Lectures

L’écologique de l’écologie | « L’Ecologique de l’Histoire », Valentin Husson

Crédits : Henrik Weis – Getty

Le livre de Valentin Husson, L’Écologique de l’histoire, laisse résonner dans toute son ampleur le sentiment d’inquiétante étrangeté que « l’écologie » vient insinuer dans le corpus de la philosophie. On peut y prendre la mesure de ce que l’écologie, ce que ce nom désigne ou plutôt ne parvient pas à désigner, vient faire à la philosophie. Toute l’audace de Valentin Husson consiste à tenter de mettre la philosophie (le tout de la philosophie, mais aussi la philosophie comme tout, en son histoire) en face de ce que désigne ou ne parvient pas à désigner « l’écologie ». Dans le livre de Husson, laphilosophie à l’œuvre tente en effet de relever le « défi écologique ».

Mais, avant toute chose, qu’est-ce que la philosophie a à faire de l’écologie ? Inversement, qu’est-ce que l’écologie a à faire de la philosophie ? Ces questions se posent, brutales. Rappelons que l’« écologie » désigne tout d’abord la science des rapports entre les vivants et leur milieu, science comprise au sein du champ plus vaste et trans-disciplinaire, comme on dit, des sciences de l’environnement. « Écologie » désigne ensuite, par un étrange glissement du champ des sciences naturelles au champ politique (étrange, car imaginons un instant ce que voudrait dire le « parti des physiciens » ou les « partisans de la chimie politique »), une certaine orientation ou parti pris politique, puis un certain mode de vie, un ensemble de pratiques éthiques, économiques et sociales, celles-ci se présentant toujours comme la partie valant pour le tout, comme le signe, dans le champ politique et social, représentant un « problème » affectant la Terre. Or, c’est cette orientation et cet ethos qui, enfin, s’adjoint ou cherche à s’adjoindre une certaine « philosophie ». Entre guillemets, car le terme désigne, ici, soit un ensemble très vague de « valeurs », soit une « idéologie » (ce mot, dans son usage populaire, lui aussi très vague, signifie une « façon de penser » ou un ensemble d’opinions nécessairement orienté, et il tend à remplacer ceux de système conceptuel, de pensée logiquement cohérente, voire de pensée tout court). Être écologiste, ce serait porter une certaine « vision du monde », ce serait avoir une certaine « philosophie » (parmi d’autres), qui dériverait de l’écologie proprement dite, c’est-à-dire de l’écologie scientifique, et plus exactement, en fait, des sciences de l’environnement. C’est alors qu’en retour, semble-t-il, l’« écologie » en vient à désigner les sciences de l’environnement dans leur ensemble, sciences qui, rappelons-le, comprennent aussi bien la chimie et la physique que la sociologie et l’anthropologie, en tant qu’elles peuvent toutes converger en principe autour d’un même objet[1]. Le signifiant « écologie » semble donc emporté dans un mouvement métaphorique se bouclant comme sur son propre, et il semble emporter dans ce mouvement la philosophie (c’est-à-dire son histoire), qu’il met entre guillemets en la réduisant à l’un de ses moments, en la relativisant au titre d’une philosophie. L’« écologie » paraît en ce sens n’avoir rien à faire de laphilosophie, s’il est vrai que celle-ci est essentiellement métaphysique, en ce qu’elle pose et se pose, par-delà toute « vision du monde » ou « idéologie », la question de « l’être en tant qu’être » ou de « la Chose même ». L’écologie scientifique n’a pas besoin de la philosophie ; l’écologie politique se cherche une « philosophie » qui n’est rien d’autre qu’une « idéologie » ou la formalisation théorique d’un mode de vie ; et le mouvement dans lequel est emporté le signifiant écologie n’a nul besoin de la philosophie pour avoir lieu, tant il semble même s’élever sur l’oubli de l’histoire de la philosophie, et tant il passe la maîtrise conceptuelle.

Valentin Husson, « L’Ecologique de l’Histoire » (Diaphanes, 2020)

Cependant, d’autre part, qu’est-ce que la philosophie a à faire de l’écologie ? Peut-il y avoir une philosophie de l’écologie ou une philosophie écologiste ? Il y a bien une philosophie des sciences, et donc pourquoi pas de l’écologie ? Il y a bien aussi une philosophie marxiste, et donc pourquoi pas écologiste ? Certes. Mais dans un cas, cette philosophie se cantonnerait à l’épistémologie d’une science particulière, l’écologie scientifique, et dans l’autre elle se laisserait réduire à la production d’un corpus idéologique, l’écologisme, qui devrait alors être une science de l’histoire. Ou alors, et en retour, cette philosophie serait la philosophie de l’écologie en tant que l’écologie désigne les sciences de l’environnement, et elle consisterait en l’épistémologie de ce champ trans-disciplinaire constitué par la convergence des sciences humaines et naturelles autour d’un objet commun. La question du statut ontologique de cet « objet » se poserait alors, et avec lui serait mise en jeu cette trans-disciplinarité constitutive elle-même. Or, la philosophie, à un moment de son histoire, n’a t-elle pas considérée qu’elle était elle-même « la science », en ceci qu’elle relèverait en elle-même, qu’elle serait elle-même la relèvede chacune des sciences particulières ? La philosophie, avec Hegel (sans qui d’ailleurs il n’y aurait sans doute aucun accès à quelque chose comme la philosophie) ou Husserl, ne se pense-t-elle pas comme la systématicité même du système des sciences ?[2] En définitive, l’« objet » même dont s’occupent toutes les sciences, fut-ce sans le savoir ou sous une figure particulière, n’est-ce pas « l’être en tant qu’être » ? Pour le dire autrement, chacune des sciences ne visent-elles pas, à travers la figure d’un objet particulier, ce que Hegel appelle la « Chose même », la réalité du réel ? Non plus un objet, mais ce qui fait que tout objet, et donc toute science, est. Finalement, si l’écologie désigne l’ensemble des sciences de l’environnement, dont la diversité est malgré tout traversée par l’unité d’un même objet, on peut légitimement se demander, aussi étrange que cela paraisse, si la philosophie n’est pas l’écologie elle-même. La philosophie (hegelienne du moins, mais peut-être toute philosophie est-elle toujours condamnée, en un sens, à être hegelienne) n’aurait donc, pour sa part, rien à faire de « l’écologie », puisqu’elle y entendrait un autre nom d’elle-même. L’écologie ne serait pas un champ spécifique dont la philosophie pourrait s’emparer ou qu’elle pourrait investir, puisqu’elle mettrait en jeu le tout de la philosophie elle-même. Cela ne va pas, cela ne peut pas aller pour le philosophe sans le sentiment, plus insistant chaque jour sans doute, de cette inquiétante étrangeté évoquée plus haut.

C’est au cœur battant de ce sentiment que s’engouffre le livre de Valentin Husson. Tâchant de penser la signification du « défi écologique » présent, il s’efforce de mettre le tout de l’histoire de la philosophie en rapport avec celui-ci. Or, cette mise en rapport déplace, aussitôt, le tout de cette histoire, et ce déplacement fait apparaître que ce « défi » est constitutif de ce tout. Dès lors, un paradoxe apparaît : la mise en rapport du tout de l’histoire de la philosophie avec le « défi écologique » présent fait apparaître que ce « défi » n’est justement pas présent, pas seulement présent, ou du moins pas nouveau. Ce « défi », aussi présent et urgent soit-il, vient à l’Occident (et de l’Occident au monde) depuis son passé, depuis son histoire, et plus précisément depuis ce qui constitue cette histoire en totalité (depuis ce qui fait de l’histoire de l’Occident l’histoire d’une totalité et de l’Occident la totalité d’une histoire, c’est-à-dire la philosophie, comprise comme essentiellement déterminée par la métaphysique). Autrement dit ce « défi », aussi présent et urgent soit-il, viendrait à l’Occident depuis l’historicité même de son histoire. Le fond de cette histoire – qu’elle soit une « écologique » au sens d’une « logique d’appropriation »,  telle est la thèse de Husson – refluerait à présent, serait à présent « devant nous ». Le fond de l’histoire occidentale s’offrirait à présent comme « notre » présent, et il y aurait bien quelque chose comme une bizarre « révélation » écologique[3]. Le reflux, au présent, de ce fond de l’histoire occidentale, révélerait en effet que le sens de celle-ci ne fut jamais rien d’autre, en un certain sens, qu’écologique. L’histoire de l’Occident (et l’histoire de son économie) aura toujours été hanté par l’écologie. Du même coup, c’est le sens de ce qu’on appelle « écologie » qui en vient à trembler, et qui demande à être compris, justement, dans la perspective de cette histoire. L’écologie aurait une histoire, et cette histoire coïncide avec celle qu’elle hante, qui n’est autre que l’histoire de la philosophie (occidentale).

Si l’Occident peut « avoir une histoire » (un passé, mais aussi un avenir) c’est parce qu’il est, en son fond nous dit Husson, logique d’appropriation, écho-logique (de ekhein, avoir), et non appropriation de son fondement comme envoi (Geschick). Là est la distance, infime mais sans doute infinie, avec Heidegger. La « co-propriation » qu’instaure l’événement (Ereignis) ne semble plus pouvoir être pensée comme appropriation d’un fondement historial ou comme appropriation fondamentale d’une historialité s’envoyant depuis le sans-fond de l’être. Mais alors comment ? Que propose ici Husson ? Que fait-on quand on pense le fond de l’histoire de la philosophie comme « logique d’appropriation » ? Cette « logique » est-elle encore bien un fond, un fondement, ou est-elle toujours tendue, comme un pont au-dessus de l’abîme, par-delà la possibilité de l’effondrement de tout fondement ? Et que vient faire le « défi écologique » à la philosophie, s’il l’oblige à se retourner sur son histoire comme sur elle-même, pour peut-être la retourner de fond en comble et la défigurer ? L’urgence qui apparaît ici comme celle de l’écologie, c’est celle de libérer, du sein de l’histoire de la philosophie, qui est l’histoire de la compréhension de soi de l’Occident se globalisant, la possibilité d’une autre histoire, et partant d’un autre monde. Quel monde possible recèle encore cette « mondialisation » qui décompose les mondes ? Pour commencer à répondre à cette question, il faut commencer par exhumer de l’histoire de ce qui se « mondialise » la possibilité d’un rapport approprié à ce qui l’entoure, à ce qui nous entoure, rapport constitutif de l’appropriation de soi (par quoi se prouve, dans le même mouvement, que l’environnement ne fait pas que nous environner, mais nous constitue).

*

On le comprend déjà, l’histoire dont il s’agit, fut-elle la « nôtre », n’est plus immédiatement reconnaissable. C’est que Husson nous invite à nous approprier, dans cette histoire, une autre histoire, voire une « contre-histoire », autant qu’à nous approprier nous-mêmes depuis l’appropriation de cette autre histoire. Autrement dit, tant que nous ne saurons pas quelle est cette autre histoire, nous ne saurons pas non plus ce que nous sommes. Cependant, savoir ce qu’est cette autre histoire, c’est aussitôt se l’approprier. C’est aussitôt l’avoir. Et c’est aussitôt nous approprier à nous-mêmes. Cette autre histoire n’est pas en effet avant que nous ne nous la soyons appropriée, puisqu’elle est précisément l’histoire de l’avoir ou de l’appropriation, et non pas l’histoire de l’être. Cette autre histoire, c’est donc l’histoire de ce qui n’est pas sans que quelqu’un, déjà, se l’approprie. Ou, autrement dit, elle n’est qu’en tant qu’elle s’approprie, qu’on se l’approprie, qu’on s’approprie à soi en se l’appropriant, et qu’ainsi elle s’approprie à elle-même en tant qu’histoire. Cette triple appropriation indémêlable est ce à quoi donne lieu, de fait, L’Écologique de l’Histoire. Cette « histoire de l’avoir en Occident », si elle « précède » l’être, ne peut être qu’une histoire qu’on a ou qu’on n’a pas. Mais cela veut-il dire qu’on la possède ou non ? Husson nous dit-il que certains possèdent cette histoire tandis que d’autres ne la possèdent pas ? Y a-t-il deux, voire plus de deux histoires dans l’histoire ? Dans ce cas, certains auraient comme histoire l’histoire de l’être, tandis que d’autres auraient comme histoire l’histoire de l’avoir. Il n’empêche cependant que chacun a une histoire. L’histoire comme histoire de l’être doit être appropriée, tout comme cette autre histoire, celle de l’avoir, doit l’être. Ce dont il est question ici, ce n’est pas de deux histoires au sens de l’histoire de deux objets différents, l’être et l’avoir, mais bien de deux modes historiques différents de la même histoire. Il faut bien que l’histoire soit pour qu’on se l’approprie, mais inversement, une histoire qu’on ne s’est pas appropriée n’est pas. La mémoire elle-même est appropriation, et nous ne sommes historiques que pour autant que nous nous approprions notre passé comme autant de possibilités d’avenir. Quel est donc le mode qui prime ? L’être ou l’avoir ?

Portrait de Valentin Husson (Crédits : Equipe créative)

Husson le dit clairement : l’avoir précède l’être, et l’histoire de l’Occident serait « déterminée de part en part » par l’avoir ou par l’appropriation[4]. C’est donc parce que nous nous approprions l’histoire que nous pouvons dire, ensuite, qu’elle est, et elle n’est qu’en tant qu’on se l’approprie. Elle n’est donc pas, ou n’est pas autre chose, qu’appropriation elle-même. L’histoire, en son essence, est l’histoire de l’appropriation, et donc de l’appropriation de son essence. L’appropriation précède l’histoire de l’être. Mais cela veut-il dire qu’elle se tient en dehors de l’histoire et du temps, comme l’être en lui-même non-historique de l’histoire ? Non, ce qu’il faut peut-être parvenir à penser, à la limite de toute pensée, c’est une histoire sans être ni essence, une histoire comme appropriation, qui fait sens sans essence. Peut-on encore demander : qu’est-ce que l’appropriation ? Il le faut. Mais il faut aussitôt entendre que répondre à cette question, c’est s’approprier l’appropriation, se la réapproprier autrement. Il faut s’approprier un autre sens de l’appropriation, une autre entente que celle de la réduction à soi ou de la mainmise du propriétaire. Il y aurait, dans ce qui s’inscrit dans l’histoire sous le nom d’appropriation (par exemple oïkéiosis, conciliari, Austrag, Ereignis), des ressources secrètes. Non des ressources qu’il s’agirait encore d’exploiter, de posséder, mais des ressources qu’il s’agit bien néanmoins de s’approprier, pour s’approprier selon elle, c’est-à-dire y déployer la puissance d’un propre en devenir.

1 – Les traditions opposées

Dans « notre Histoire occidentale », écrit Husson, « deux traditions s’opposent » quant à l’appropriation. L’une, qui va de Platon à la traduction du stoïcisme en latin, pense l’appropriation (ou l’avoir) à partir d’une puissance active et d’un dynamisme qui est « vie », tandis que l’autre, qui est celle du christianisme ou d’un certain christianisme, oppose l’avoir à l’être comme l’accidentel à l’essentiel, et en vient ainsi à condamner l’avoir « en tant qu’il serait possession morne et aliénante »[5], c’est-à-dire en le confondant avec la chose possédée. Il y aurait donc une opposition entre une opposition et un dynamisme, entre une tradition qui oppose l’être et l’avoir pour condamner l’avoir, le confondant avec la possession, et une tradition pour laquelle, être et avoir étant « complémentaires », il n’y a ni confusion de l’appropriation et de la possession, ni condamnation de cette appropriation. Cette opposition entre une pensée de l’avoir comme possession (opposée à l’être) et une pensée de l’avoir comme complément dynamique d’une puissance de vivre (donc non-opposé à l’être), pose ainsi deux « traditions » déterminant très différemment l’avoir. Toute la question est alors de savoir quel avoir détermine « de part en part » l’histoire de l’Occident ? Est-ce l’avoir au sens de la première tradition, celle qui le pense comme complément dynamique d’une puissance de vivre et sans opposition à l’être ? Ou est-ce au sens de la seconde, celle qui oppose être et avoir, confond ce dernier avec la possession et le condamne ainsi à n’être qu’un accessoire au mieux frivole, au pire aliénant ? Le sens de l’avoir qui détermine l’histoire occidentale, ne serait-ce pas plutôt celui qui résulte de l’opposition des deux traditions ? L’opposition de l’avoir et de l’être est-elle comprise dans une opposition plus générale (celle des deux traditions), ou s’inscrit-elle dans une « logique » autre que celle de position et d’opposition, « logique » qu’on pourrait dire être celle de l’appropriation ? Pour le dire autrement : l’opposition des deux « traditions » est-elle une opposition dialectique, ou l’inscription de l’opposition même (toujours dialectisable en principe) dans une autre « logique » ?

Pour Husson, « l’Histoire de l’Occident est la longue Histoire d’une confusion concernant l’avoir, lequel est réduit à la propriété privée et à la possession, alors même qu’il est une disposition à s’approprier sa vie, afin de la garder de ce qui pourrait la mortifier. »[6] L’histoire de l’Occident serait donc la longue histoire de la seconde tradition (celle « d’un certain christianisme »[7]), qui fige le dynamisme de l’appropriation en le réduisant à la propriété privée, à l’objet possédé, le séparant ainsi de la puissance d’agir ou du désir qui l’investit. L’histoire de l’Occident serait l’histoire d’une longue séparation de l’être et de l’avoir, de la puissance et de l’acte, comme du désir et de l’objet du désir, le dernier étant réduit à la propriété, extérieure et inanimée, tandis que le premier est renvoyé à l’intériorité d’une psychè, à la cohérence d’un logos, ou à la proximité à soi d’un étant existant et questionnant. La réduction de l’appropriation à la possession a en effet pour conséquence de séparer absolument et d’opposer l’être et l’avoir, comme l’essence et l’accident, l’intériorité et l’extériorité, et finalement les intériorités entre elles. S’approprier, cela sera dès lors entendu comme la réduction à soi de ce qui s’oppose à soi, et non plus comme l’effectuation d’une puissance d’agir et de vivre en lien avec d’autres puissances et comme à travers ces puissances, différentes mais non opposées, voire même différantes et non posées. Il y a donc appropriation et appropriation : l’appropriation entendue depuis l’une des deux traditions, et celle entendue depuis l’autre. L’enjeu du travail de Husson est ici d’ouvrir notre oreille à l’entente d’une appropriation dans l’autre, hégémonique.

Mais si l’histoire de l’Occident est la longue histoire de l’une des deux traditions qui nous étaient présentées, celle qui réduit l’avoir à la possession et l’oppose à l’être, comment l’appropriation peut-elle encore déterminer l’histoire de part en part ? Que devient, dans cette histoire, la seconde « tradition » ? L’histoire est-elle l’histoire d’une guerre entre ces deux traditions, guerre que l’une aurait déjà gagnée, se confondant même avec le nom d’Occident ? S’agissait-il pour l’une et l’autre de s’approprier l’histoire ? Mais alors depuis quel temps ? Et dans ce cas, faudrait-il penser que la « tradition » qui précisément pense l’appropriation n’est pas parvenue à se l’approprier ? Ou bien l’histoire est-elle l’histoire de l’oubli de l’avoir, comme l’histoire selon Heidegger est celle de l’oubli de l’être ? Y a t-il retrait de l’appropriation ? Comment s’approprier cette autre histoire ? S’agit-il seulement de se réapproprier une « tradition » contre l’autre, ou faut-il comprendre comment celle-ci détermine secrètement celle-là ?

2 – Heidegger contre Heidegger : l’écrivain contre le métaphysicien

Martin Heidegger

C’est sur ce point, celui de l’appropriation d’une autre histoire dans notre histoire, que Valentin Husson sent la nécessité de s’expliquer avec Heidegger, et plus précisément de mimer un geste heideggerien contre Heidegger. Pourquoi s’expliquer avec Heidegger en particulier ? D’une part, Heidegger permet un accès au tout de l’histoire de la métaphysique, qu’il caractérise comme onto-théologie, oubli de la question de l’être sous celle de l’étant suprême, voire de l’étant en totalité. Ce qu’on appelle la différence ontico-ontologique permet à Heidegger de faire apparaître le tout de cette histoire, en l’entourant d’un rien, d’un silence : l’« être » que cette histoire oublie pour se constituer comme telle. Il n’y a de métaphysique, et d’histoire de la métaphysique, qu’en tant qu’elle oublie la question de l’être qui pourtant est son envoi. Cela ne veut pas dire que la métaphysique est fausse, ou qu’elle n’a pas lieu d’être. La métaphysique est l’oubli de l’être, en elle l’être se donne en se retirant, il s’oublie dans ou sous un étant suprême qui tient lieu d’être (Dieu, l’Esprit, la Matière, etc…). S’expliquer avec Heidegger, c’est donc s’expliquer avec cette compréhension du tout de l’histoire de la métaphysique comme oubli de son expérience originaire. Heidegger permet rien moins que de porter la discussion sur le point où se constitue cette histoire comme tout, c’est-à-dire au lieu où le tout de cette histoire se trouve en lui-même engagé. D’autre part, le « défi écologique » semble très exactement mettre en jeu la question de l’être. Les « problèmes écologiques » peuvent en effet être compris comme les conséquences de la réalisation de la métaphysique, c’est-à-dire comme les conséquences de la détermination ontique de l’être comme étant disponible, puis comme fonds, comme ressources énergétiques. Ce qui s’effondre ou menace de s’effondrer aujourd’hui, ce serait l’Occident mondialisé en tant qu’il repose sur un fond impropre, un fond s’enlevant sur le sans-fond oublié de l’être. Et dès lors l’effondrement qui menace ne serait pas celui de l’être, mais celui de l’étant en totalité, pensé et construit depuis l’impensé de l’être. Rien ne serait donc plus urgent, et ici se trouverait la nécessité de la philosophie pour l’écologie, que de s’exposer, dans le dénuement, au sans-fond de l’être afin de répondre à son appel, de ressaisir notre fondement comme envoi de l’être même (et non plus comme auto-position et auto-production de soi), depuis un « autre commencement ». Ces motifs heideggeriens ne manquent pas de s’immiscer aujourd’hui à peu près partout où il est question d’écologie, certes sans la rigueur et l’exigence de Heidegger, mais avec insistance et sur le ton de l’évidence, alors même que nous ne voulons plus rien savoir de cette pensée. Plus encore, on pourrait montrer que c’est là où apparaissent ces motifs qu’on en appelle à la « philosophie », c’est-à-dire à un certain idéalisme qu’on oppose au prétendu pragmatisme économico-juridique. S’expliquer avec Heidegger, c’est donc également aborder, en sa strate la plus profonde et souvent méconnu par ceux-là même qui en use, une certaine rhétorique, sinon un certain discours à l’œuvre sous le nom d’écologie, et plus précisément en tant que celle-ci s’opposerait en principe à l’économie, voire même à l’« appropriation » en général. Ainsi, en s’expliquant avec Heidegger, Husson ne se contente pas de contester la pertinence d’un auteur. Il ne s’agit pas ici d’histoire de la philosophie, mais bien plutôt, au travers de Heidegger, de s’expliquer avec la compréhension de l’histoire de la métaphysique comme totalité, et de venir troubler certaines oppositions qui paraissent évidentes dès qu’on parle d’écologie.

Que nous dit Husson en effet ? Ceci : nul besoin d’un autre commencement, car on est toujours déjà sorti de la métaphysique[8]. Autrement dit, il n’y a nul besoin de régresser en-deçà de l’histoire de la métaphysique comprise comme totalité, c’est-à-dire de dés-oublier et de répéter l’expérience originaire qu’ont eu ou qu’auraient eu les grecs (et eux seuls) de l’être, pour se ressaisir de son sens propre et s’engager dans l’envoi d’un autre commencement. Au contraire, il s’agirait plutôt de se réapproprier tout autrement cette histoire elle-même, comprise cette fois non plus comme histoire de la métaphysique, mais comme histoire des sorties de la métaphysique. Ce qu’on appelle histoire de la métaphysique ne formerait pas une totalité homogène, constituée par l’oubli de l’être et onto-théologiquement. Elle serait bien plutôt constituée par une multiplicité indéfinie d’appropriations, c’est-à-dire par ce que Heidegger lui-même reconnaît, sous le nom d’Ereignis, comme ce qui fait luire la possibilité d’un dépassement de la métaphysique. Ce qui constitue l’ontothéologie est dès lors cela même qui permettrait d’en sortir : l’événement-appropriant, l’Ereignis ou, puisque Husson retraduit le terme allemand dans le grec des stoïciens, l’oïkéiosis (c’est-à-dire l’appropriation de sa nature par tout vivant singulier, et non seulement par l’être humain,). Ainsi, l’histoire de la métaphysique, telle que la présente Heidegger et telle que son accomplissement déterminerait la « crise écologique », n’aurait en fait jamais eu lieu. Plus précisément : l’histoire de la métaphysique ne serait rien d’autre que l’histoire des effractions en dehors de la métaphysique, c’est-à-dire des appropriations de l’être. Encore une fois, il faut comprendre que l’être n’est qu’à être approprié.

Il est vrai que Heidegger ne dit sans doute pas autre chose. C’est pourquoi il entend « décaper » ou « déconstruire » l’histoire de la métaphysique, pour en retrouver l’élan premier ou, si l’on veut, l’effraction première, qui est réponse à l’appel de l’être, qui est l’autre de la métaphysique. L’être, en tant qu’il est impensable, impossible et inconstructible, déconstruit l’histoire de la métaphysique, qui est le tout du pensable, du possible et du constructible. Cette « déconstruction » est ce à quoi nous ne cesserions d’assister aujourd’hui, en particulier sous le nom de « crise écologique ». La « crise écologique » ne serait rien d’autre que la crise de la métaphysique structurant l’Occident et sa globalisation. Certes. Mais Husson, après Lévinas et Derrida au moins, réinscrit Heidegger dans la métaphysique qu’il entend déconstruire. Avec l’Ereignis, Heidegger verrait l’enjeu de l’appropriation, mais cela ne l’empêche pas de passer sous silence son inscription dans l’histoire de la philosophie, comme oïkéiosis. Il ne voit pas que l’oïkéiosis est l’Ereignis. Or, cette inscription se situe chez les stoïciens, dont Husson fait le cœur battant d’une tradition oubliée[9]. Elle se situe même précisément là où Heidegger observe l’oblitération de l’être et la constitution de l’ontothéologie : dans la traduction de la philosophie grecque par les stoïciens romains. Là où Heidegger voit l’oubli de l’être et de l’interrogation sur le sens propre de l’être, il y aurait précisément, sous le nom d’appropriation (oikéiosis puis conciliari), effraction en dehors de la métaphysique. Heidegger ne verrait pas, en somme, à quel point les enjeux de traductions qu’il repère tournent autour d’un événement-appropriant (Ereignis), l’événement d’une appropriation traductrice, d’une traduction concernant et mettant en jeu l’appropriation elle-même. L’événement se traduit. Autrement dit, l’événement s’approprie. Et l’appropriation traductrice concernant l’appropriation elle-même est elle-même un événement. Pour le comprendre encore autrement, on peut dire que Heidegger ne voit pas de quoi ce qu’il appelle Ereignis est la traduction. Il ne comprend pas ce qu’il traduit en pensant, oublie ainsi la provenance particulière de sa pensée, efface sa généalogie, et du même coup dénie aux stoïciens romains et à la romanité en général toute pertinence fondamentale-ontologique. La possibilité du dégagement de la métaphysique est inscrite dans l’histoire de la métaphysique, là même où celle-ci se constituerait pour longtemps et en totalité. On peut donc dire que quelque chose comme la métaphysique n’existe pas, ou n’est qu’un certain mode de lecture de l’histoire, une certaine interprétation. Une certaine appropriation. Autrement dit, et là est le point le plus subversif et le plus risqué de cette explication, Heidegger aurait construit et ce serait donné ce qu’il entendait déconstruire. Il n’aurait donc rien déconstruit du tout.

« Sein und Zeit », Martin Heidegger

Le risque est grand en effet de rabattre la furtive effraction de la pensée heideggerienne et l’exigence de penser l’impensable sur la raison techno-juridique, calculante, métaphysique. Mais Husson prend le risque, en essayant de jouer un geste heideggerien contre Heidegger lui-même, contre ce que Heidegger a encore de trop métaphysicien. Il s’agit bien de poursuivre l’effraction de la pensée heideggerienne, mais il faut comprendre que celle-ci nous engage à comprendre que la détermination de la métaphysique comme histoire de l’ontothéologie est elle-même une interprétation métaphysique de l’histoire. Heidegger aurait compris métaphysiquement l’histoire de la philosophie à partir de l’expérience originaire de l’être. Or l’être – et c’est pourtant lui qui aura contribué à nous l’apprendre – s’inscrit. Il n’y a d’être qu’inscrit, c’est-à-dire approprié à et approprié par. Il n’y a d’être, pour un vivant, qui ne soit déjà son être, ou qui ne soit déjà ce qu’un vivant s’approprie. Un vivant (et non seulement un être humain) est ce qui s’approprie les choses autour de lui (et leur être aussi bien) pour s’approprier à son être et selon ce qui est approprié à son être. Par ces multiples et infinies appropriations, on peut comprendre que la vie circule, entre les vivants entre eux, entre les vivants et les non-vivants qu’ils s’approprient, entre le vivant et lui-même en tant qu’il doit s’approprier à soi. On assiste ainsi à une extension de souci au vivant en général. L’appropriation permet de faire de tout vivant un existant, un Dasein.

Heidegger aura donc lu l’histoire de la philosophie en métaphysicien, ou il ne l’aura justement pas assez lu. Il l’aura du même coup pensé comme histoire de la métaphysique, mais il n’aura pas lu que s’y inscrivait déjà le débordement de la métaphysique, et qu’il s’inscrivait dans les traces de ce débordement. Car l’histoire de la métaphysique qui apparaît sous la plume de Husson est l’histoire d’un débordement de la métaphysique sur la métaphysique, ou du méta-physique sur la métaphysique. Ce débordement, par lequel la métaphysique ne cesse de se déborder elle-même pour s’approprier, semble être la vie même du vivant comme richesse et dépense infinie, comme puissance perpétuellement en acte, comme « avoirs de vie ». Ce débordement, cet excès essentiel de l’être sur lui-même, cet investissement nécessaire des étants les uns dans les autres, cette puissance du vivant toujours infiniment riche, c’est précisément ce qui doit prendre le contre-pieds d’un certain style de Heidegger. Ces motifs, qui en un sens poursuivent celui de l’ek-stasis heideggerienne, sont invoqués par Husson contre une certaine rhétorique du dénuement, de la pauvreté, de la misère, rhétorique qui trouve son point d’appui, si l’on peut dire, dans la pensée de l’être-pour-la-mort. Chez Heidegger, c’est seulement en étant-pour-la-mort, ou en étant-à-mort, que le Dasein peut se saisir en totalité, et ainsi authentiquement ou proprement (eigentlich). Il ne s’agit pas bien sûr de réaliser cette possibilité que je suis à chaque instant, mais d’être cette possibilité. C’est seulement cerner par la mort à chaque instant que je peux vivre chaque instant authentiquement. La mort comme possibilité de mon être, en tant que j’existe, vient comme mettre en surbrillance le présent qu’elle entoure d’un rien. C’est en quelque sorte dans ce pas au-delà, qui est la possibilité de l’impossible, que je me saisis comme l’existant que je suis, comme toujours déjà hors de moi, ayant à chaque instant des possibilités à réaliser et les réalisant effectivement à chaque instant, quoi que je fasse. C’est depuis cette possibilité de la mort, expérience impossible qui est une possibilité de mon être, que m’est donnée toute expérience au sens fort du terme. Possibilité et expérience ne supposent pas ici une conscience. Ce n’est pas parce que j’ai conscience de la mort que je peux mourir ; c’est bien plutôt parce que je peux mourir (là où les animaux ne peuvent que périr) que s’ouvre quelque chose comme une conscience des autres et de moi-même. La mort est ainsi à la fois ce qui m’est le plus étranger, le plus impropre (l’expérience impossible) et ce qui m’est le plus propre (ce dont on ne peut m’exproprier). La mort s’entend toujours comme ma mort. L’expropriation la plus radicale est donc ce qui m’est le plus propre, et ce depuis quoi seulement me viendrait toute propriété, autant que moi-même.

Husson ne prétend nullement que Heidegger se trompe. Il ne prétend nullement rétablir la vérité sur la mort. Il ne fait semble-t-il qu’opposer à la profondeur de cette pensée l’élan joyeux et mordant d’un autre style, lequel fait de l’ek-sister l’intensité d’une vie se débordant elle-même. Mais comment penser la vie comme débordement ? Comment penser que la vie déborde et se déborde sans penser son débordement dans la mort ? Comment penser la vie infinie, et comme appropriation infinie, sans penser en même temps la finitude du vivant ? Si la vie du vivant est un mouvement d’appropriation infini de ce qui l’entoure comme de soi, que se passe-t-il quand il meurt ? Et qu’en est-il alors des maux, de la tristesse, du deuil, de ce qui semble mort dans la vie ? S’agit-il de penser la vie sans la mort ou de penser tout autrement la vie avec la mort, la mort avec la vie ?

Avec l’assurance d’une joie vigoureuse, Husson inscrit la rhétorique de Heidegger dans le style qu’il semblait d’abord lui opposer. Il serait long de relever tous les traits d’écriture qui grossissent, page après page, la conceptualité heideggerienne, l’infléchissent, la déforment et la caricaturent, sans pourtant en trahir la lettre. Bien au contraire, c’est le prolongement et l’infléchissement de la lettre du texte heideggerien, son inscription dans un jeu d’échos, qui va jusqu’à en caricaturer l’esprit[10]. Il suffit de lire, par exemple : le ex– de l’ex-istance qui se répète dans l’« ex-hibition », l’exposition au sans-fond de l’être qui devient exposition au « sans-fonds », pour ne rien dire de l’avoir à être du Dasein qui devient « avoirs de vie », ou encore de l’exposition à l’être qui devient « être à découvert », du motif du retrait qui devient « retrait de tous ses avoirs ». La caricature, ici, redonne corps et biens à l’existence, la réinscrit dans une certaine physique et une certaine économie, et ce qui se donne à penser ainsi est une existence qui se vit et se déborde elle-même dans son corps et ses biens (qu’il ne faut plus comprendre comme simples propriétés, mais comme vecteurs de la circulation d’une puissance de vivre, ou du désir). Inscrivant Heidegger dans l’exubérance de son style, Husson entend l’inscrire dans la « tradition » qu’il passe sous silence, qu’il refuse de lire et qu’il condamne. Ainsi, l’écrivain Husson s’approprie Heidegger le métaphysicien, ou ce qui reste de métaphysicien chez Heidegger, ce qui n’est possible que parce que ce dernier aura écrit sans suffisamment lire son propre texte et aura cru jusqu’à la fin en la possibilité de s’engager dans l’être au sens propre, hors texte, sinon hors histoire, sans l’avoir. Heidegger aurait lu en métaphysicien l’histoire de la philosophie, la comprenant alors comme histoire de la métaphysique, qu’il s’agirait de dépasser. Husson nous dit que ce dépassement a toujours déjà eu lieu, et qu’il n’y a donc que pour un métaphysicien qu’existe quelque chose comme l’histoire de la métaphysique. En tant que ce dépassement a toujours déjà eu lieu, l’histoire de la philosophie n’est pas onto-théologique, ou alors elle ne l’est que pour le métaphysicien qui, hypnotisé par le sens propre de l’être, ne voit pas que l’être s’y approprie déjà proprement. En effet, l’histoire de la philosophie est l’histoire de l’appropriation de l’être, mais tout autant de l’être comme appropriation, comme inscription dans un vivant à chaque fois singulier, s’appropriant ce qui l’entoure comme lui-même. En un mot l’histoire de la philosophie, déterminant l’histoire de l’Occident elle-même en tant qu’elle se comprend ou s’approprie à soi, n’est pas onto-théologique mais « éc(h)ologique »[11].

Gravure du XVI e siècle

A l’ontothéologie est ainsi substituée l’éc(h)ologie, renvoyant à la fois, par un nouveau trait d’écriture, à l’ekhein, l’avoir, l’appropriation (échologie), en même temps qu’à l’oïkos, la maison, l’habitat (écologie). Ce trait d’écriture, simple, innocent et purement économique au premier coup d’œil, condense en fait l’opération majeure de Husson : premièrement, il fait porter l’ombre du signifiant « écologie » sur l’ensemble de l’histoire philosophique occidentale, laissant transparaître ainsi que c’est bien cette histoire qui est mise en jeu dans ce qu’on appelle écologie ; deuxièmement et dans le même mouvement, il tord ce signifiant « écologie », y inscrit une lettre muette qui le fait différer de lui-même ou de son supposé signifié, un h entre parenthèses qui brouille l’évidence selon laquelle nous saurions exactement de quoi il retourne avec l’écologie ; troisièmement et de ce fait, il nous engage à nous remémorer les « différentes compréhensions de l’Histoire »[12] afin de comprendre, depuis cette remémoration, ce que signifie l’écologie ; il permettra, quatrièmement, de comprendre que le « défi écologique » ne consiste pas à sauter par dessus l’origine de notre histoire afin d’en saisir un autre commencement, mais de la prolonger pour « l’infléchir » en y décelant et en y accentuant l’échod’une autre histoire en elle, et ceci afin de l’avoir (ekhein), aujourd’hui même et pour demain, tout autrement. Si Husson peut encore parler de « dépassement »[13], cela ne pourra donc plus s’entendre au sens du « dépassement de la métaphysique » auquel nous engageait l’Ereignis que pensait Heidegger. Il faut plutôt comprendre que le cœur de l’histoire, ou de ce qu’on appelle ainsi en Occident, aura toujours été éc(h)ologique. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Cela veut-il dire que l’Occident se serait en fait toujours soucié, sous d’autres noms peut-être, d’écologie ? Ainsi formulée, la thèse serait évidemment provocante : l’Occident, globalisé par la colonisation et deux guerres mondiales, hyper-industriel et prenant socialement la forme du capitalisme, n’aurait en fait jamais cessé de se soucier des « problématiques écologiques ». On sait que c’est bien plutôt le contraire, qu’on veuille dater le désastre à partir de la Révolution industrielle, de la Renaissance avec l’invention du « naturalisme », de Rome, de la naissance du christianisme, de l’invention de la philosophie, c’est-à-dire du retrait des dieux, ou plus tôt encore… Non, Husson nous invite plutôt à comprendre que l’histoire de l’Occident n’est pas toute d’un trait, ou qu’elle aura toujours été hantée par ce qui se présente aujourd’hui comme la menace de sa disparition, ce que tente de désigner le mot d’écologie. Loin d’avoir à oublier cette histoire, espérant l’effacer, en faire table rase, pour faire la place à un autre commencement, c’est l’un des traits de cette histoire qu’il s’agirait aujourd’hui – c’est ce à quoi l’écologie nous mettrait justement au défi – de prolonger. Le défi écologique est un défi échologique : il nous met au défi de nous approprier « notre » histoire autrement, si l’on veut encore avoir le pouvoir d’en hériter, c’est-à-dire de vivre (là encore : vivre, n’est-ce pas pouvoir hériter du mort, et donc se l’approprier proprement ?) ; et il nous met au défi de nous l’approprier selon son « essence », qui est précisément d’être appropriation. S’agit-il alors de s’approprier l’histoire selon sa « logique propre », qui est « logique d’appropriation » ou échologique ? S’agit-il de s’approprier cette logique même ? En quoi consiste donc cette « logique » qui serait au cœur de l’histoire ? C’est au troisième chapitre de son livre que Husson tente de saisir cette échologique au cœur des différentes « grandes philosophies de l’Histoire ».

3 – L’échologique de l’histoire, ou l’écho de l’inappropriable dans l’histoire ?

Par une opération qui ne peut pas ne pas rappeler le titre d’un texte de Derrida sur Bataille[14], Husson fait des « grandes philosophies de l’Histoire » des échologies « restreintes » inscrites au sein d’une échologie « générale », qui elle-même consiste en une « logique » qui les excède. « Avant » d’être l’histoire de l’Esprit (Hegel), de la lutte des classes (Marx) ou de l’être (Heidegger), l’histoire serait échologique. Ces trois grandes philosophies de l’histoire seraient donc elles-mêmes des « Écho-logiques particulières », elles seraient en fait trois grandes appropriations de l’histoire. L’histoire est en elle-même écho-logique et les philosophies de l’histoire sont des écho-logiques. Cependant, « il n’y a pas l‘appropriation, mais des appropriations, dont l’Histoire résulte. »[15] L’histoire elle-même, ce qu’on appelle l’histoire, ne serait-elle donc pas l‘appropriation des différentes appropriations ? Comme ces philosophies de l’histoire « ne furent que » des échologiques, il s’agirait d’en « prendre acte » et d’ « en venir à généraliser ce mouvement s’inscrivant en leur cœur »[16]. Il s’agit donc bien d’extraire le mouvement ou le battement qui est au cœur de ces philosophies de l’histoire, afin de le thématiser comme tel pour le généraliser. Pourquoi ? Parce que ces philosophies de l’histoire, ou ces appropriations de l’histoire, ne réalisent pas « la pleine essence » de ce mouvement d’appropriation que pourtant elles sont et qui les « rend possible ». En ce sens, l’échologique est bien la condition de possibilité, impensée comme telle, des philosophies de l’histoire. L’histoire occidentale n’est pas premièrement l’histoire de l’Esprit, de l’être ou de la lutte des classes, mais « Histoire de l’avoir » ou de l’appropriation, histoire ou « contre-histoire » que se proposait d’esquisser brièvement le premier chapitre. En même temps, cette histoire est l’histoire de la « réduction » de l’appropriation à la propriété. Et enfin, le « défi écologique » « déploie » la « pleine essence » de l’histoire de l’Occident en tant que celle-ci consiste en une logique d’appropriation. Toute la question est alors de savoir comment thématiser un tel battement au cœur des philosophies de l’histoire, et ceci afin de « réactiver le sens de l’Histoire »[17]. Comment thématiser cet impensé qui – et ici Husson semble renouer avec un certain style heideggerien – n’apparaîtrait qu’aujourd’hui, en ce jour où il déploierait enfin sa pleine essence ?

Ce thème n’est autre que celui du « défi écologique » lui-même. L’impensé de l’échologique, en tant qu’impensé, serait la menace proprement écologique. Ainsi, cette menace ne nous viendrait pas tant depuis l’avenir que depuis le passé. Elle ne serait devant nous que pour autant qu’elle vient de derrière nous. Le défi écologique ferait en effet apparaître, aujourd’hui, que notre tâche aura toujours été de nous approprier notre nature, c’est-à-dire de vivre de manière appropriée à la nature en se l’appropriant, et non en la possédant. Nous avons dû la posséder pour nous l’approprier, mais nous avons dû nous l’approprier dans le but de pouvoir vivre de manière conforme à notre nature. Ce qu’on appelle le « défi écologique » n’est donc, essentiellement, rien d’autre que la tâche de bien vivre, c’est-à-dire de vivre en conformité avec la nature pour vivre en conformité avec sa nature, et vice versa. Or, bien vivre, cela se disait dans l’Antiquité : être vertueux, au sens d’atteindre l’excellence de sa nature, ou encore d’exceller dans l’art de vivre. Devenir un vivant virtuose, atteindre la virtuosité de la vie : atteindre une maîtrise supérieure, voire même un automatisme supérieur concernant la vie, si l’on peut encore parler de maîtrise et d’automatisme, tant on se tient là sur une arête (la vertu, en grec, se dit arétè). Être vertueux, c’est accomplir sa nature, son humanité, et en ce sens, être heureux.

Statue de l’historien grec Thucydide, devant les colonnes du Parlement de Vienne en Autriche.• Crédits : Getty

Husson semble ici inscrire la philosophie moderne, et donc la philosophie de l’histoire, dans cette tâche antique, et donc en fait dans l’éthique grecque ou greco-romaine, qui ne faisait pas de l’histoire une question essentielle. Le « défi écologique » ferait donc apparaître que la modernité n’aura rien fait d’autre que maximiser (c’est-à-dire à la fois étendre au monde et porter à son point le plus brûlant) une très vieille proposition éthique. Notre tâche serait-elle donc de réaliser mondialement, techniquement et juridiquement, sinon politiquement, les conditions de ce que les Grecs et les Romains se proposaient philosophiquement ?[18] S’agit-il aujourd’hui de nous approprier l’histoire de telle sorte que nous puissions recréer les conditions de l’éthique gréco-romaine, mais cette fois mondialement ? La Modernité serait alors une étape vers l’Antiquité retrouvée, et l’ « l’hellenité romantique » de Heidegger, que Husson dénonce à maintes reprises, le concernerait également. S’il ne peut s’agir de reproduire mondialement l’Antiquité, c’est précisément parce que nous avons à nous approprier cette Antiquité. Autrement dit, si notre tâche aura toujours été de nous approprier notre nature, il faut comprendre que cette appropriation a lieu comme l’histoire elle-même, c’est-à-dire comme ce qui nous sépare de l’Antiquité. L’histoire, et donc la Modernité, est appropriation, et il n’est pas sûr, en ce sens, que celle-ci n’ait pas commencée dès l’aube de ce qu’on appelle l’Antiquité (Thucydide, Solon, Platon, sont peut-être les premiers modernes).

L’appropriation de l’Antiquité nous sépare irrémédiablement de l’Antiquité, et les différentes philosophies de l’histoire n’ont pas recouvert son sens propre, que les Grecs et les Romains auraient bien compris, mais l’ont bien plutôt déployer « proprement », historiquement. Les philosophies de l’histoire ont déployées historiquement l’appropriation de la nature que la philosophie antique pensait non-historiquement. Si « notre tâche » est donc bien de nous approprier à la nature en vue de nous approprier notre nature, cela signifie de nous approprier historiquement à elle autant qu’à nous-mêmes, c’est-à-dire en nous appropriant à l’histoire en vue de nous approprier à la nôtre. Le « défi écologique » fait ainsi apparaître que l’histoire est comprise dans la nature, et que son sens n’a donc de sens que depuis une force d’appropriation naturelle. Pour être « naturelle » ou « bio-logique », cette force n’en est cependant pas moins historique[19]. Elle est même peut-être plus historique, si l’on peut dire, que l’histoire elle-même, puisqu’elle inscrit l’histoire en elle. Ce plus historique que l’histoire est peut-être ce que Husson cherche à désigner par l’échologique. Cette « logique d’appropriation », en effet, apparaît nécessairement comme le point où se confondent l’« Histoire » et la « Nature » (que Husson aime à majusculer, peut-être pour en soupçonner, en les mythologisant, la séparation absolue), de telle sorte que nous serions à présent face au défi de comprendre, sans rien renier de l’histoire, qu’à travers ses multiples appropriations (en un sens comme dans l’autre), c’est la nature elle-même qui cherchait secrètement à s’approprier à soi. La nature cherche à s’approprier à soi là où nous croyons la posséder et l’exploiter, la réduire à nous-mêmes (ce à quoi s’attèlerait par essence l’économie), dans une opposition qui résulte seulement de notre compréhension inadéquate et mutilée. Et là où nous croyons la posséder et l’exploiter, nous ne faisons encore que lui « emprunter » une certaine force d’appropriation, nous nous approprions à elle et à nous même, mais improprement, de manière inadéquate ou inapproprié. Tout comme il y a appropriation et appropriation, il y a ici nature et nature. L’échologique doit aussi nous faire entendre l’écho d’une autre nature, qui aime à se cacher pour s’approprier à soi sous celle que l’on croit exploiter.

En effet, celle-ci se laisse-t-elle approprier, en quelque sens que ce soit ? Pour exploiter (nous approprier) les ressources naturelles, n’empruntons-nous pas encore à la « Nature » la force d’appropriation nécessaire ? Pouvons-nous exploiter cette force même, ou constitue-t-elle une limite à l’exploitation, limite sur laquelle doit nécessairement s’engager la transformation du sens de l’appropriation ?[20] Ici, la force d’appropriation qui rend possible l’exploitation est elle-même inappropriable. Ou, comme le dit Husson, elle est « irréductible, inconditionnelle et indéconstructible »[21]. S’il faut donc « dépasser » le système de l’exploitation, ou « technocapitalisme », ce n’est pas pour « abandonner l’appropriation », puisque cela reviendrait à pouvoir décider de son usage ou non, ce qui serait encore l’entendre en un sens dérivé de son opposition à l’être. On ne peut pas ne pas s’approprier. Dès lors, que peut-on faire ? Si l’on ne peut s’approprier cette force d’appropriation elle-même, force qui prend la forme de l’exploitation, nous revient-il de la transformer ? Avons-nous le pouvoir de décider de la forme que doit prendre cette force qui aura excédée tous les grands Récits ? Ou, autrement dit, pouvons-nous maîtriser notre propre maîtrise sans reconduire cette maîtrise ?

« S’il faut dépasser ce système [du technocapitalisme], ce n’est pas pour abandonner l’appropriation – laquelle est irréductible, inconditionnelle et indéconstructible – mais pour faire valoir une autre compréhension de celle-ci. L’appropriation doit dès lors être entendue comme : laisser-être en propre l’écho-système, selon l’équilibre inter-relationnel qui est le sien ; le laisser être dans sa propreté, selon les lois qui sont les siennes, lesquelles sont la condition sine qua non du maintien de la biodiversité, et donc, de la vie en général. L’Histoire reste, ainsi, et comme dans toute l’historiographie occidentale et mondiale, indexée à la logique appropriante de l’Echologique, bien qu’il faille désormais que le ‘h’ s’amuïsse quelque peu, si l’on ne veut pas que l’arraisonnement humain du monde emporte irrémédiablement la vie terrestre. »[22]

L’appropriation elle-même étant inappropriable, comme une force qu’on ne saurait réduire aux formes qu’elle traverse, il ne pourra s’agir de la maîtriser, mais plutôt de se rapporter à elle proprement, c’est-à-dire de s’approprier à elle en s’appropriant à soi selon elle. Il s’agit, non pas de maîtriser la maîtrise comme pour l’exploiter autrement (ce qu’espère sans doute ce qui s’appelle le « capitalisme vert »), mais de comprendre que cette maîtrise n’est pas le tout de l’appropriation, qu’elle est inscrite et débordée par une force inappropriable, avec laquelle elle doit compter si elle ne veut pas s’autodétruire. Cette compréhension n’est pas uniquement une opération intellectuelle, puisqu’elle est dans le rapport qui, tout en laissant être en propre ce à quoi elle se rapporte, ne cesse pas moins de s’y rapporter. S’approprier (soi-même ou les autres) implique de laisser-être ce qu’on s’approprie. Une appropriation destructrice (l’exploitation, l’arraisonnement) est ainsi une appropriation autodestructrice. Il faut bien cependant que, par cette compréhension, la « logique d’appropriation » qui hante le cœur de l’histoire occidentale en vienne à se transformer, comme si elle se dé-saisissait dans le geste même par lequel elle se comprend ou, cela revient au même, s’approprie à soi. Par quoi le h de l’échologique s’effacerait à mesure qu’il s’inscrirait, faisant signe, infiniment peut-être, vers une écologique pour laquelle c’en serait fini de l’exploitation. Comprendre qu’une échologie fait battre le cœur de l’histoire, c’est y inscrire l’exploitation, l’arraisonnement, dans un rapport constant mais « quasi-imperceptible » avec cet inappropriable qu’est la force même qu’ils empruntent. « Le sens de notre Histoire n’aura, en cela, rien été de plus que ce passage quasi-imperceptible mais crucial de l’échologie à l’écologie. »[23]

Georg Wilhelm Friedrich Hegel

Le sens de l’histoire, occidentale puis mondiale, ce serait ce passage (infini peut-être, et presque imperceptible, c’est-à-dire presque impensable) de l’échologie, impensée mais partout effective, à l’écologie, qui consiste en la disparition de l’exploitation par son inscription dans l’appropriation, et qui reviendrait à la résorption de l’histoire dans la nature, ou dans son « harmonie » réinventée[24]. Husson fait de l’écologie la fin de l’histoire, c’est-à-dire son sens, venant ainsi doublé la menace d’une disparition « écologique » de l’histoire. De manière en apparence très hégélienne, il convertit en positif la négativité que recouvre le terme d’écologie. En apparence, car d’une part il ne faut pas oublier que Hegel a été inscrit dans l’échologique, et, d’autre part, que l’appropriation ne saurait être simplement un Sujet de l’histoire (tout sujet n’est qu’en tant, justement, qu’il s’approprie). Il faut plutôt dire que la négativité de l’écologie est ici comprise depuis son inscription dans une pure positivité qui est vie, positivité de l’appropriation sans négation de ce qu’elle s’approprie, et qu’elle s’approprierait donc sans l’exproprier, bien que le risque soit toujours présent. Ce qui menace sous le nom d’écologie, ce n’est dès lors ni la vie ni la nature (qu’il faudrait encore maîtriser), mais plutôt notre propre connaissance inadéquate et mutilée qui, pour le dire avec Spinoza[25], n’implique en elle-même aucune négativité. Dès lors, le paradoxe, quasi-impensable, auquel cette pensée de l’écologie nous expose est le suivant : l’ultime appropriation denotre histoire est celle de la nature par elle-même.

C’est là même où, dans l’histoire de la philosophie, l’appropriation aura été pensée, que se sera inscrit l’inappropriable qu’elle est. Aura-t-elle jamais été pensée de manière appropriée ? Oui, car elle l’est toujours, étant la positivité même, et pourtant sans jamais se laisser arraisonner, exploiter, posséder. En revanche, c’est précisément la raison pour laquelle elle ne saurait devenir un bien commun : elle se donne dans le geste même par lequel on prend, sans qu’on puisse jamais la prendre elle-même, étant donné qu’elle déborde la prise dans la prise elle-même. Ce n’est pourtant pas qu’elle est impartageable, puisque chaque vivant singulier ne cessant de s’approprier, elle ne cesse de se partager. A la fois partageable mais débordant chaque part d’elle-même, l’appropriation reste elle-même, rigoureusement, à chaque fois inappropriable. Partageable et partagée sans pouvoir jamais être réduite à un bien commun, l’appropriation apparaît pour nous comme un écho d’une Terre qui prendra ses droits sans les revendiquer.

© Jordan Willocq


Notes :

[1] Mais quel est, en fait, cet « objet » ? Comment le nommerions-nous ? On dirait, comme une évidence, que les sciences de l’environnement convergent autour des « problématiques écologiques » ou « environnementales », ce qui revient à ne rien dire. Que dirions-nous en effet, si l’on disait que l’objet de la physique est la « problématique physique », ou que l’objet de la sociologie est « l’ensemble des problèmes sociologiques » ? « Écologie » en vient alors à désigner, en plus d’une science et d’une orientation éthique et politique en quête d’« idéologie », l’objet même permettant la trans-disciplinarité des sciences de l’environnement. Il devrait alors s’agir d’un objet transversal. Mais, dès lors, s’agit-il encore d’un objet ? S’agit-il bien de quelque chose qui est là devant nous et que nous pouvons considérer et, précisément, objectiver, ou s’agit-il de ce qui rend en fait possible toute considération et toute objectivation, et donc tout objet ? Ne s’agit-il pas de la transversalité même, si cela a un sens ? Devrait-on, pourrait-on parler de trans-jet plutôt que d’objet ? Il s’agit sans doute, plus simplement, de ce que l’histoire de la philosophie a retenu et travaillé sous le nom de transcendantal. Question : qu’est-ce qui s’est, en fait, inscrit sous ce nom dans le corpus philosophique ?

[2]   C’est ce que Jean Toussaint Desanti appelait un « abus de langage ». A ce sujet, voir le premier chapitre de La philosophie silencieuse, ou Critique de la philosophie de la science, Editions du Seuil, Paris, 1975.

[3]   Voir par exemple p. 143 : « Ainsi, le sens de notre Histoire ne se révèle-t-il pas pleinement depuis qu’elle est face à la fin de son Histoire ? » in Valentin Husson, L’Ecologique de l’Histoire, Diaphanes, Zurich-Paris-Berlin, 2020.

[4]   Ibid., p. 43

[5]   Ibid., p. 43

[6]   Ibid., p. 45

[7]   Ibid., p. 43

[8]   « si l’Ereignis figure la sortie de la métaphysique, alors la métaphysique est sortie d’elle-même, via l’oïkéiosis, depuis le début », Ibid., pp. 96-97

[9]   Le cœur de cette tradition n’est pas son point de départ chronologique, puisque cette tradition est celle d’une certaine strate du texte de Platon, et va jusqu’à une certaine strate du texte de Heidegger lui-même. Cependant, faire des stoïciens le cœur de cette « tradition » n’est pas anodin. On pourrait d’une part essayer de penser comment le stoïcisme rend possible et hante le christianisme romain, celui-ci s’appropriant plus d’un motif stoïcien à une époque où le sentiment ou le fantasme de fin du monde est très répandu. D’autre part, le stoïcisme fait de la séparation entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas la condition du bonheur. Or, parmi ce qui ne dépend pas de nous, il y a la fin du monde, c’est-à-dire l’effondrement de l’Empire. Si l’on peut penser que l’« ambiance » de l’époque détermine ou favorise l’émergence du stoïcisme romain, on peut remarquer que celle-ci n’est pas sans traits communs avec la nôtre. Faire du stoïcisme le cœur d’une tradition à exhumer pour nous permettre de relever le « défi écologique », cela ne va donc pas sans paradoxes, tant il semble que le stoïcisme corresponde à un repli de l’individu sur lui-même, repli inventant même peut-être l’individu chrétien en tant qu’être dans le monde hors du monde. Il faudrait cependant plus d’une note pour démêler tout cela.

[10] « Je force naturellement le trait, mais c’est du même crayon » écrit Husson, par exemple p. 48. Mais l’image revient plus d’une fois.

[11] Ibid., chapitre III

[12] Ibid., p. 116

[13] « S’il nous faut dépasser ce système… », ibid, p. 116

[14] « De l’économie restreinte à l’économie générale – Un hegelianisme sans réserve », in Jacques Derrida, L’écriture et la différence, p. 369.

[15] Valentin Husson, L’Ecologique de l’Histoire, Diaphanes, Zurich-Paris-Berlin, 2020, p. 115

[16] Ibid., p. 115

[17] Sens qui ne peut se réactiver d’abord que négativement, semble-t-il : « Réactiver le sens de l’Histoire, cela signifie : réactiver l’horizon de sens de celle-ci – l’horizon d’espoir que celle-ci délivrait. C’est encore comprendre que, même si l’Histoire n’a pas, selon un plan caché, une finalité prédéfinie, l’Humanité lui donne peut-être un but. Son but désormais ? Celui de ne pas disparaître !… » ibid., p. 148 (Je souligne) Le but semble ainsi, premièrement du moins, de conserver la possibilité de projeter un but, et ainsi de faire sens. Redoublement vertigineux : réactiver le sens de l’histoire, c’est rendre possible la possibilité d’un sens. Ici, Husson se dégage sans doute, subrepticement mais radicalement, de tout projet simplement idéologique.

[18] Si pour les Grecs, la nature humaine réside dans le logos, s’approprier sa nature veut donc dire s’approprier le logos ou selon le logos. Les grecs voyaient dans le logos ce qu’il y a de plus excellent en l’homme, en ceci qu’il peut « saisir », à la limite de tout étant saisissable, une mesure permettant de distinguer ce qui est approprié de ce qui ne l’est pas, espérant ainsi découper des formes régulières dans le flux du sensible. Il s’agissait de régler la vie par de bons rapports, et le principe des ces bons rapports, l’idée ou la forme, permettait justement de les mesurer ou modérer. Mais où allaient-ils puiser cette mesure ? D’où leur venait-elle ? De quel fond non-sensible, intelligible mais non intellectuel (non humain), provenait la découpe des silhouettes et des actes, du temps même ? C’est la question de la métaphysique elle-même. Or, n’est-ce pas ce fond, ou la confiance en ce fond, qui aujourd’hui nous fait défaut (qu’on s’en plaigne ou qu’on s’en réjouisse), alors même que les mesures de tout type se multiplient sans mesure ? Ce qui nous apparaît, n’est-ce pas plutôt que la mesure et l’application de la mesure, ne sont elles-mêmes mesurées par rien (pas même par la nature ou l’idée de nature) ?  Dès lors, ce que l’on appelle « écologie », ce qui s’annonce sous ce mot, n’est-ce pas précisément notre nécessaire exposition à la limite, l’infranchissable que nous ne cessons paradoxalement de franchir, dont nous ne cessons de revenir, et qui restera à jamais inappropriable ? Cela ne signifie-t-il pas que nous devons apprendre à nous rapporter « proprement » à l’inappropriable, dont nous sommes coupés mais autour duquel nous ne cessons de tourner et de travailler ? Est-ce un tel logos fondamental que cherche Husson sous le nom de « logique » ?

[19] Le point de rencontre entre l’histoire et la nature est le lieu d’où fait irruption le débordement méta-physique.

[20] La tentative d’exploiter la force d’appropriation elle-même, le redoublement de la maîtrise, est sans doute ce qui constitue l’essence de la technique.

[21] Ibid., p. 116

[22] Ibid., p. 116

[23] Ibid., p. 117

[24] « réinventer une harmonie, une autre manière de faire monde,… » ibid., p. 148

[25] Spinoza qui, dans ce livre, est partout présent, bien qu’étrangement, voire monstrueusement greffé sur Hegel.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.