
Portrait de Jean-Luc Nancy à Bruxelles (2015) © Héloïse Berns
Il serait faux, et peut-être même dangereux, d’affirmer que Jean-Luc Nancy était le dernier des (grands) philosophes. Toutefois, il serait insensé de ne pas reconnaître dans sa pensée quelque chose qui manque aujourd’hui à la philosophie et à son édition. Nancy n’est pas le dernier, il est plutôt un moment charnière de l’histoire de la philosophie, dont sa disparition ne fera qu’accroître, si besoin il en était, la centralité de sa pensée : Nancy fait partie de celles et de ceux qui sont des classiques de leur vivant. Des figures philosophiques qui ont marqué — intellectuellement et médiatiquement — aussi bien le XIXème siècle que le XXème siècle et qui ont le mérite d’être en vie, à l’image de Badiou, Latour, Marion ou Milner — pour n’en citer que trop peu et francophones — ce n’est pas ce qui manque. Et si Nancy portait en lui l’héritage de Derrida ou de Lacoue-Labarthe, ce n’était jamais à la manière d’un thanatopracteur qui fait du transport des morts son « gagne-pain ». Cet héritage, qu’il a toujours défendu, a fait de Nancy l’auteur d’un authentique acte de pensée qu’il dépliait en tous sens tel un origami au fil de ses nombreuses publications (qu’il jugeait, à tort ou à raison, trop nombreuses). Car si Nancy était un sur-vivant, un intrus miraculé parmi les vivants, sa mort n’a pas pu ne pas nous surprendre. Et l’affliction qui s’en suivi ne doit jamais être tue par la raison mais mise à son service.
Du sens d’un hommage

« Penser à Strasbourg », collectif avec Lucien Braun, Gérard Bensussan, Joseph Cohen, Jacques Derrida, Francis Guibal, Martin Heidegger, Isabelle Baladine Howald, Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy, Jacob Rogozinski
(Galilée/Ville de Strasbourg, 2004)
Pourquoi publier un hommage post-mortem : penser l’impensable qu’est la mort, cette mort ; surmonter la disparition d’un philosophe, non pas qui est le dernier, mais dont on n’aura plus de livres et d’enseignements nouveaux ; tenter de refuser le deuil en considérant que, du point de vue de la philosophie, jamais aucun philosophe ne meurt jamais. En initiant cet hommage dans nos pages, je ne savais ni qui allait répondre favorablement à l’appel ni qui allait se sentir pour écrire, pour dire encore, car les maux tarissent nos mots. Penser après Stiegler, penser après Nancy constitue le même défi que penser après les 2500 ans de tradition philosophique, à savoir tenter de « faire le deuil (impossible) de la mort de Socrate[1] ». Au fil des textes que nous allons publier dans les semaines à venir, j’ai pu observer une concordance et une cohérence des perspectives, que ce soit un poème, le récit d’un souvenir, une analyse méthodique ou la retranscription d’un dialogue : ce que veut dire penser à Strasbourg et ce que signifie donner du sens. Ce ne sont aucunement des thèmes, mais des lignes de traverses, tout comme l’œuvre de Nancy n’est pas animée par des thématiques mais des trajectoires de pensées qui se déploient en tous sens depuis un centre névralgique.
Dire, écrire, déconstruire… Nancy savait manier une méthode bien particulière, à la fois propre et inscrite dans une tradition franco-allemande. De ce fait, l’objectif d’un tel hommage n’est pas faire l’apologie d’un immense penseur et de son œuvre, mais de rappeler combien son travail est au cœur d’une histoire de la philosophie. Si d’écrire sa main s’est arrêtée, si de dire sa voix s’est arrêtée, ses livres demeureront à travers les sens et contresens que chaque lectrice et chaque lecteur donneront à ses textes. En espérant que cet hommage donnera à (re)découvrir un Jean-Luc Nancy, vivant, écrivant, pensant, par-delà la mort, à l’International comme à Strasbourg, dont il faut ici parler.
Elsass Blues
Lorsque j’étais lycéen, j’ai été comme frappé par la philosophie. Toutefois le choix d’aller étudier à Strasbourg n’était pas un pur hasard : sans connaître l’œuvre de Jean-Luc Nancy, j’avais inconsciemment en mémoire que Strasbourg était la ville Française de la philosophie. Comme si son rayonnement m’atteignait sans que je puisse en distinguer la source au travers des nuages de ma jeunesse et de mon ignorance. Je ne connaissais pas Jean-Luc Nancy et je ne l’ai jamais connu — bien qu’il s’en faille toujours de peu pour que nous nous rencontrions. Il constitue pour moi celui qui s’est toujours indépendamment de notre volonté dérobé et que je n’ai pu connaître qu’à travers des mediums (livres, conférences, entretiens radiophoniques et plus récemment par mail). De son vivant, son spectre a toujours peuplé les salles et amphithéâtres de la faculté, donnant une certaine tonalité, une ambiance unique de pensée. Penser à Strasbourg, ce n’est pas une grande phrase orgueilleuse ou un slogan marketing. Penser à Strasbourg c’est penser dans un carrefour, dont l’interdisciplinarité était chère à Jean-Luc Nancy. Cours en duo avec Philippe Lacoue-Labarthe, séminaires communs avec d’autres facultés, attention particulière aux échanges transfrontaliers avec l’Allemagne Rhénane au cœur de l’Union Européenne : cette pratique universitaire restituait sans aucun doute la racine commune d’avec l’universel.

Les Cahiers philosophiques de Strasbourg (photo bibliothèque personnelle)
Jean-Luc Nancy a su faire de Strasbourg, non pas le lieu d’une pensée de l’entre-soi repliée sur elle-même et ses disciples, mais bien plutôt un repère de la philosophie à partir duquel s’orienter dans la pensée. La fondation des célèbres Cahiers philosophiques de Strasbourg témoigne de cette approche de la pensée à l’Est de Paris et à l’Ouest de la tradition allemande — Strasbourg comme limes, comme marge et centre de la pensée franco-européenne. Après sa retraite de l’Université, quelque chose de Nancy a continué à retentir dans les couloirs sublimes du Palais universitaire du quartier de la Gallia (anciennement Germania), jusque dans les allées verdoyantes du Jardin Goethe, entourés de ses bâtiments typiquement strasbourgeois[2]. Faudrait-il sans doute parler d’un spectre de Nancy, comme un pied nez à Marx et Derrida, si importants pour lui.
C’est à partir de cette marque de fabrique strasbourgeoise et cette manière de penser qu’est née une prétendue « École de Strasbourg », pour ne pas dire un fantasme. Faire de Strasbourg le lieu de l’enseignement d’une doxa a toujours été l’illusion des détracteurs obsédés de Nancy, comme le formule parfaitement Valentin Husson dans le texte que nous publierons au cours de cet hommage. Tentative échouée d’une marginalisation d’une pensée et d’une œuvre toujours déjà à part, qui n’a jamais su se réduire au commentaire ou à la redite. C’est pourquoi Nancy n’a jamais été un penseur de seconde zone ou un continuateur de Heidegger ou Derrida, comme nous le lirons dans l’entretien avec Gérard Bensussan que nous publierons aussi, morceau brillant de cette pensée en acte[3]. De facto, parler d’une « École de Strasbourg » comme on a pu parler d’une « École de Francfort », d’une « École de Chicago » ou d’un « Cercle de Vienne », n’a, en soi, rien de problématique. Peut-être qu’il s’agit pour nous autres professeurs, artistes, poètes ou philosophes, d’assumer enfin l’appartenance actuelle ou passée à un authentique courant de pensée, avec ses remous et ses vagues, ses digues à déconstruire et ses fossés asséchés qu’il convient d’inonder.
© Jonathan Daudey
À partir de ce mercredi 29 septembre, nous allons publier les contributions que nous avons réunies pour rendre hommage à Jean-Luc Nancy et tenter de vous inviter à continuer de le lire, à prolonger sa pensée, son travail philosophique. Philosophes de profession, artistes, ami.e.s ou poètes, les différent.e.s contributeurs.trices ont cherché à restituer quelque chose d’une pensée toujours et encore en mouvement. Pendant les semaines qui arrivent, nous publierons un texte par jour. Vous retrouverez les publications sur le site unphilosophe.com, sur les réseaux sociaux (Facebook, Twitter…), ainsi qu’en cliquant ici.
Notes :
[1] J’emprunte ici l’expression forgée par Rhita Wirth au sujet du rapport quasi traumatique que nous entretenons, nous humains, avec la condamnation à mort de Socrate.
[2] À l’image du Théâtre Nationale de Strasbourg ou de la Bibliothèque nationale Universitaire, héritage architecturale de l’Occupation de Ville de Strasbourg par l’Allemagne Nazie.
[3] Notons que certains n’ont pas attendu pour salir la mémoire de Jean-Luc Nancy, faisant de leur propre vanité l’argument d’une élégance brillant par son absence, à l’image de Vincent Cespedes et de son tweet nauséabond du 25 août : https://twitter.com/VincentCespedes/status/1430332765153673216.
J’ai rencontre J.Luc Nancy pour la première fois 1994/95 il était doyen de la faculté. Il nous a enseigner Fichte. Ensuite on s’est vu a Alger lors du colloque sur Derrida il m’a offre un texte sur la folie que je le garde chez moi car il a apprécié ce que j’ai présenté au colloque sur la folie de Derrida.
Il m’a honorer par un entretien pour la revue El-Tadwin publié par notre labo.
J’ai traduit vers l’arabe son livre l’inquiétude du négatif chez Hegel avec le concours du Centre culturel français a Alger lequel il nous a organisé une tournée aux différents ville des moments agréable qu’on passer ensemble.
Je lui envoyé un texte sur le silence que je garde toujours avec ces remarques.
Je vous remercié pour ce que vous étiez en train de faire pour un des nos grands philosophes.
Bencherki Benmeziane.
Département de philosophie.
Univ-Oran.
Algérie
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