Hommage à Jean-Luc Nancy

Hommage à Jean-Luc Nancy | Passeur de vie et de survie #5

Jean-Luc Nancy (Crédits photo : Nicolas Dutent)

Au cœur du corps ou le corps du cœur.. Il y a dans les écrits du grand philosophe Jean-Luc Nancy, qui nous a malheureusement quitté récemment, de nombreux aspects brillants et profonds, renouvelant le questionnement autour de la communauté, de la démocratie, mais aussi de l’art ou du christianisme. Tout cela, Nancy nous aide à le théoriser, à le conceptualiser et sa disparition nous prive d’une grande ressource philosophique. Mais il existe également un Jean-Luc Nancy plus intimiste, presque plus existentiel et c’est cette figure qui m’a personnellement le plus donné, donné à réfléchir et à interroger, mais aussi donné de m’approprier cet autre qu’on devient à soi-même en subissant une chirurgie cardiaque telle qu’on ne peut plus vivre qu’à l’aide de quelque chose d’étranger à soi, implanté, accroché au plus profond de soi. Certes, je n’ai connu ni la transplantation ni le cancer qu’a subis Nancy, et ne prétends nullement posé une équivalence des épreuves ; mais lisant et relisant l’Intrus, j’y ai trouvé des paroles, des images et des questions qui, alors informulées, avaient été les miennes, et qui ont su dire – à l’image de certains vers particulièrement réussis de grands poètes – exactement ce que j’avais ressenti. J’avais éprouvé a posteriori un sentiment de gratitude, d’admiration mêlé de reconnaissance sans savoir exactement envers qui et sans savoir à qui adresser cette gratitude informulée. Si j’étais né quelques années avant le moment auquel je suis né, je n’aurais pas survécu, et je n’avais dû ma vie, c’est-à-dire ma survie –  entre autres choses comme l’habileté du chirurgien qui m’opéra – qu’à la rencontre d’une « contingence personnelle avec une contingence de l’histoire des techniques ». Nancy mettait des mots sur des intuitions que je n’arrivais pas à faire éclore dans le langage, formulait ce que je n’avais pas réussi à exprimer.

« L’Intrus », Jean-Luc Nancy (Editions Galilée, 2010)

Dans ce livre, il évoque la difficulté à se figurer son cœur comme un organe complexe, alors qu’on n’en connait que les battements et le rythme, par une sorte d’écoute intérieure et privée, ou qu’on le tient pour responsable d’une sensation d’affaiblissement ou d’essoufflement. Il refuse également de catégoriser ce qu’il a vécu comme « aventure métaphysique » et « performance technique », à l’exclusion l’une de l’autre. Il met en mots l’incapacité foncière de se représenter ce qui arrive à ce corps qui est le mien et que je suis, quand, anesthésié, il devient l’objet et le terrain d’opérations intrusives et invasives, comme la circulation extracorporelle. Cette expérience, nous n’en connaissons que des douleurs postopératoires, nous n’en aurons jamais d’autre mémoire que des cicatrices, et des successions de réveils brumeux, douloureux et difficilement intelligibles. Cette expérience nous fera continuer d’être et de vivre et, en même temps, nous changera sur les plans biologique et psychologique, expérience cruciale manifestant de l’intérieur que je suis bien mon corps. Cet échec répété de toute tentative de s’imaginer ce qu’on est quand on est endormi sous le scalpel et les instruments d’un chirurgien et de son équipe ressemble à ces tentatives kantiennes de la raison à fonder un savoir certain au-delà de l’expérience possible. On sait qu’on n’imaginera rien de satisfaisant, mais sans réussir à renoncer à tenter de le faire.

Lire et relire L’Intrus, c’est sentir une certaine accointance avec une voix qui a éclairé le chemin d’une épreuve et éclairci le cheminement d’une pensée qui ne peut se dérober à l’effort pour la penser, sans jamais y parvenir. C’est une voix unique qui témoigne d’une épreuve singulière, mais qui, en droit, peut être – ou devenir – celle de chacun. C’est un timbre amical qui aide à traverser la nuit d’essentielle solitude et de douleur en soins intensifs. Lire l’Intrus, c’est aussi sentir une forme de complicité, d’adresse, dans l’expérience partagée, comme la perte de la familiarité acquise de l’hôpital, dès qu’on le fréquente de façon de plus en plus lointaine. À ce titre, les quelques pages qui composent l’ouvrage sont pleinement un livre au sens où Nancy le définit dans Sur le commerce des pensées, c’est-à-dire que L’Intrus « essentiellement parle à, il est adressé, il s’adresse lui-même, il s’envoie, il se tourne vers un interlocuteur qui sera donc un lecteur. Le livre ne parle pas de, il parle à, ou bien il ne parle pas de sans aussi parler à, et de telle façon que cette adresse est indissociable, essentiellement indétachable de cela « dont » il est parlé ou écrit ».

Merci, Jean-Luc Nancy, d’avoir balisé et jalonné, d’avoir offert des mots pour dire cette transformation du rapport à soi.

© Yoann Colin

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