Esthétique/Philosophie

Allégorie, symbole, dialectique chez Walter Benjamin et Pier Paolo Pasolini

Gilles Chambon, « Allégorie chronienne, ou l’énigme de l’œuf à la coque » (huile sur toile 56 x 80 cm, 2020)

L’allégorie 

Allégorie et symbole sont souvent reliés ou opposés, ainsi en est-il dans la philosophie de l’histoire de  Walter Benjamin. Les films de Pasolini font eux aussi un usage récurrent de l’allégorie. 

Allégorie dérive du grec allos (autre) et agoreuein (parler), ce qui signifie littéralement parler avec  d’autres mots ou parler en public. Par extension, cette figure de style consiste à exprimer une  abstraction, que ce soit une idée ou un thème, par une forme concrète, à l’origine un personnage. L’allégorie donne lieu à l’interprétation, au-delà du sens littéral, s’enracinant dans le concret. Il faut  comprendre un autre sens, spirituel, lié au premier dans un rapport d’analogie. Ainsi, dans le roman  médiéval, la balance peut représenter la Justice. A l’époque classique, des divinités peuvent évoquer certains thèmes : le dieu Mars est l’allégorie de la guerre. Au 19ème siècle chez Victor Hugo, l’allégorie  incarne de nouveau une réalité abstraite par une image concrète, telle la faucheuse ; allégorie de la  mort dans les Contemplations, IV, 16. 

L’allégorie a eu un rôle pédagogique important au Moyen-Age, rendant plus perceptible des  éléments d’ordre moral et social. L’allégorèse s’inscrit par là-même dans l’herméneutique biblique, ou l’exégèse développée par l’école théologique d’Alexandrie. Philon d’Alexandrie utilise l’allégorèse  dans son exégèse de la Torah, Augustin d’Hippone prolonge cette recherche d’un sens caché que doit  découvrir l’allégorèse. Luther critique l’exégèse et l’allégorie, et reproche à l’Eglise catholique d’avoir  négligé le sens évident de l’écriture. Le judaïsme et le christianisme font un usage différent de  l’allégorie. Dans le judaïsme, l’allégorie suppose l’existence de la vérité et en même temps son  absence. La nécessité de l’allégorie s’impose, mais suppose l’exil ; la distance entre l’homme et le  divin. Walter Benjamin se fera l’écho de cette distance irrémédiable, proclamée par l’allégorie, ainsi  en est-il dans l’Origine du drame baroque allemand. Dans le christianisme, à l’opposé, l’incarnation  de Dieu justifie l’allégorèse, en effet le divin est devenu visible en la personne de Jésus-Christ. 

Le symbole 

Le symbole, quant à lui, dérive étymologiquement du grec sumballein qui signifie lier ensemble ;  bolein signifie aussi jeter, lancer. Le sumbolon était à l’origine un signe de reconnaissance, coupé en  deux. Le rapprochement de ces deux moitiés permettait aux porteurs de se reconnaître  réciproquement, comme frères, même s’ils ne s’étaient pas vus auparavant. Le symbole aboutit donc  à unir les contradictoires et finalement réduit les oppositions ; ce qui est moins évident avec  l’allégorie qui vise la transcendance, l’altérité, même si par ailleurs la balance peut être considérée  comme allégorie ou symbole de la Justice. Dans le même registre, le serpent qui se mord la queue,  ourobouros, peut être symbole de l’éternité ; la lemniscate, symbole mathématique de l’infini ; le lys symbole de pureté… 

De plus, le symbole diffère des signes arbitraires et conventionnels qui associent un signifiant et un  signifié en linguistique. Le symbole présuppose au contraire une homogénéité ; il peut apparaître  comme un signe concret, voire un élément naturel : pierres, métaux, etc. mais évoque une réalité  d’un autre ordre, suprasensible, en ce sens le symbole permet de rendre sensible ce qui ne l’est pas. On a pu ainsi définir l’homme comme un animal symbolique. Pour Ernst Cassirer, l’homme ne peut pas accepter de vivre dans un univers purement matériel ; il se forge un univers symbolique, dont le  langage, le mythe, l’art et la religion constituent des éléments essentiels. 

N’oublions pas que le symbole a une fonction médiatrice, au-delà des oppositions brutes. Le symbole établit des liens entre des réalités séparées à l’origine – entre le céleste et le terrestre, l’esprit et la  matière, l’inconscient et la conscience. Il permet à l’humain une participation affective plutôt qu’une  compréhension purement intellectuelle et logique. Utile à la fois pour l’individu et la collectivité, le  symbole opère, selon Pierre Emmanuel (poète religieux et mystique du XXesiècle) : « une osmose  continuelle de l’intérieur et de l’extérieur ». Bref, le symbole réunit des réalités contradictoires. Pour  Pierre Emmanuel, la poésie est une « raison ardente » qui relie conscient et inconscient, vie et rêve,  imagination et réel. Pour Jung, l’inconscient cherche à communiquer avec le moi conscient à travers  les symboles. La symbolique des rêves suggère l’existence d’un inconscient collectif en plus d’un  inconscient personnel. Le symbole permet de représenter des concepts que nous ne pouvons définir  pleinement, l’inconscient collectif étant constitué d’images primordiales appartenant à toutes les cultures qu’il nomme archétypes. 

Le symbole se caractérise par la richesse du signifié, irréductible à l’univocité. Il est ambigu, multiple,  voire foisonnant et relève d’une interprétation herméneutique, au-delà de la lecture analytique et  conceptuelle. Ainsi, « de l’allégorie au symbole, il y a la différence du mécanisme au vivant, et de la  symétrie à la souplesse », selon Thibaudet. Le symbole donne à penser, comme le souligne Paul  Ricœur, héritier de Kant. Le symbole est un outil détecteur de la réalité, il sert à déchiffrer l’homme ;  le but ultime étant de se comprendre soi-même à travers les symboles. Dans sa philosophie de la  volonté, Ricœur insiste sur le caractère faillible de l’homme, l’expérience de la faute qui peut  demeurer incompréhensible. Le mal réalisé, et non seulement possible, échappe à la  conceptualisation. En conséquence, la philosophie doit s’en remettre aux langages de l’aveu et du  mythe, or ces récits mettent en jeu une symbolique du mal. Ainsi, dans le langage de l’aveu trouve-t on la symbolique de la souillure, du péché et de la culpabilité. La souillure peut être tache,  contamination et purification. Le péché peut être perçu comme écart, déviation, rébellion, et la culpabilité peut signifier dette, rétribution et tribunal. Cette symbolique du mal traverse les mythes ;  cosmologique : du chaos et de la création, mythe adamique de la chute et du salut, mythe tragique  de l’égarement inévitable et mythe orphique, de l’âme exilée. 

Walter Benjamin

L’allégorie en opposition au symbole chez Walter Benjamin 

Dans l’Origine du drame baroque allemand, la totalité comme objectif de la connaissance allégorique  est à l’opposé de la totalité harmonieuse de l’image symbolique du monde. L’allégorie est élaborée à  partir de matériaux disparates, constitues de ruptures. Walter Benjamin étudie le héros, le lieu et le  temps du Trauerspiel. Le roi, héros du drame baroque, apparaît sous des formes extrêmes et  opposées : celles du tyran ou du martyr. La cour peut être à la fois le lieu de l’intrigue, du complot ou  de la socialisation courtisane ; lieu de l’action. Plus précisément, le temps peut présenter un double  aspect contradictoire non résolu : celui de la catastrophe ou du paradis. Le monde du drame baroque  allemand, radicalement terrestre, ne propose aucune libération ici-bas ; sa vocation est d’être  mortelle, sans consolation, d’où la tristesse de ses personnages et la prépondérance du deuil. En  bref, le Trauerspiel met en scène le déroulement catastrophique de l’histoire du monde. A l’opposé,  dans la tragédie, le héros pouvait surmonter le destin par la mort. Dans le drame baroque, au  contraire, la vie est toujours jugée depuis la mort, comme production de cadavres. Ce point de vue vaut pour l’individu mais aussi pour l’histoire toute entière. L’histoire du Trauerspiel produit un lieu  de décombres. 

La seconde partie du Trauerspiel insiste sur l’allégorie comme figure centrale du drame baroque. Elle constate que dans les mouvements d’avant-garde, la nature n’est plus symboliquement signifiante.  La fin du Trauerspiel est une ouverture métaphysique. Le critique doit se faire allégoricien, porter sur  lui le péché, le traverser et opérer la salvation. Toutefois, alors que le symbole sublimait le destin, en  transformant la nature dans la lumière de la délivrance, dans l’allégorie, c’est la facies hippocratica (changement produit par la mort ou la longue maladie dans l’apparence corporelle) de l’histoire  comme paysage originaire pétrifié qui émerge. L’allégorie présente l’histoire dans ce qu’elle a de  douloureux, d’intempestif. L’allégorie s’exprime comme conscience de la vanité qui hante les poèmes  baroques. Le langage allégorique peut être apparenté à un langage déchu, qui a perdu la force du  paradis et erre indéfiniment dans le labyrinthe ou les méandres de la création. Finalement, il ne reste  à la fin que la force messianique pour s’éveiller dans le monde de Dieu. A l’opposé, dans le symbole,  le visage transfiguré de la nature se révèle dans la lumière du salut. Le symbole fait coïncider l’image  avec sa signification dans une révélation fulgurante, alors que l’allégorie opère des renvois à l’infini,  au sein de laquelle le temps est à l’arrêt. Benjamin, partisan de l’allégorie avec Schiller, s’oppose  donc à Goethe, partisan du symbole. Pour lui, « il y a une grande différence selon que le poète  cherche le particulier en vue de l’universel ou voit l’universel dans le particulier. De la première  manière naît l’allégorie, où le particulier vaut uniquement en tant qu’exemple de l’universel ; la  seconde correspond à la véritable nature de la poésie ».  

Selon Walter Benjamin, Baudelaire est l’héritier de cette conception allégorique, mais tandis que  l’allégorie baroque ne voyait le cadavre que de l’extérieur, Baudelaire l’observe de l’intérieur dans  Une charogne. Au 19ème siècle, l’allégorie abandonne le monde extérieur pour s’établir dans  l’intériorité, en parallèle de l’émergence de la psychanalyse. L’allégorie est antimythique et détruit le  sentiment de l’organique. Benjamin évoquant le baroque de la banalité chez Baudelaire, relie donc  ce dernier à l’origine du drame baroque. Son étude sur Baudelaire devait comporter trois parties  dont la première : Baudelaire comme allégoricien, or seule la seconde sera rédigée. Benjamin oppose  Baudelaire (et Blanqui) comme allégoricien à Victor Hugo, ancêtres des sociaux-démocrates  humanistes ayant foi dans le progrès continu. 

L’allégorie chez Pier Paolo Pasolini 

Dans la divine mimesis, écrite entre 1963 et 1965, Pasolini évoque les conséquences dévastatrices de  la société de consommation. Il fait écho à la condition de l’homme moderne d’Hannah Arendt et  annonce Jean Baudrillard, pourfendeur de la société de consommation. Pasolini reprend le schéma  de Dante et son voyage en enfer ; la divine mimesis étant divisée en chants elle aussi. Dans les deux  premiers chants, Pasolini prend ses distances avec le parti communiste italien. Il se retrouve face aux  trois fauves : la panthère, le lion et la louve, allégories des vices humains. La panthère représenterait  chez Dante la luxure et Florence, le lion l’orgueil et l’Empire, la louve l’avarice et la Rome papale. Ces  formes animales constituent autant d’obstacles qui nous renvoient dans la forêt sombre des vices et  des péchés. Cette allégorie des trois fauves peut aussi faire penser aux trois métamorphoses du Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche ; le chameau porteur de valeurs, le lion qui détruit ces mêmes  valeurs et leur fardeau, et enfin l’enfant créant de nouvelles valeurs. L’enfant cependant est appelé par Nietzsche à penser un monde nouveau dans l’affirmation de nouvelles valeurs, au-delà du bien et  du mal, au- delà du nihilisme. Rien de tel chez Pasolini où la louve incarne la tyrannie. 

Domenico Notarangel et Pier Paolo Pasolini (photographie)

Première allégorie animale : la panthère, incarne, chez Pasolini, l’attachement à la vie maternelle et  aux valeurs chrétiennes ; la panthère se présente comme une mère, comme une église. Le lion  incarne le poète arrogant qui détruit la réalité ; la louve, quant à elle, est l’allégorie du désir sexuel. Cette dernière ne se laisse pas refouler et s’impose à la conscience. La louve, allégorie du désir, est  devenue obsessionnelle, rendue monstrueuse par la marchandisation. Pour Pasolini, il y a rupture  entre les années 1950 et 1960. L’avènement du capital monétaire multinational a supplanté le  pouvoir traditionnel, y compris celui de l’Eglise. Il menace, à l’instar de la louve, l’activité de  l’écrivain, ce qui pousse ce dernier à changer de route. Prendre un autre chemin signifie peut-être  aussi passer de la littérature au cinéma. En tout cas, l’allégorie des trois fauves brise la continuité  temporelle que l’idée de progrès véhicule. Les fauves évoquent à la fois la société contemporaine, et  par la référence à Dante, ils renvoient à un moment historique passé. Le présent des années 1960 se  lie ainsi au Moyen-Age. La valeur du temps s’inscrit ainsi dans la rupture, la différence, la discontinuité. Il en va de même dans Œdipe-roi, dont l’action se situe tout d’abord dans l’Italie du  20ème siècle, avant d’être relocalisée dans une Thèbes antique, située en une contrée désertique,  vraisemblablement d’Afrique du nord, pour finalement opérer un retour vers l’Italie contemporaine. Pasolini suggère donc une dynamique entre l’ancien et le nouveau, distincte de la dialectique  matérialiste ; projetée vers la synthèse idéale des différences, le gouffre qui sépare l’emporte sur la  plénitude de la solution. 

A la fin du deuxième chant de la divine mimesis, l’allégorie des fleurs peut se traduire en philosophie  de l’agir. La fleur évoque l’image de quelqu’un qui se redresse sous l’effet de la lumière à l’instar de  Dante qui a le courage de traverser l’enfer grâce à la vérité qui illumine. Mais l’avènement de la  société de consommation va pousser Pasolini vers d’autres réalités, à l’extérieur de l’Europe. Ainsi, les années 60 sont-elles des années de voyage en Afrique et en Orient, ce changement géographique  s’accompagne en parallèle du déplacement de la littérature vers le cinéma. Ce périple géographique  est lié à une conception de l’histoire qui questionne la linéarité du progrès.  

Dans le poème La Guinée – 1962, la négritude devient une allégorie, Pasolini la retrouve dans les  provinces blanches d’Italie, mais il n’y a pas de synthèse entre les deux. Le tiers-monde est pour  Pasolini plus qu’une réalité géographique, il devient une allégorie ; un espace ouvrant la perspective  d’une alternance au capitalisme occidental. 

Dans Médée, deux temps apparaissent aussi, couplés à deux espaces. Le temps archaïque et le temps  moderne sont concurrents. Il allégorise l’antinomie entre le territoire d’une Colchide superstitieuse  et une Grèce matérialiste, dans le même sens la passion antinomique de Médée et de Jason les  pousse à s’aimer mais aussi à se détruire. Le film transpose dans l’Antiquité l’opposition de deux  mondes, le premier est le monde ancien, rural, pieux, assimilé par Pasolini à la campagne de son  enfance ou au tiers-Monde émergeant et d’autre part le monde industriel, néolibéral, consumériste.  Ainsi la Colchide de Médée est très superstitieuse alors que la Grèce de Jason est sans croyance,  dévoyée. L’expédition des Argonautes est vue comme une razzia, Jason entreprenant le pillage de la  Colchide. Pasolini se range donc du côté de Médée, le monde de la Colchide, monde dans lequel le  divin s’exprime en permanence sous forme de hiérophanies structurées. Influencé par la lecture de  Mircea Eliade, Le sacré et le profane, Médée, dans la version pasolinienne, implore un espace sacré, structuré, basé sur le sacrifice – acte de rendre sacré, au début du film. Médée, magicienne, fera  finalement appel aux éléments naturels : soleil et terre, afin d’accomplir sa vengeance. Médée est  aussi considérée, dans la tradition, comme hypostase de Déméter, divinité de la terre. Le temps dans  Médée s’exprime aussi dans l’irrégularité du montage, dans l’instantanéité ; les mêmes plans  donnent au temps un aspect cyclique, apparenté au temps de l’éternité, opposé au prétendu temps  du progrès, incarné par Jason et la Grèce matérialiste, orienté vers le consumérisme. La conquête de  la toison d’or par Jason évoque la soif de l’or, la frénésie et l’accumulation des richesses. 

Porcherie dénoncera aussi les dérives de la société de consommation, dans l’Allemagne d’après guerre, la porcherie étant l’allégorie de la puissance industrielle allemande qui a pu s’exprimer  auparavant dans l’extermination programmée. Le film évoque, sur un mode parallèle, le  cannibalisme médiéval et le massacre planifié, à grande échelle. L’histoire se présente donc comme  éternel retour de la catastrophe, sans illusion de progrès. Lhomme n’est-il pas réduit alors au rang  d’animal, dévoré par sa propension au vice ? Nous sommes face à une consommation sans limites,  sans tabou, transgressant les interdits (zoophilie). La propension morbide à aimer les porcs se  transforme en dévoration du propre corps du protagoniste (porco anagramme de corpo),  autodévoration inavouable, qui doit rester secrète. 

Dans Salo ou les 120 jours de Sodome, Pasolini reprend le schéma des cercles de Dante, présentant  trois cercles : celui des passions, de la merde et du sang. Ces cercles constituent l’antichambre de  l’enfer : Antinferno. L’histoire se présente ici comme un éternel retour de la violence, de la  catastrophe, mais derrière la dénonciation du régime fasciste émerge la dénonciation du néototalitarisme imposée par la société de consommation. Cette consommation insatiable mène à la  destruction, à la mort ? Rappelons que Pasolini fut fasciné par le monde rural, progressiste, opposé à  la société de consommation. Il s’exprime aussi comme libertaire anti-hédoniste et anti-avortement,  comme athée mais déplorant la disparition du sacré. Bref, sa conception du monde ne repose plus  sur une quelconque synthèse dialectique mais se fige dans de pures oppositions. Ainsi, dans Salo ira t-on jusqu’à affirmer que les fascistes sont les vrais anarchistes. 

Alain Naze, « Temps, récit et transmission chez W. Benjamin et P. P. Pasolini » (L’Harmattan, 2011)

Alain Naze, dans Temps récit et transmission chez Walter Benjamin et Pier Paolo Pasolini, voit en ce dernier un chiffonnier de l’histoire, ce qui fait écho à Walter Benjamin., qui voyait en l’historien  révolutionnaire un chiffonnier opérant le salut au milieu d’un champ de ruine, de la catastrophe. Le  chiffonnier, Lumpensammler, évoque le prolétaire en haillons de Marx, Lumpenproletarier, n’ayant  plus de conscience de classe. Au contraire chez Benjamin et Pasolini, le chiffonnier de l’histoire opère  la rédemption de ce qui semblait vouer à l’oubli. Ainsi Pasolini extrait-il le rebut et le recycle tout  autant en littérature qu’au cinéma. Plus précisément, les vaincus sont appelés à la remémoration au  sein d’une histoire catastrophique. Par là même, l’usage récurrent de l’anachronisme chez Pasolini,  sous forme d’analepse, de prolepse et d’opposition frontale, s’oppose à la destruction sans fin du  passé. Celui-ci s’introduit dans notre époque sous forme de scandale ; ce qui interrompt la continuité  temporelle harmonieuse, d’un prétendu progrès linéaire. Les laissés-pour-compte de l’histoire  officielle sont alors retenus et sauvés de l’oubli. Cette critique du progrès chez Pasolini lui vaudra  pourtant l’étiquette de réactionnaire. Homme des contraires, récusant les mythes au profit d’un  passé révolu, la société de consommation au profit des réalités ancestrales, il a fondé sa conception  du monde sur de pures oppositions, sur une dialectique à l’arrêt, tout comme chez Walter Benjamin, 

Dialektik im Stillstand. Le privilège accordé à la figure de l’oxymore, à la coexistence des contraires :  le collectionneur et le chiffonnier chez Walter Benjamin, tout cela tend à réinterroger et à dissoudre  le moment de la synthèse. Ainsi, dans La Rabbia, affirme-t-on que : « seule la révolution est capable  de sauver le passé ». Walter Benjamin, quant à lui, thématise la notion de temps messianique : « A  nous, comme à chaque génération précédente, fut accordée une faible force messianique sur  laquelle le passé fait valoir une prétention. Cette prétention il est juste de ne point la repousser » (Sur le concept d’histoire, Thèse II).

© Philippe Fleury

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