Hommage à Jean-Luc Nancy

Hommage à Jean-Luc Nancy | Une pensée finit #12

Extrait de « L’Homme, ce vieil animal malade » de Simone Fuhr

J’ai vu Jean-Luc Nancy pour la première fois en 2005, à Lille, à l’occasion d’une journée d’étude sur la question du corps. Arrivé à la fin de l’exposé précédent le sien, il est intervenu du fond de la salle pour s’agacer de l’orateur, qui piétinait autour d’une distinction conceptuelle, et pour la trancher définitivement en deux mots. Le scrupule académique, un peu bavard, d’établissement du savoir, le rendait impatient : il fallait avancer outre.

Déjà, L’Absolu Littéraire, écrit avec Lacoue-Labarthe, était au fond un livre sur la répétition, appelant à une « vigilance » historique concernant la « compulsion de répétition ». Il s’agissait de reconstituer le système romantique au plus proche de la lettre d’un corpus morcelé, qui était la seule condition d’un dépassement et d’un affranchissement des contraintes du « programme » de la modernité représenté par le premier Romantisme allemand. Ce livre difficile, à la composition étrange, qui se présente lui-même comme une simple présentation de traductions inédites de divers textes de la période 1798-1802, assorties de leur commentaire, dépasse d’emblée le projet de traduction et de commentaire académique, en devenant une sorte de performance poétique – en tout cas, elle-même une œuvre au sens fort. L’ouvrage accomplit en un sens le programme en montrant que le projet de la pensée romantique est de définir comment le faire devient commentaire et le commentaire devient un faire. Le travail universitaire devient ainsi l’occasion d’une expérimentation de pensée qui me semble la matrice de ce qui sera la démarche de Nancy ou, plus précisément, de son allant (« qui aime le mouvement, actif »).

L’allant de Nancy

« L’Absolu littéraire : Théorie de la littérature du romantisme allemand », Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe (Seuil, 1978)

Cette pensée finie frayait son chemin entre les reprises idéologique et autres modes du modernisme (à quoi l’on cherche parfois à la réduire), et toutes les tentatives, refondation de reconsolidation, de réaction, de simplification, de conservation, de frigorification et autres régressions, qui constituent d’ailleurs plutôt des appels et des vœux, que des réussites théoriques ou philosophiques. Le fondement en tant qu’ultime, d’éminent, devenait une vulgaire doxa. Sa fonction, de philosophique, devenait simplement psychologique : incantation rassurante pour appréhender les mutations du monde ou, au contraire, catastrophiste ou apocalyptique, sous la forme plus tardive de l’effondrement (toujours accompagnée, bien sûr, d’un espoir consolateur).

La gageure philosophique en est alors : comment penser sans les catégories fondamentales de la pensée ? On ne peut les éviter, soit, mais on peut toujours éviter de se reposer dessus en les rendant elles-mêmes mobiles. De quoi s’agissait-il ? De la substance, du sujet, de ce qui doit tout soutenir, du soutenir le tout ; de ce qui, invisible, se tient au-dessous de ce tout : hupokeimenon, subjectum, Ground, principium. Ce n’est pas l’absence de fondement, c’est la découverte d’un au-delà du fondement dans la pensée, qui au reste est déjà acté dans toutes les autres sciences et ne semble faire scandale que pour une philosophie mythologiquement réduite, précisément, à sa fonction de fondation. Or, la pensée se passe de fondement extérieur car elle a déjà en elle son propre support : la langue plurielle, et elle peut avancer en prenant appui sur sa propre concrétion, qui est à la fois conceptuelle, figurale et matérielle (signifiante). La re-mobilisation générale des concepts passe par leur reconduction à leur strate métaphorique concrète « les figures étant elles-mêmes l’effet d’un mouvement qui les trace »[1], et parfois même à leur texture sonore. L’arbitraire du renvoi du signifiant au signifié peut être dépassé par une re-motivation des signes, qui constitue au reste une opération psychique ordinaire, non nécessairement pathologique.

L’allant de la pensée de Nancy, donc, c’est de répéter le fondement conceptuel, à chaque fois, de manière à le décoller de ses semelles pour effectuer le pas suivant – en y mettant tout son poids et toute sa légèreté ; le mouvement de la marche étant aussi bien une oscillation entre le haut et le bas, entre le décollage et l’atterrissage – et entre le ciel et la terre, si l’on veut –, qu’une translation horizontale. Le rythme de la marche est binaire, mais cette binarité n’est pas l’alternance d’une fermeture et d’une ouverture, ni celle d’un positif et d’un négatif. Si négativité il y a, il s’agit du déséquilibre moteur par rapport à une stabilité première ou terminale supposée, qui déporte le corps marchant vers l’avant – qui le dé-stabilise : qui défait un sujet de sa substantialité.

L’allure de Nancy

C’est le rassemblement de toutes les dimensions de l’espace autour du mouvement d’un corps qui font de cette pensée une pensée libre de fondement, et s’exposant à la limite extérieure du langage et du sens : « L’union se fait dans l’ordre du mouvement »[2]. La limite réelle du dicible (Bataille) remplace le fondement imaginaire (Zemmour) dans la formation concrète de la pensée. Constituant à la fois un rapport à elle-même et à sa limite, elle fait corps, à la fois avec elle-même et avec le corps qui la pense. Devenue plus sensuelle, elle devient plus érotique, c’est-à-dire à la fois plus séduisante et plus féconde, en soumettant sa reprise compréhensive aux conditions de la continuation du mouvement : à l’erre de cet allant. La pensée devient mortelle aussi – finie, donc vivante : elle perd l’idéalité de son identité à soi, s’exposant à l’altération, à la trahison, à la reprise – en y résistant tout aussi bien, à titre de corpus concret,  « excrit », à titre de lettre.

Le corps reprend la fonction du sujet : le support de fait, à la fois mobile, fini et singulier. Il redevient au fond proche de la « substance » aristotélicienne avant les aventures de son interprétation onto-théologique et métaphysique : une singularité physique dernière. Le corps est garant de l’unité classique du représentant et du représenté dans le discours (Louis Marin).

« L’Adoration. Déconstruction du christianisme, II », Jean-Luc Nancy (Galilée, 2010)

Dans le corps nancéen, ce qui était pensé comme « intérieur » (la conscience, l’âme) est exposé à l’extérieur : l’intériorité peut se retourner comme un gant. C’est l’unité de l’âme et du corps telle que révélée par le dernier Freud : « la psyché est étendue » signifie pour Nancy : « l’inconscient, c’est le corps ». Que la psyché soit étendue doit avoir pour conséquence réciproque que l’étendue est psychique : elle ne se reconnaît pas dans un référentiel euclidien ou galiléen, « belles épures de géométrie (…) mais alors tout flotte étendu en l’air, et le corps doit toucher terre »[3], mais selon une topique et une dynamique propre. A chaque corps, son propre espace-temps, sa propre courbure. Le corps nancéen n’est pas seulement ouvert, exposé, excrit, « lieu ontologique pur » (Granel), il est aussi allure, c’est-à-dire vitesse antérieure au partage du temps et de l’espace ; l’allure est donc à la fois vitesse et espace-temps. L’allure du corps n’est pas sa présence : elle en fait un corps relatif, c’est-à-dire dissocié d’une présence de référence. L’unité de l’allure est immédiatement différenciée comme espace et comme temps. Le moteur du mouvement, Nancy le trouve dans « la tentative la plus puissante qui ait été tentée depuis la fin des métaphysiques »[4], le Trieb de Freud, à savoir la pulsion. La pulsion est le récit d’une provenance antérieure, d’un ailleurs qui « forme en nous le plus originaire et le plus énergique moteur de cet élan que nous sommes »[5].

L’allure n’est pas seulement le mouvement, elle est aussi la vitesse. La vitesse est le rapport entre le temps et l’espace : elle est ce qui distribue les quatre dimensions de l’espace-temps. L’allure est ainsi à la fois démarche, vitesse et style. L’allure d’une pensée est ce qui lui permet de voyager dans l’espace et dans le temps. Entendons : de se déplacer dans les représentations du temps, de se soustraire un moment à elle afin de prendre en vue ce qui nous entoure – soit, notre temps. Le penseur revêt ses bottes de sept lieux et l’allure accélère, ce qui ralentit relativement la vitesse du mouvement des représentations. Cela donne cette somptueuse conférence, Seul un Dieu peut nous sauver, qui réinterprète l’ensemble de l’histoire de l’Occident en revoyant dos à dos le monothéisme et l’athéisme comme constituant un même mouvement de retrait du divin.

On m’a plusieurs fois demandé – question d’usage ou souci réel – si Nancy avait été enterré selon un rituel religieux (catholique). Curieuse question à poser pour celui qui reconduisait le christianisme au monothéisme, le monothéisme à l’athéisme (avec Schelling) ; et enfin l’athéisme à ses modernes avatars, le nihilisme sous la forme du règne de l’équivalence mondialisée, et l’humanisme. Cela ne nous rappelle que la réputation d’une œuvre n’équivaut pas à sa connaissance. Mais dans sa naïveté, ou son conformisme, cette question soulève peut-être la question de savoir dans quelle mesure ce penseur du christianisme est encore un philosophe chrétien.

Pour Nancy, l’histoire de l’Occident serait en somme, à la suite de Nietzsche, l’histoire de la propagation du christianisme. Le christianisme serait en dernière instance ce processus d’auto-dépassement de l’Occident produisant la mondialisation. Il se développe en se déconstruisant lui-même. Nancy en fait ainsi à la fois l’origine du mouvement du monde et de son propre mouvement de « déclosion ». Mais ne court-il pas le risque d’illimiter ainsi le christianisme, en en faisant la seule forme possible d’athéisme ? Lors d’une de ses conférences au Collège International de philosophie, qui se tenait au Lycée Henry IV, Danièle Cohen-Lévinas lui a posé, visiblement émue, la question de savoir comment il pouvait poser le christianisme comme étant à l’origine de son propre principe de déconstruction, en écartant si manifestement qu’il pourrait plutôt provenir de son origine juive. Elle relançait ainsi les premières objections avancées en son temps à Nancy par Derrida. Réponse, un peu embarrassée, de Nancy : « Mais je ne suis ni musulman, ni juif… ». Est-ce à dire qu’il revient aux seuls Juifs de témoigner de l’origine pré-chrétienne du christianisme ? La provenance de cette « pulsion » freudienne, sur laquelle s’achève le deuxième tome de la Déconstruction du christianisme, ne fait-elle pas signe vers un judaïsme pré-chrétien, dont l’anamnèse constituerait la seule possibilité d’un dépassement du christianisme ? La pulsion est-elle seulement l’objet du récit freudien, ou a-t-elle au contraire elle-même une histoire et une mémoire de la vie, en-deçà des formes du mythe ou de l’idéalité, dont elle serait l’affirmation et la poussée persistante ?

© Bastien Noël


Notes :

[1]Jean-Luc Nancy, Corpus, ed. Médaillé, Paris, 2000, Corpus, p.139

[2] Ibid. p.138

[3]Ibid.

[4]Jean-Luc Nancy, L’Adoration, Galilée, 2010, p.146

[5]Ibid, p.145

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