutes les sociétés païennes n’étaient pas machistes : le bassin méditerranéen l’était (et l’est encore), alors que les cultures nordiques et celtiques notamment se montraient souvent plus équilibrées. La misogynie existe à des degrés divers dans toutes les civilisations, chez les chrétiens comme chez les païens. Mon propos concerne donc plutôt la représentation du cosmos. Je constate que, dans le christianisme, le divin est exclusivement paternel. Or, dans les religions païennes, le divin est à la fois masculin et féminin : il y a un masculin-sacré (Ouranos, le Ciel) et un féminin-sacré (Gaïa, la Terre-Mère).

J’accorde beaucoup d’importance à l’idée d’une complémentarité des polarités sexuelles du monde : le Yin et le Yang, l’animus et l’anima, etc. Jung a très bien étudié ces notions. Le christianisme a souvent eu tendance à stigmatiser toute une portion du réel, en survalorisant le bien contre le mal, la vérité contre le mensonge, l’universel contre le particulier – et l’homme contre la femme. Le paganisme, pour sa part, cherchait à dépasser ces oppositions, ou, pour mieux dire, à les équilibrer, à travers le pragmatisme moral et épistémologique, l’harmonie de l’Un et du Multiple ou encore le principe hiérogamique – c’est-à-dire le mariage cosmique du masculin et du féminin. Ce sont des perspectives qui méritent à tout le moins d’être méditées.

Le paganisme était en outre une religion esthétique. Dans cette cosmologie où le divin s’identifie parfaitement au monde, il s’agissait d’honorer la nature pour sa beauté et de se hisser soi-même, en tant qu’être humain, à un niveau de noblesse digne des dieux. Puisque notre siècle ne jure plus que par le commerce et l’argent, je pense qu’il y a là le chemin d’un nécessaire réenchantement de la vie. Nous devons vivre une existence d’artistes, vouée à sublimer la froideur de la matière grâce au souffle chaleureux de l’esprit.

L’amour du beau et des plaisirs subtils a toujours imprégné le paganisme. L’esprit y animait la chair afin de nous faire accéder à la civilisation véritable. Le matérialisme moderne est vulgaire et n’a rien à nous apporter sur un plan existentiel. Une fois équipés de téléphones portables, sommes-nous vraiment plus heureux ? Toute notre politique vise à augmenter le taux de croissance : travailler plus, gagner plus… Il faut bien sûr s’arracher à la misère pour être heureux. Mais on ne me fera pas croire que l’idéal consumériste donne le moindre sens à notre vie. L’individualisme contemporain est en train de créer un monde de moutons dépressifs occupés à brouter l’herbe pour tenter de se remonter le moral.

La spiritualité authentique n’a plus guère de sens aujour­d’hui, dans un siècle qui ne songe plus qu’au progrès de ses techniques ; l’élévation de l’esprit est menacée désormais, sinon éteinte, par l’égoïsme marchand. Jacob Burckhardt, qui fut au XIXe siècle le grand maître à penser de Nietzsche et son professeur à l’Université de Bâle, ainsi qu’un extraordinaire connaisseur des religions antiques, observait déjà que l’Angleterre incarnait l’illustration parfaite de l’in­dustrialisme moderne et qu’avec « son commerce mondial et son industrie » elle était devenue un modèle général de la nouvelle économie de libre-échange. Ce n’était pas toutefois un modèle qu’il fallait envier, selon lui ; il voyait même plutôt en Londres « le symbole indéniable de tout ce qu’il y a de répugnant dans le cours de la vie contemporaine ». L’aspiration maîtresse de l’Occident est devenue le confort ; on veut jouir plus, sans se soucier de vivre mieux. Nous aurions plus que jamais besoin d’en revenir à une forme d’ascétisme, qui, sans pour autant nous détourner de la vie, ni confiner à la morbidité, nous rapprendrait à nous contenter de peu et à explorer les splendeurs de l’esprit.

Portrait de Jacob Burckhardt

Vous contribuez régulièrement à la revue Front Populaire de Michel Onfray — philosophe présent dès les premières pages de ce manuel vert— qui cherche à restructurer politiquement et intellectuellement la question de la souveraineté. Dans quelle mesure considéreriez-vous que paganisme et souverainisme peuvent construire un destin commun, aussi bien politiquement qu’idéologiquement ? Est-ce que le localisme a un rôle à tenir dans cette possible connexion ?

Je dois préciser que j’ai cessé de collaborer à Front populaire après en avoir été en effet l’un des principaux animateurs durant quelques mois, juste après son lancement. J’étais extrêmement déçu de la ligne éditoriale adoptée, car elle me semblait fort éloignée de l’hédonisme nietzschéo-proudhonien mis en avant dans les ouvrages philosophiques de Michel Onfray. Je me réjouis toujours de l’éclosion d’une nouvelle revue, et je souhaite bon vent à celle-ci autant qu’à n’importe quelle autre, mais je ne m’y reconnaissais en définitive pas du tout. Cela me désole d’autant plus que je continue de considérer Le ventre des philosophes ou Sagesse, par exemple, comme des livres qui méritent d’être lus. Par ses interventions médiatiques et sa surproduction éditoriale, Michel Onfray suscite une animosité que je peux comprendre. Il n’empêche que l’homme a une très belle plume et que son œuvre comporte indéniablement quelques remarquables réussites.

J’en reviens néanmoins au fond de votre question. La notion de souveraineté comporte de nos jours un caractère très équivoque. S’il s’agit à travers elle de désigner la souveraineté nationale, comme on le fait la plupart du temps, elle n’est absolument pas compatible avec le paganisme, qui était étranger à l’idée même de nation. Les auteurs païens écrivaient dans un contexte historique marqué par les petites cités-Etats indépendantes ou la féodalité. Il n’existait pas alors d’« identité » susceptible de garantir l’unité et l’homogénéité d’un peuple, à grande échelle. La structure de base de la vie politique était le clan ou la commune. En revanche, si l’on entend la souveraineté au sens de l’autonomie locale, il est clair que les païens y étaient farouchement attachés : ils avaient horreur de la centralisation politique, administrative, économique, culturelle et religieuse.

La grande idée de l’historien Louis Ménard, ami de Charles Baudelaire, était la suivante : le polythéisme antique a produit la république fédérale ; quant au monothéisme, il a produit la monarchie. En réalité, ce déterminisme n’est pas aussi simple que ne le laisse penser la formule, sans doute excessivement lapidaire. Mais il existe une relation étroite entre la religion d’un peuple et sa politique. À l’effer­vescence multipolaire de la culture païenne correspond un régime lui aussi polycentrique, tandis que le goût chrétien pour l’unité entérine plutôt un régime unitaire. Le polythéisme hellénique, selon Ménard, « considère le monde comme une fédération de forces distinctes et de lois multiples. L’homme est une de ces forces, et il a sa loi propre. La cité, union spontanée de volontés indépendantes, est incompatible et contradictoire avec toute espèce de hiérarchie et de caste ; entre les associés qui la composent, il peut y avoir différences de fonction, jamais inégalité de droits. »

Ménard insiste aussi sur le caractère mutuelliste de la religion antique, qui assurait à la fois l’indépendance des familles et leur union avec les autres clans de la cité, tout comme elle assurait à la fois l’indé­pendance des cités et leur union avec les peuples rivaux, au sein de la culture hellénique globale. « La république étant une société d’égaux, librement unis pour la défense des droits communs, la loi était l’expression de la volonté de tous, la religion représentait les croyances populaires, et comme chaque commune avait son gouvernement, chaque commune avait sa mythologie, ses légendes, ses fêtes locales. Les aèdes recueillaient ces traditions éparses, les colportaient de village en village, les fondaient dans une synthèse harmonieuse. Les légendes s’enri­chissaient par des emprunts réciproques. »

La tension vers l’universel a guidé la modernité, avant de conduire au processus de mondialisation tel que nous le connaissons désormais. Par réaction, la postmodernité cherche du même coup à retrouver le sens antique du local. Mais nous ne devons pas pour autant nous enfermer dans des espaces clos. Les païens, encore une fois, articulaient l’Un avec le Multiple : leur modèle politique n’était ni l’universalisme mondialisé, ni la nation repliée sur elle-même. Leur esprit était au contraire profondément fédéral. Cela signifie qu’à travers le principe de subsidiarité, il fallait laisser la sphère locale jouer tout son rôle, au plus près de la nature et des dieux.

Entretien préparé par Jonathan Daudey
Propos recueillis par Jonathan Daudey

2 réflexions sur “Entretien avec Thibault Isabel : « Il est grand temps de repenser le paganisme d’une manière nuancée, loin des préjugés, des anathèmes et de l’ignorance »

  1. Le paganisme d’Alain de Benoist que Thibault Isabel défend n’est qu’un athéisme mal assumé, se limitant à de la manipulation de symboles et manquant absolument de substance. On prétend que le paganisme antique était une « atmosphère » et que les gens vénéraient en réalité la nature que les dieux « symbolisaient ».

    Si tant de richesses antiques ont été dépensées et sacrifiées en l’honneur des dieux, c’est justement parce que les anciens y croyaient profondément. Les rétrograder au niveau de « sagesses » est insultant, tant pour nos ancêtres que pour pratiquants contemporains. Le paganisme n’est pas un discours philosophique, c’est une conception du surnaturel qui rejoint le naturel. Je comprend que les habitués de la rue d’Ulm se pincent le nez devant les rituels et la foi populaire si peu « pragmatiques », mais ils sont bien plus authentiques que tous les manuels verbeux écrits sur le sujet. Le paganisme n’est pas une franc-maçonnerie alternative.

    La pratique de la religion a pour but de vivifier l’âme individuelle et la race à laquelle on appartient, permettant à l’individu de vibrer en harmonie avec l’ensemble. Le nihilisme Nietschéen dont Benoist se revendique est justement un abandon de cela, au titre que de sont des vieilles lunes et que seul l’individu compte.

    Pourtant, rentrez dans une cathédrale italienne pendant une messe de Pâques, dans un sanctuaire letton au Solstice ou un marché chinois rempli d’offrandes et enfumé par l’encens au moment de la fête des morts, et vous comprendrez que le sacré n’est pas une affaire de symboles ou de raison, mais de surnaturel, de sensible et d’incompréhensible.

    Pour finir, bien que ce ne soit que peu abordé ici, l’opposition du christianisme et du paganisme est une fausse lutte bien peu païenne en réalité. Le polythéisme accepte tous les dieux, mêmes chrétiens. Ces derniers ont une foi tout aussi légitime que celle des indiens d’Amérique ou des Bantous, les combattre ne rend service qu’au matérialisme croissant de nos sociétés.

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