
Simone Weil
Pour cette fin d’année, les auteurs d’Un Philosophe souhaitaient partager avec leurs lecteurs, un écrivain et/ou philosophe qui les ont marqués. Une sorte de liste pleine d’enthousiasme, sur les œuvres à ne surtout pas manquer. De quoi élever l’âme et l’esprit de nos lecteurs passionnés pour cette nouvelle année 2020 !
L’exercice est, de façon surprenante, particulièrement difficile. Hautement intime, il demande de mettre ses préférences à nu, comme ça, devant tous… devant vous. Et ne nous y trompons pas, à mesure qu’elles se dessinent, nos préférences pour les œuvres révèlent avec puissance ce qu’il en est de nous ; de nos croyances et de nos angoisses, de nos rêves et de nos valeurs … bref, de notre doctrine personnelle. Quand on y pense, partager avec un inconnu son film porno préféré serait un exercice moins gênant ! Mais qu’importe. Cela va de paire avec la douleur exquise de l’écriture : se mettre hors de soi, sans la protection absolue du secret de la pensée, nu devant les autres. Mis au monde, en somme. C’est là aussi, l’un des savoirs-faire sans pareil de Simone Weil[1]. Weil avec un W.
De Simone, il y a tout à dire. Et bien plus que d’autres d’ailleurs, dès lors que le « seul grand esprit de notre temps », comme l’avait adoubé Albert Camus[2], ne figure toujours pas sur la liste des philosophes enseignés au Lycée[3]. Mais sur Simone, il y a trop à dire. C’est pourquoi, nous avons choisi de ne parler ici que de l’essentiel. De ce qui en fait un personnage paradoxal, inclassable, infréquentable. Du thème transversal qui, tombé du ciel, donne un goût unique, intime et universel à ses écrits ; un thème par lequel elle a su offrir une nouvelle forme de philosophie : celui de la spiritualité[4].
Cette épaisseur spirituelle n’est apparue qu’à la fin de sa vie, en 1939, lorsque le Christ lui est tombé dessus et la « prise ». Mais paradoxalement, la Simone chrétienne, restée « au seuil de l’Eglise » en refusant le baptême, n’a différé en rien de l’agnostique qu’elle a été pour la majorité de sa vie. Ce dévoilement spirituel, expérimenté au rythme de la récitation du poème Love de George Herbert, a su, plutôt que la détourner de sa quête philosophique de Vérité, l’a projeter dans cette partie silencieuse de la Réalité, avec laquelle elle désirait plus que tout être en contact. Et, son aspiration à dire les pensées sourdes des malheureux de son époque[5] n’en a été que plus juste.
Si la sagesse à l’Occidentale nous semble ne pouvoir grandir qu’une fois le mystique mis à terre, Simone en bonne archéologue de nos « besoins d’âmes », nous apprend à nourrir la première de l’Amour du second : « Dès lors que l’intelligence a discerné tout ce qui est au niveau de la vérité intelligible, il ne lui reste qu’à faire silence pour laisser l’amour envahir toute l’âme »[6].

« L’Enracinement », Simone Weil
Sa dernière œuvre, l’Enracinement ou Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, pose alors les prémices d’une « anthropologie religieuse »[7] et porte cette spiritualité qu’elle cherchait le plus possible universelle. Ecrite à la demande du Gouvernement de la France libre en 1943, l’Enracinement a été son effort de guerre ultime. Sa participation à la reconstruction de la civilisation européenne meurtrie d’après-guerre, qu’elle voulait fondée sur de nouvelles fondations spirituelles.
Les réalités sur lesquelles rebâtir, en principe inénarrables, elle les exposent dans ce qu’elle appelle les « besoins de l’âme ». Des besoins spirituels qui sont avant tout les devoirs que chacun de nous – et surtout l’Etat – a envers son prochain et soi-même. C’est là que Simone nous targue d’une réflexion philosophique particulièrement salutaire : bien que la France Républicaine soit bâtie sur la reconnaissance absolue des Droits de l’Homme, les devoirs priment en vérité sur les droits. Car si du devoir de l’un en vers l’autre naît le droit de ce dernier, de la revendication d’un droit ne naît pas forcément des devoirs. Voilà, l’éclairage préalable absolument nécessaire à la reconnaissance de nos besoins d’âme.
Liberté et responsabilité, ordre et châtiment, risque et grandeur,… : ces besoins d’âme, d’ordinaire sourds, peuvent sembler fabulés et nébuleux. Pourtant, ils expriment de manière concrète, ce que chaque société digne de ce nom, se doit d’offrir au peuple qui l’habite, en vu de l’épanouissement général. Des nouveaux prismes donc, sur lesquels fondées les lois de la France libre et sans lesquels la démocratie ne saurait prospérée.
Le sentiment d’être utile, et même indispensable, par exemple, est l’un des besoins vitaux de l’âme des Hommes : « La satisfaction de ce besoin d’être utile et responsable exige qu’un homme puisse prendre souvent des décisions dans des problèmes grands ou petits affectant ou étrangers aux siens propres, mais envers lesquels il se sent engagé. (…) Pour cela il faut qu’on la lui fasse connaitre, qu’on lui demande d’y porter d’intérêt, qu’on lui en rendre sensible la valeur et l’utilité et s’il y a lieu la grandeur et qu’on lui fasse clairement saisir la part qu’il y prend. Toute collectivité qui ne fournir pas ces satisfactions à ses membres est tarée et doit être transformée. »
Le besoin d’enracinement enfin, « le plus difficile à définir », est le plus important de tous. Un besoin constant d’ancrage dans le milieu qui nous a nourri enfant, sans lequel les autres besoins ne sauraient advenir. S’il n’est pas un déterminisme ou une fermeture, ce lien solide avec ce qu’il y a en nous de principiel, est selon Simone le préalable indispensable pour accueillir avec amour le monde et les autres.
« Un être humain à des racines par sa participation active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivant certain trésor du passé et certains pressentiments d’avenir ; participation naturelle c’est-à-dire amené automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, l’entourage. Chaque être humain a besoin d’avoir de multiples racines ; il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale intellectuel, spirituelle, par l’intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie. Les échanges d’influences entre milieux très différents ne sont pas moins indispensables que l’enracinement dans l’entourage naturel. Mais un milieu déterminé doit recevoir une influence extérieure non pas comme un apport, mais comme un stimulant qui rend sa vie propre plus intense. »
C’est là tout le génie weilien que de rendre intelligibles les nécessités spirituelles de l’Homme. Celles méconnues du conscient, et pourtant si vitales.

Je demande pour finir pardon au lecteur, de ne pas avoir parlé ici des combats plus séduisants de l’auteur. Les innombrables qu’elle a menés, corps et plume, contre le colonialisme et le racisme[8], contre toutes les formes de misères et notamment ouvrière[9], mais aussi pour l’éducation et la Patrie[10]. Ceux qu’elle a incarnés de façon ascétique, par soucis de probité, n’admettant aucun écart entre sa pensée et son action, vivant par principe d’une « pensée agissante ». Il est vrai qu’il m’a pris de ne parler, que de ce qui dans son œuvre tend vers l’intériorité et nous approche du Réel véritable. C’est bien parce que c’est là ma préférence toute nue. Mais aussi, parce que je souhaitais que le lecteur se plonge dans ses œuvres, d’abord pour ce qu’il y a chez elle de désuet. Le spirituel, ce thème trop mystique pour l’air du temps, dont nous avons appris à nous méfier. Mais pour lequel pourtant, l’homme contemporain ne se lasse pas de chercher des supplétifs. Cela, afin d’incarner déjà par une toute première lecture, sa philosophie expérimentale de la spiritualité[11].
« Le XXIème siècle sera spirituel ou ne sera pas » disait-on ! Pour ma part, comme une enfant qui partage dans l’espoir de séduire son audience, les musiques de sa chanteuse préférée, je souhaite à nos lecteurs, si ce n’est tous mes voeux de bonheur, une année 2020 pleine de spiritualité en compagnie de Simone.
Notes :
[1] Née en 1909, dans une famille israélite, elle enseigne la philosophie à partir de 1931 après sa formation à l’ENS. Sa pensée a été profondément marquée par les œuvres d’Homère, de Platon, de Rousseau, de Marx, de Kant, de Husserl, et d’Alain son professeur de philosophie. Par probité et engagement, elle quitte son poste et se fait ouvrière machiniste, combattante au cours de la guerre d’Espagne, puis ouvrière agricole durant la guerre. Elle décide de rejoindre, au début de la seconde guerre mondiale, le gouvernement du Général de Gaulle à Londres, en espérant être renvoyée sur le front de la Résistance pour participer à l’effort de guerre. Son état physique l’empêchant, elle y écrit son dernier ouvrage, l’Enracinement, avant de décéder en 1943, à 34 ans, de la tuberculose.
[2] Albert Camus a été l’un des premiers à rendre hommage au talent de Simone Weil. Sur l’Enracinement il dira : « L’un des livres les plus lucides, les plus élevés, les plus beaux qu’on ait écrits depuis fort longtemps sur notre civilisation. (…) Ce livre austère, d’une audace parfois terrible, impitoyable et en même temps admirablement mesuré, d’un christianisme authentique et très pur, est une leçon souvent amère, mais d’une rare élévation de pensée ».
[3] Malgré l’intérêt nouveau qu’elle suscite. Voir quatre podcasts sur France Culture, Les Chemins de la philosophie, « Simone Weil, philosophe sur tous les fronts ».
[4] De la Pesanteur et la Grâce, Simone Weil. Sublime préface du philosophe Gustave Thibon qui accueilli Simone dans sa ferme ouvrière. La préface illumine l’ouvrage par les confidences que lui en a fait l’auteure.
[5] La Condition ouvrière, Simone Weil.
[6] Attente de Dieu, Simone Weil.
[7] Attente de Dieu, Préface de l’œuvre par la philosophe Christiane Rancé.
[8] Contre le colonialisme, Simone Weil. Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, Simone Weil.
[9] Simone Weil est devenue ouvrière à l’usine Renault et Alstom, quittant son poste d’enseignante de philosophie, pour souffrir avec les ouvriers le quotidien des machines. De cette expérience dont elle a « reçu pour toujours la marque de l’esclavage », a suivi son ouvrage La condition ouvrière.
[10] Note sur la suppression générale des partis politiques, Simone Weil.
[11] Voir Réflexions sur le bon usage des études scolaires en vue de l’Amour de Dieu : « Les certitudes sont expérimentales. Mais si l’on n’y croit pas avant de les avoir éprouvées, si du moins on ne se conduit pas comme si l’on y croyait, on ne fera jamais l’expérience qui donne accès à de telles certitudes. Il y a là une espèce de contradiction ».