Entretiens/Philosophie

Entretien avec Nicolas Poirier : « La vocation se situe toujours dans une dynamique instituante alors que la profession n’est que l’expression stabilisée de ce devenir créateur, sa forme instituée » (1/2)

Nicolas Poirier

Nicolas Poirier est chercheur et enseignant en philosophie et en science politique, rattaché au laboratoire Sophiapol de l’université Paris-Nanterre. Spécialiste de la pensée de Cornelius Castoriadis et de Claude Lefort, il a notamment publié L’ontologie politique de Castoriadis. Création et institution (Payot, 2011) ou encore Canetti. Les métamorphoses contre la puissance (Michalon, 2017) et Cornelius Castoriadis, Du chaos naît la création (Editions Le Bord de l’eau, 2019). Il est un contributeur régulier dans nos pages virtuelles, avec plusieurs articles et entretiens. Nous avions déjà réalisé un premier entretien autour de Claude Lefort et Cornelius Castoriadis à lire ici. A l’occasion de la publication simultanée en octobre 2022 de Profession : philosophe, vocation : écrivain. Imaginer et créer aux éditions du Bord de l’eau et Exil et création  chez Classiques Garnier, nous avons eu le plaisir de nous entretenir avec Nicolas Poirier autour de sa trajectoire intellectuelle et philosophique ainsi que sur le lien entre l’exil et la création littéraire.


Pourriez-vous revenir, dans un premier temps, sur la genèse de votre livre Profession : philosophe, vocation : écrivain. Imaginer et créer publié en octobre 2022 aux éditions du Bord de l’eau ?  Pouvons-nous y voir le tissage d’une autobiographie intellectuelle et d’un récit de soi pour penser à nouveaux frais les notions d’imagination et de création qui sont centrales dans vos travaux dont vous parliez dans notre dernier entretien, et notamment depuis votre thèse sur Castoriadis publié en 2011 chez Payot, L’ontologie politique de Castoriadis ?

« Profession : philosophe, vocation : écrivain
Imaginer et créer », Nicolas Poirier (Le Bord de l’eau, octobre 2022)

Cet essai autobiographique a deux sources : d’une part, il reprend la quasi-totalité du mémoire de synthèse que j’ai rédigé fin 2020 dans le cadre de mon HDR (Habilitation à diriger les recherches) dont mon garant était Stéphane Haber ; d’autre part, il se compose d’un certain nombre de textes autobiographiques que j’ai commencés à écrire au moment où j’avais complètement bouclé mon HDR. Dans le cadre de la rédaction du mémoire de synthèse, on est invité à revenir sur son parcours personnel en évoquant les grandes étapes de son devenir intellectuel. J’ai écrit ce mémoire avec une grande facilité et surtout avec un immense plaisir, car il m’est très vite apparu que ce type d’écriture, même cadré par le format d’une habilitation, me permettait de sortir du cadre académique dans lequel un chercheur travaille habituellement. J’ai poursuivi dans cette voie et j’ai commencé à écrire des fragments autobiographiques dans lequel je revenais sur mon enfance et mon adolescence. J’insiste sur le caractère fragmentaire car je ne voulais pas faire un récit linéaire et le terme « fragment » a pour moi une connotation très forte, j’aime ce qu’il évoque et sa sonorité même me plaît beaucoup. D’une certaine manière, notre existence est tendanciellement fragmentée, quelles que soient la fluidité et le lien de continuité qui permettent de relier les instants épars composant notre existence. On ne vit jamais sur le même tempo, une partie de nous-même est en avance sur l’autre partie qui vit au présent et tend parfois à retarder, le « je » est juste là pour permettre d’équilibrer ces deux tendances antagonistes qui ne peuvent de toute manière jamais être complètement séparées : en vertu de l’immaturité qui reste toujours présente, même à l’âge adulte, on cherche à ralentir le cours de la vie, à reculer l’échéance du vieillissement, du déclin et de la mort, et fatalement, on tend à fuir les responsabilités, le moment de l’insertion véritablement professionnelle, etc. Mais ce défaut est aussi une chance car c’est parce que nous restons immatures que nous pouvons également exprimer ce qui, en nous, ne cadre pas nécessairement avec les formes usuelles de l’imaginaire institué, puisqu’elles émanent de notre enfance et d’un potentiel créateur que les formes instituées de vie sociale tendent à limiter. Un écrivain cherche à faire entendre une voix chargée d’enfance, même (et surtout) lorsqu’il écrit des choses « sérieuses ». Les avant-gardes sont en avance sur leur temps parce qu’elles projettent au loin, dans le futur, un désir d’enfance. C’est pourquoi on dit généralement d’elles qu’elles sont immatures parce qu’incapables d’accepter le principe de la réalité tel qu’il est communément institué. Leur manque est aussi ce qui fait leur force.

Lorsque Manuel Cervera-Marzal, qui dirige la collection « L’atelier du chercheur » aux éditions du Bord de l’eau, m’a proposé d’en faire un livre en combinant une partie de ces fragments avec l’essentiel de mon mémoire de synthèse, je me suis dit qu’il y avait là un moyen d’articuler mon parcours intellectuel et mon expérience plus personnelle. J’ai donc essayé de comprendre et de faire comprendre comment les thèmes philosophiques qui m’ont le plus intéressé, et sur lesquels j’ai écris des livres et des articles – l’imagination, la création, l’indétermination, la lutte contre la mort –, à travers les auteurs sur lesquels ont porté mes précédents livres (Castoriadis, Canetti, Lefort) – sont apparus au cours de mon enfance et de mon adolescence. Je ne propose pas une compréhension nouvelle de ces questions, je cherche seulement à comprendre ce que je pense et pourquoi je pense ainsi. C’est une question à la fois narcissique et naïve mais on n’écrirait pas sur soi si on ne « souffrait » pas de ces deux tendances qu’on range souvent trop vite dans les traits caractéristiques de l’immaturité (entendue en son sens le plus négatif).

Le livre est traversé par une idée magnifique qui désigne l’illusion de l’objectif ou du but et qui fonctionne comme un leitmotiv : « Les points d’arrivée ne sont pas forcément des points d’aboutissements ». Vous montrez que la vocation n’est en rien une destinée mais un devenir qui se fonde dans la mémoire. Diriez-vous que la notion de profession n’est qu’un moment d’institution pour vous dans la trajectoire sur laquelle vous revenez au fil de ces pages et que la vocation est toujours dans une dynamique instituante ? En effet, en posant cette distinction entre profession et vocation, vous montrez que les imaginaires sont différents, les processus de création différents, ainsi les processus d’individuation sont différents. Faut-il en conclure que la « vocation » est un processus toujours en devenir, en jeu dans l’invention de soi, tandis que la « profession » se réduirait à un point d’arrivée, illusion de l’aboutissement d’une vie et la création de soi ?

J’ai hésité à employer ce mot de « vocation » car il porte avec lui une dimension religieuse qui m’est étrangère. Mais il est tellement usité dans le langage courant qu’on est malgré tout forcé de l’utiliser quand on traite ce genre de sujet. Ce que je voulais d’abord dire par cette opposition entre « vocation » et « profession », c’est que le métier que je pratique, enseigner la philosophie, donc professeur en ce sens là, ne correspond pas au « projet » qui était le mien lorsque j’étais adolescent et que j’entrais dans l’âge adulte. En ce sens, on peut en effet dire que la vocation se situe toujours dans une dynamique instituante alors que la profession n’est que l’expression stabilisée de ce devenir créateur, sa forme instituée en quelque sorte. Le problème, c’est qu’habituellement on entend sous le terme « vocation » l’inverse précisément de cette dynamique instituante : quand on dit de quelqu’un qu’il a une vocation, ou même lorsqu’une personne affirme avoir une vocation, c’est presque toujours pour signifier ainsi une sorte de prédestination dans le « choix » d’une activité dite essentielle pour donner un sens à sa vie, comme s’il y avait là une nécessité inscrite dans l’être de la personne. En réalité, c’est le plus souvent après-coup que l’on se rend compte de ce dont était porteur notre enfance et c’est donc de manière réflexive que s’affirment les « vocations », qui du coup n’en sont plus vraiment. Sauf si par là on entend des tendances nées précocement, à travers lesquelles on se sent devenir créatifs, portés par et vers la création. En ce sens, ce n’est pas un hasard si je me suis accompli dans l’écriture, il y avait là comme un projet originel, au sens de Sartre, mais par contre rien dans ce projet ne me poussait à devenir professeur (sauf son caractère pratique : gagner ma vie et garder du temps pour m’accomplir en autre chose).

L’autre idée importante est que les points d’arrivée ne sont pas des points d’aboutissement, ce qui devrait être le cas si l’on gardait au terme de vocation son sens de destin et de voie toute tracée. C’est un piège dans lequel on peut facilement tomber lorsqu’on a réalisé un travail intellectuel d’ampleur ou qu’on s’est accompli dans la forme de vie que l’on désirait. L’aboutissement ne serait pas seulement un accomplissement mais un emprisonnement, comme si l’artiste ou le philosophe avait enfin achevé son œuvre et la personne atteint la plénitude du sens. Comme le remarquait Gombrowicz, le danger qui guette tout créateur est de se complaire dans la contemplation de son œuvre, ce qui le conduit à restreindre le domaine de ses possibilités créatrices et à se répéter. Il faut donc que l’écrivain évite de tomber dans l’illusion que par sa création il aurait enfin trouvé une forme, non seulement à sa mesure, mais qui plus est à la mesure humaine.

Witold Gombrowicz

Vous évoquez la solitude du chercheur et qui est sans doute un des points aveugles lorsqu’on étudie le processus de création et de recherche, comme a pu le faire Gaston Bachelard par exemple dans La Philosophie du non en 1940. Dans quelles mesures la recherche ne serait-elle pas en tension perpétuelle dans son processus entre autonomie et autarcie ? Pouvons-nous créer, chercher, imaginer sans échapper à l’isolement et à une forme de repli sur soi ? Comment, dans cette perspective, s’articulent vos rôles d’enseignant, de chercheur habilité à diriger des recherches et d’écrivain ?

Je ne me suis jamais senti une « vocation » d’enseignant mais l’être devenu m’a apporté quelque chose sur le plan philosophique et sur le plan humain. Il m’a rendu non seulement meilleur (en termes de niveau académique ou disciplinaire) mais a modifié, sans que je m’en rende vraiment compte sur le moment, le rapport que j’entretenais à la philosophie, et donc aux autres à travers mon lien à la philosophie. Lorsqu’on commence à faire de la philosophie à un assez haut niveau (quant on atteint le niveau Master 1 et 2 ou/et qu’on prépare les concours d’enseignement), le danger est de tomber dans une forme d’élitisme et de mépris envers celles et ceux qui ne s’intéressent pas à ce qui nous passionne. Je crois que c’est le pire moment en fait dans le parcours d’un philosophe : on est assez bon pour se sentir supérieur aux « non-philosophes » mais on ne l’est pas assez pour que cette supériorité soit justifiée. Et c’est cette tension difficilement vivable qui peut pousser à sombrer dans un élitisme tout à fait stupide. Ce n’est que plus tard qu’on se rend finalement compte qu’on n’était pas si bon que ça, qu’on était dogmatique ou sectaire, et donc injustement méprisant, pas uniquement à l’encontre des non-philosophes, mais également envers les philosophes contre lesquels il a fallu nous construire à ce moment de notre évolution. Sans compter que l’on prend alors conscience de ce que ce sentiment de supériorité comporte de désagréable vis-à-vis des autres et même de moralement injustifiable. L’activité d’enseignement, dans ce qu’elle comporte de plus banal, de plus quotidien, de plus ingrat, nous délivre de la croyance que nous serions des êtres intrinsèquement supérieurs. Devoir enseigner à des élèves qui n’ont pour la plupart pas envie d’être là et de nous écouter nous oblige à reconsidérer ce qu’est la philosophie et la place qu’elle occupe dans nos vies. C’est bien d’arriver à comprendre que d’autres personnes ne jouent pas le même jeu que nous et n’ont pas envie de le jouer, qu’il existe d’autres jeux et d’autres règles. L’enseignement est ce qui empêche précisément cette tendance au repli sur soi du chercheur, tendance qu’il est naturel de suivre dans une telle activité car elle suppose un certain isolement. Comme je n’ai pas besoin de beaucoup de concentration et que j’écris facilement, j’ai toujours pu concilier ces deux activités de front.

L’enfance est très présente dans votre propos, vous y puisez des ressources mémorielles pour tracer des voies, comprendre la vocation et ses errements. Aux pages 64-65 pages, j’ai tout de suite pensé, par résonances, à Fernando Pessoa lorsqu’il écrit dans Un singulier regard : « Plus nous approfondissons, au cours de notre vie, notre propre sensibilité, plus ironiquement nous venons à nous connaître. À vingt ans, je croyais en mon destin funeste ; aujourd’hui je connais mon destin banal. À vingt ans, j’aspirais aux Principautés de l’Orient ; aujourd’hui je me contenterais, sans demander de détails ni poser de questions, d’une fin de vie paisible, quelque part en banlieue, patron d’un bureau de tabac somnolent. Pour la sensibilité, le pire c’est de penser à elle, et non pas de penser avec elle. Tant que j’ai ignoré que j’étais ridicule, j’ai pu faire des rêves à grande échelle. Aujourd’hui je sais qui je suis, et il ne me reste plus que les rêves que je décide d’avoir. […] Si je me livre à ces analyses de façon vague et distraite, c’est simplement que je dessine ainsi un portrait plus fidèle de ce que je suis ». Souscrivez-vous à cette intuition sur l’enfance comme lieu de l’imagination et de la création de sa propre vie ?

Fernando Pessoa

Il y a un scepticisme et une ironie dans les propos de Pessoa qui font que je m’en sens assez proche. C’est un peu ce que je disais sur le ridicule des jeunes philosophes qui croient avoir atteint le savoir absolu au bout de quelques années, même et surtout lorsqu’ils prétendent contester toute prétention au savoir absolu. La philosophie devrait être, sur le plan personnel en tout cas, une école de scepticisme, mais pour atteindre un équilibre subtil entre la reconnaissance de la vérité et son interrogation permanente, il faut du temps et de la patience. C’est pour cela que l’écriture est, je crois, nécessaire : quand on écrit des articles et des livres, qu’on participe régulièrement à des colloques, qu’on est invité dans des émissions de radio, on oublie facilement tous ces problèmes de statut et de hiérarchie ; ce qui compte alors, c’est d’écrire des choses qui nous intéressent et peuvent intéresser les autres.

L’enfance a toujours été une dimension essentielle pour moi. On y puise en effet des ressources mémorielles. Le lien entre enfance et mémoire est très fort, je crois d’ailleurs que Benjamin a écrit des choses à ce sujet. J’en suis venu à soutenir l’idée que la force de la mémoire vient de son individualité, même si elle peut se partager, et que cette individualité intrinsèque tient à l’enfance de chacun. C’est d’ailleurs en substance l’idée qui parcourt Autres mémoires, l’autobiographie de Nabokov. S’il y a une forme de mémoire transversale dans laquelle je pourrais me reconnaître, c’est dans une mémoire des exilés. Quand on est exilé, ou bien marqué par une expérience de flottement identitaire qui sans être celle de l’exil à proprement parler lui ressemble, on partage des affinités avec les autres exilés. Cette mémoire ne fonde pas une communauté, elle est juste ce qui relie celles et ceux qui sont sans communauté. Derrida évoque cette thématique lorsqu’il parle de lui et revient sur ses « origines ».

Vous montrez combien le cinéma occupe une place prépondérante dans votre imaginaire et dans la construction de votre « identité » de philosophe, mobilisant la notion de sauvage pour parler des images ainsi que du rapport anarchique aux images et à soi. Pourriez-vous revenir, dans cette perspective, sur la notion d’ « imaginaire instituant » que pose Castoriadis ? Dans votre approche de la recherche et de la création, ne suit-il aucun ordre et est-il nécessairement sauvage ou anarchique ?

Les « images sauvages » que j’évoque dans ce livre sont pensables comme des manifestations possibles de l’« être sauvage », tel qu’il est explicité par Merleau-Ponty et réinterprété par Lefort : l’être sauvage renvoie à ce qui excède notre tentative toujours inaboutie de catégoriser le monde dans sa totalité et d’en cerner la signification pleine et entière. En fait, il y aura toujours une dimension des choses qui excède ce que l’on peut en penser et en dire. En ce sens, les images sauvages sont toujours en excès par rapport à ce qui peut être montré et à ce qui peut être vu, elles  forment ce qui dans le visible excède le visible, même s’il n’y a là aucune révélation ou aucune extase. Ce sont aussi des expressions de l’imaginaire radical dont parle Castoriadis. Par l’expression « images sauvages », j’exprime sur un mode plus personnel et plus intime ce que Merleau-Ponty, Lefort et Castoriadis pensent de manière conceptuelle, bien qu’il ne s’agisse pas pour moi de reproduire en un sens psychologique et individuel une notion philosophique abstraite. Disons que c’est la manière pour moi de m’en former un écho personnel.

Le cinéma me semble être le médium artistique qui exprime au mieux ce que les images ont de sauvage, et là je ne parle même pas de la qualité des films, c’est presque par définition qu’un film comporte en lui une part irréductible de sauvage, que ce soient les images ou la manière de les regarder. Il y a dans les films une surface où l’on peut projeter ses fantasmes, l’écran est le réceptacle de nos désirs inconscients. Je préfère l’écran à la scène, de même que j’aime le cinéma et que je ne suis pas du tout attiré par le théâtre. Je ne peux rien projeter de mes affects sauvages sur une scène de théâtre, je me sens emprisonné par ce dispositif et je n’y perçois rien de ce qui pourrait me faire fantasmer. Ce que j’aime aussi dans le cinéma, c’est sa forme technique, l’enregistrement du réel, – comme le dit André Bazin, ce qui fait le caractère moderne du cinéma par rapport à la peinture, c’est qu’à travers lui la réalité s’imprime pour être restituée telle quelle au spectateur, indépendamment de tout choix de réalisation qui fait qu’on ne verra jamais deux fois exactement la même chose filmée par des réalisateurs différents, le film n’est pas une imitation ni même une représentation. Ce réalisme ontologique, qui joue dans le même temps de la distance qu’il introduit entre l’image et le spectateur, exerce un charme très fort sur moi. Je ne rentre pas du tout par contre dans le réalisme de la scène théâtrale, dont l’artifice vire toujours pour moi vers l’artificiel. Au théâtre j’ai toujours eu la sensation d’un sur-jeu auquel je n’arrive pas à adhérer.

Pourriez-vous revenir, dans un second temps, sur la genèse intellectuelle et universitaire de votre livre Exil et création publié en octobre 2022 chez Classiques Garnier ? Vous vous penchez essentiellement sur Canetti, Gombrowicz, Joyce, Lessing, Mann, Nabokov et Saïd : ces choix sont-ils uniquement littéraires et philosophiques ou y a-t-il une dimension plus intime d’identification à leurs modes d’être et de créer ? Dans Profession : philosophe, vocation : écrivain. Imaginer et créer, vous évoquez le fait qu’il y a une plus grande identification, pour vous, au type de l’écrivain que du philosophe.

« Exil et création de soi. Canetti, Gombrowicz, Joyce, Lessing, Mann, Nabokov et Saïd », Nicolas Poirier (Classiques Garnier, septembre 2022)

Ce livre reprend le manuscrit inédit de mon HDR. Il portait sur le thème de l’exil en lien avec la question de la création littéraire, plus particulièrement l’autobiographie, et plus précisément encore la création de soi à travers l’écriture autobiographique. Cette question de l’exil me travaillait depuis quelques années déjà et j’ai décidé vers 2018 d’écrire sur ce sujet le texte inédit de mon HDR. Le rapport avec la littérature et l’autobiographie s’est fait presque spontanément. Je m’intéressais depuis plusieurs années à l’autobiographie. J’avais été très marqué par l’autobiographie en trois volumes d’Elias Canetti à qui j’avais consacré un petit livre (Canetti, Les métamorphoses contre la puissance, Michalon, « Le bien commun », 2017), mais également par les autobiographies de Vladimir Nabokov et de Klaus Mann. Les vies des écrivains et la manière qu’ils ont de la raconter m’intéressaient finalement davantage que leurs œuvres elles-mêmes. La littérature étrangère me plaît par ailleurs beaucoup plus que la littérature française, surtout quand leurs auteurs sont des exilés ou ont fait le choix du déplacement et de la rupture. C’est à ce moment que j’ai découvert le Journal de Witold Gombrowicz en grande partie rédigé lorsqu’il était en Argentine ainsi que les autobiographies d’Edward Saïd et de Doris Lessing. J’ai assez rapidement pris la décision d’écrire sur tous ces auteurs (ainsi que sur les premiers livres de Joyce et sa correspondance) en me concentrant essentiellement sur l’aspect autobiographique de leur œuvre et sur la philosophie implicite qui va avec, en articulant ce versant de mon travail à la question davantage philosophique de la création, pas seulement sur le plan littéraire, ni même artistique – que signifie fondamentalement pour un individu créer quelque chose de neuf dans le cours de sa vie, d’autant plus lorsqu’il se découvre une « vocation » d’écrivain qui aspire à exprimer quelque chose qui lui est propre ? J’avais auparavant écrit un livre sur Castoriadis dans lequel je m’intéressais au fait qu’il soit un exilé (Cornelius Castoriadis. Du chaos naît la création, Le Bord de l’eau, 2019). Ce motif n’est pas anodin dans l’intérêt que j’ai pu éprouver pour lui, même si sur le moment je n’en avais pas vraiment conscience.

Je me sens proche de tous ces auteurs (Canetti, Joyce, Gombrowicz, Lessing, Klaus Mann, Nabokov, Saïd) tant sur le plan littéraire que philosophique et bien sûr également sur un registre plus intime (peut-être moins de Joyce). J’éprouve en effet une identification assez forte à leur personnalité, à leurs vies jalonnées de ruptures choisies ou d’exils subis mais surmontés, à leurs manières d’être et de créer. Je crois avoir avec eux trouvé des formes de vie et un espace mental qui correspondent à ce que je suis. Je m’intéresse à la plupart des questions philosophiques mais il y a des thématiques plus particulières qui me sont pleinement familières. Au départ c’était la création et l’imagination en compagnie de Castoriadis, mais avec une composante individuelle moins prégnante. L’exil et l’autobiographie, ainsi que tous ces auteurs, complètent sur un plan davantage personnel mes premiers centres d’intérêt. Lorsque quelqu’un écrit sur l’exil, c’est que ce thème a vraisemblablement des résonances dans sa vie, qu’il est passé effectivement par l’exil ou que cette expérience, même s’il ne l’a pas directement vécue, prend sens pour lui dans le cadre de son histoire familiale, de son parcours existentiel entre plusieurs identités. Il est sans doute plus difficile de faire le lien entre la passion que peut éprouver un philosophe pour la phénoménologie ou la philosophe analytique et sa propre expérience de la vie, dans la mesure où il s’agit de résoudre des questions techniques et abstraites très particulières, qui n’ont souvent qu’un enjeu local. J’ai à présent besoin d’entrer dans la vie des auteurs que je lis, pas seulement de comprendre leur pensée. Le Journal de Witold Gombrowicz à travers lequel celui-ci s’est construit ou le Carnet d’or de Doris Lessing dans lequel celle-ci met en forme et en mots la crise qu’elle a traversée me parlent davantage que des livres de philosophie « pure ».

Entretien préparé et propos recueillis par Jonathan Daudey


La semaine prochaine nous publieront la seconde partie de notre entretien avec Nicolas Poirier.

Une réflexion sur “Entretien avec Nicolas Poirier : « La vocation se situe toujours dans une dynamique instituante alors que la profession n’est que l’expression stabilisée de ce devenir créateur, sa forme instituée » (1/2)

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