
Toile de Yue Minjun
« Il nous faut en même tempsrire et vivre en philosophe » (gelan ama de kai philosophein), Épicure, Sentence 41.
« Je serais tenté de classer les philosophes d’après la qualité de leur rire »[1], Nietzsche, Par-delà bien et mal.
« Et qui rira le mieux aujourd’hui rira le dernier. », Nietzsche, Le crépuscule des idoles.
Je dois confesser un chagrin d’humour. Car j’ai toujours été frappé, par ce que Nietzsche appelait, dans Ecce homo, « le cul de plomb » des philosophes, ce « crime contre l’esprit ». J’ai toujours été frappé, donc, par leur esprit de sérieux – ou « leur esprit de pesanteur » – qui accable déjà ceux qui écrivent d’un pas dansant et léger. Cela n’est pas sans raison, et vient d’une certaine interprétation du tragique. Il y aurait, en cela, toute une histoire à retracer, montrant la trajectoire parallèle de la philosophie et de la tragédie. Car la naissance de la tragédie, on le sait, est aussi la naissance de la philosophie. Du reste, de Platon à Nietzsche, en passant par Hegel, jusqu’à Benjamin et Lacoue-Labarthe, la philosophie n’a jamais parlé que de la tragédie. Encore que, c’est bien à Aristophane, le premier auteur comique de la Grèce, que Platon se réfère pour penser l’amour dans Le Banquet ! Mais qui d’autre après lui usa pour penser, de Plaute[2]ou de Térence[3], du Shakespeare comique ou de Molière ? Toujours est-il que ce que la philosophie ne peut pas ou ne veut pas voir venir : c’est que la tragédie est aussi tragi-comique. Si bien que j’aimerais ici rendre justice à la comédie, au genre comique, mais encore à la scène comique que la philosophie, malgré elle, n’a jamais cessé de jouer. Scène qui commence avec Socrate et Platon, et dont la répétition est un comique de saturation, saturant tout ce que la philosophie aura écrit. Au demeurant, dit-on, Platon fut un tragédien qui, foudroyé par sa rencontre d’avec Socrate, brula toutes ses tragédies pour philosopher. Pourtant, Socrate et Platon, plus que des philosophes tragiques, furent – aussi et peut-être avant tout – des philosophes ironiques et comiques.
Avant cela, j’aimerais partir d’une question, la plus simple et la plus clichée du monde. Car l’humour use parfois du cliché pour tirer des rires, et nous donner à penser. Cette question clichée, donc, est celle-ci : pourquoi le rire est-il transgressif ? Elle charrie avec elle une batterie d’autres questions : pourquoi et en quoi, si l’on préfère, le rire est-il toujours déjà la traversée de toutes les limites, quand l’ironie, elle, est multiplication des limites et des apories ? En quoi, par suite, le rire engage-t-il le dépassement de soi, la déprise, l’éclatement du soi dans ses éclats de rire ? Comment, encore, dans ce lâcher-prise, le sujet peut-il se découvrir ? En quoi le rire est-il une manière de se connaître, et de donner à l’autre la possibilité de se dévoiler à soi-même ? En définitive, le rire ne témoigne-t-il pas de la vérité ? Sinon pourquoi rirait-on jaune, d’effroi, ou sous cape ?, pourquoi cacherait-on son rire dans certaines circonstances ? C’est que le rire est parlant ! Il dit la vérité avec la bouche de travers. La question n’est pas de savoir si le rire est nécessairement un aveu (rire à une blague moralement ‘‘limite’’, fait-il de nous un sale type ?), mais d’évaluer en quoi l’humour manie le cliché, la comédie, la tragédie, ou le trait d’esprit, pour dire aussi une vérité, c’est-à-dire pour dévoiler, exhiber, pour transformer le négatif en positif. L’humour juif est exemplaire, en cela, il manie le cliché antisémite et l’autodérision pour mettre en relief le cliché et le crever, l’essouffler à gorge déployée – le retourner contre lui-même.
Notre hypothèse serait donc en définitive celle-ci : le caractère transgressif du rire est sa vérité, c’est-à-dire la vérité d’une vie en excès sur elle-même, dévoilant sa richesse, sa puissance, son illimitation, sa positivité. Si le rire nous met à nu, c’est qu’il nous exhibe et nous dévoile (c’est le sens grec d’alètheia) en témoignant de notre vérité subjective, et de la vérité de la vie qui est de se tenir dans son éclat, son extase, sa surenchère. On verra, en conclusion de ce texte, que le rire charrie avec lui des enjeux philosophiques contemporains, concernant l’infini. Autre version pour dire : que le rire nous livre peut-être une compréhension d’une positivité par-delà toute négativité, et d’une infinitude par-delà toute finitude. Car mourir de rire n’est-ce pas une manière de tromper la mort par un rire qui surenchérit sur la vie ?
L’humour et l’ironie socratique comme condition de la conversion

Buste de Platon. Marbre, copie romaine d’un original grec du dernier quart du IVe siècle av. J.-C.
Débutons, pour lors, par l’ironie et le comique dans cette archi-scène – entre Socrate et Platon –, que la tradition n’a jamais cessé de jouer, et dans laquelle elle s’est depuis toujours représentée. Si l’ironie socratique se définit bien par l’illimitation des limites et des apories, mettant par là même l’homme face à ses limites et ses carences, son humour – ou sa comédie –, laquelle tient d’abord à son verbe et à ses Witze, cherche à faire éclater la cosse de la négativité vers un insatiable apprentissage à vivre et à bien vivre. Ce beau mot de « comédie » est d’ailleurs grec, il vient de κῶμος, la fête ou le banquet organisés en faveur de Dionysos. La comédie est donc aussi ce qui fait qu’on s’éclate en s’éclatant vers les autres, vers une con-vivialité ou un vivre-avec nécessaires au bon ordre de la cité. Le « bon mot », on le sait, est aussi une manière d’aller vers et au-devant de l’autre. Une manière d’entrer en dialogue, par la pro-vocation appelant toujours la voix de l’autre à se livrer, à s’accoucher. Il y a naturellement une contenance, chez Socrate, où le bon ordre des choses (le kosmos) fait la cosmétique du vivant, bref, sa belle et bonne tenue. Socrate n’est donc pas un philosophe du « dérèglement des sens » ou de l’akosmia. L’apeiron, pour Platon d’ailleurs (son compagnon de scène, et de la plus grande scène d’amour comique de la tradition), le « sans-limite » donc, l’illimité (et l’humour et le rire sont toujours une question de limite : jusqu’où peut-on aller pour faire rire ?, peut-on d’ailleurs rire de tout ?, etc.), était apeiros : « dépourvu d’intelligence ». Dès lors, bien que ni Socrate ni Platon ne soient des philosophes « du rire inextinguible des dieux » ou des hommes (on sait que Platon reprochait ce mot à Homère), il ne faut pas pour autant minorer ou mésestimer l’effet comique de leur philosophie, soit la stratégie philosophique contenue dans cette comédie. Car le rapport de l’un à l’autre, digne d’un Laurel et Hardy, est peut-être la plus grande scène comique de l’Occident. Puisque qui parle et qui écrit ?, qui dicte à l’autre ce qu’il doit écrire de ce qu’il a dit ?, est-ce vraiment Platon ?, ou est-ce Socrate « au temps de sa belle jeunesse » comme l’avoue Platon lui-même ?, qui donc est le porte-voix de l’autre, le dictaphone, le mégaphone, l’enregistreur, le haut-parleur, le décodeur ou le répondeur ?, qui fait un enfant dans le dos à qui, et écrit dans le dos de qui ? C’est une farce !, et dire que des Universitaires prennent cela – seulement – au sérieux…
Au fond, et comme l’a admirablement montré Derrida dans La Carte postale, cette scène entre Socrate et Platon, est une scène de communication ou de télécommunication. La farce de celle-ci est ainsi la farce d’une communication impossible. Une Grèce Telecom dysfonctionnante avant l’heure. L’invention du téléphone d’avant le téléphone. Avec friture sur la ligne. Et Derrida souligne tout cela avec sa finesse espiègle, et tout son humour (c’est d’ailleurs son seul texte comique!), en réduisant Socrate et Platon à leurs initiales : S et P, sujet et prédicat, mais dont la copule manque. Car qui est qui ?, qui copule avec qui ?, quel copule a pu bien faire qu’ils copulent ces deux-là ? Mais S et P, c’est aussi P et S, P.S., Post-scriptum, le post-scriptum le plus génial envoyé à la tradition. Cette tradition philosophique, dont Whitehead, inspiré, disait qu’elle n’était qu’une note au bas de page de leurs textes. Un post-scriptum à leur post-scriptum ! Si c’est pas comique ça, si c’est pas le sketch le plus drôle de l’histoire ! Un vrai comique de répétition et de saturation ! Se répétant pour saturer tous les textes ! On est déjà lu par eux, tout ce qu’on écrit a déjà été joué, répété avant même leur première représentation, avant même que nous entrions en scène.
La pointe même de l’humour et du rire, donc du faire-rire, est précisément d’éclater et de faire exploser les voies de la communication. De brouiller les pistes, et donc de dérouter, de dévoyer (Socrate est condamné en tant qu’il dévoie la jeunesse, et la mène sur la mauvaise pente), d’affoler les communications et l’ordre établi. C’est-là tout le jeu des questions ironiques que pose Socrate afin de faire accoucher les âmes de leur vérité. L’ironie consiste, en cela, à feindre l’ignorance afin de montrer les limites de son interlocuteur, et de faire naître un savoir positif. Au reste, l’ironie peut aussi être — et ne l’est-elle pas encore davantage? — l’art de l’aporie, c’est-à-dire l’art de produire du négatif. C’est pourquoi l’humour est peut-être un terme plus approprié pour parler de l’inversion de la négativité de l’ignorance en la positivité du savoir. « Ris de toi-même » équivaut, en cela peut-être, à « connais-toi toi-même ». L’humour – ou l’ironie, c’est égal dans ce cas – pointe les limites de son interlocuteur afin de les faire apparaître à ce dernier. Par l’ironie, l’interlocuteur de Socrate prend conscience de ses carences, et cherche à les combler. Il se rend compte de son ignorance, et cherche à savoir, c’est-à-dire également à se connaître. Et si le divertissement du rire conditionnait la conversion du désir ? Et si l’humour – ou l’ironie – pouvait être une pédagogie ? L’art de convaincre est aussi l’art de séduire. Tant mieux !, l’humour et l’ironie sont de grands séducteurs.
Au demeurant, si la maïeutique socratique use ainsi du ton humoristique et ironique, c’est donc pour convertir le désir de l’âme. Âme qui rit à moitié convertie, comme on le sait. Par l’ironie du sage, ou par son humour, l’âme prend conscience que sa vie est limitée, qu’elle ne vit pas vraiment, mais qu’elle vivote, et que, partant, la « vraie vie est ailleurs ». L’expression « mourir de rire » dirait en ce sens : mourir à soi pour apprendre à vivre autrement. Vivre, ce serait ainsi apprendre à bien mourir de rire. Car la question n’est pas de vivre, mais de bien vivre, c’est-à-dire de se convertir à la vie bonne. Or comment une telle conversion serait-elle possible sans prise de conscience de ce que notre vie n’est pas la bonne ? L’humour et l’ironie du sage fonctionnent comme un révélateur. Tout se passe comme si, il y avait une gélotologie[4]socratique ou platonicienne, une sorte de ‘‘science du rire’’ étudiant les effets pédagogiques de ce dernier. Le rire, en cela, est une expérience (comme le savait Bataille), au sens d’ex-periri, la « traversée d’un péril » : je meurs de rire pour fuir ma condition, c’est-à-dire pour me convertir ; ou c’est égal, je meurs de rire pour fuir d’ici là-bas (soit du monde terrestre vers le monde intelligible). Le rire est une « migration vers ailleurs » (métabasis eis allo). Il y a comme une dialectique à l’œuvre : je ris donc je connais mes limites et mes manques, et connaissant ceux-ci je veux m’en libérer, m’évader de la prison qu’ils constituent, me délivrer de mes chaînes. Toutes les images célèbres du texte platonicien concourt à cette interprétation : la libération de la caverne, la nécessité de s’évader de la prison du corps, ou l’attelage ailé qui prend la tangente tout en légèreté ; à chaque fois, l’ascension vers le Vrai est rendue possible par un allègement aussi léger qu’un rire. Bien-vivre, est-ce en cela bien mourir de rire ? Oui, si rire, c’est se faire du bien en se divertissant des clichés (des simulacres), afin de convertir son attention et son désir vers l’essentiel, qui est le Bien. Par essence, le rire est donc transgressif : il transgresse les limites du monde sensible pour tourner le désir vers la vérité qui est ailleurs. Le rire est changement subjectif. C’est d’ailleurs pour cette raison, que le rire est, pour un sens, condamné chez Platon, car :
« Il ne faut pas non plus que nos gardiens soient amis du rire (philogélotas). Car presque toujours, quand on se livre à un rire violent (iskhuro géloti), cet état entraîne dans l’âme un changement violent (iskhuran metabolèn) également. » (La République, III, 388)
Dit autrement, et selon l’économie générale de La République, il ne faut pas que les gardiens, qui sont à la cité, ce que le « cœur » – le thumos – est à l’âme, soient divertis de leur fonction qui est d’assurer le bon ordonnancement de l’âme et de tempérer les instincts impétueux de la partie désirante (l’épithumia). A s’éclater de rire, ils changeraient violemment, ils se divertiraient de leur tâche. Cette di-version est la conversion même du rire ; la di-version du divertissement qui divertit le soi vers un ailleurs. Or, on le sait, c’est ce divertissement que la philosophie, de Platon à Pascal — de manière différente, certes –, condamne fermement, en ce que ce divertissement divertit de la mort, et de la sagesse qui doit donner à « s’exercer à mourir » (tethnanai meletôsa–Phédon, 80e). Reste que ce qui appert ici, malgré Platon, malgré la lettre platonicienne – qui n’est pas le fin mot de Platon, si l’on s’intéresse à son style, à la mise en scène de son style – c’est que le rire est changement, di-version, conversion de l’âme. Toutefois, Platon n’ira jamais jusqu’à reconnaître, que « mourir de rire », pour nous « les naissants à la morts » (genous thanatephorou – La République, Livre X) », ce pourrait être aussi, une sorte de suicide qui nous apprendrait à bien mourir de rire, c’est-à-dire aussi à se divertir de soi pour vivre autrement. Le rire est, si l’on préfère, une thérapeutique ou une cure, en tant que l’épiméleia heautou, le « souci de soi », signifie : « se gué-rire » par les contractions qui nous enfantent comme un autre. L’art de la maïeutique,au-delà de son ironie, est peut-être l’art de faire rire, jusqu’à faire perdre les eaux au soi par ses contractions, jusqu’à faire accoucher les âmes de leur vérité comme si elles pissaient de rire. On peut à tout le moins, pour rire, et pour investir une scène immémoriale déjà comique, l’imaginer. L’Idée du « poil » dans le Parménide est donc sans doute là pour nous rappeler, que l’enfantement de l’âme ne se peut qu’à la condition ou l’incondition de »se poiler ».

Jacques Derrida et son chat
Reste qu’au-delà de la lettre platonicienne, déjà double, déjà doublée par un petit rigolo faisant un trait d’esprit sur l’esprit même de la lettre, il y a le style, un certain style platonicien. Lequel est reconnaissable dans le fameux dialogue du Théétète (161d-162a), où Socrate répond – en le ridiculisant – au relativisme de Protagoras, selon lequel « l’homme est la mesure de toute chose » :
« Mais je reste stupéfait du début de son discours, parce qu’il n’a pas commencé sa vérité(Ἀληθείας)en disant que “De toutes choses, la mesure est le cochon” (πάντων χρημάτων μέτρον), “le babouin” (ἢ κυνοκέφαλος)ou quelque autre être plus étrange encore dans ceux doués de sensation (αἴσθησιν), afin de commencer à nous parler sur un ton plein d’air et de mépris, en indiquant que, nous, nous l’admirions comme un dieu pour son savoir, alors que lui se trouvait n’être, pour la pensée, en rien meilleur qu’un têtard de grenouille (βατράχου γυρίνου), pour ne pas dire qu’un autre homme (ἄλλου του ἀνθρώπων). Que dire en effet, Théodore ? Si les opinions qui se forment en nous par le moyen des sensations, sont vraies pour chacun; si personne n’est plus en état qu’un autre de prononcer sur ce qu’éprouvé son semblable, ni plus habile à discerner la vérité ou la fausseté d’une opinion; si au contraire, comme il a souvent été dit, chacun juge uniquement ce qui se passe en lui, et si tous ses jugements sont droits et vrais : pourquoi, mon cher ami, Protagoras serait-il savant, au point de se croire en droit d’enseigner les autres, et de mettre ses leçons à un si haut prix, et nous des ignorants condamnés à aller à son école, chacun étant à soi-même la mesure de sa propre sagesse (μέτρῳ ὄντι αὐτῷ ἑκάστῳ τῆς αὑτοῦ σοφίας) ? Peut-on ne pas dire que Protagoras n’a parlé de la sorte que pour se moquer ? Je me tais sur ce qui me regarde, et sur ma technique de faire accoucher (τέχνης τῆς μαιευτικῆς) les esprits : dans son système, ce talent est souverainementridicule(γέλωτα – risible) ; aussi bien, ce me semble, que toute la pratique dialectique (τοῦ διαλέγεσθαι πραγματεία). Car, n’est-ce pas une extravagance insigne d’entreprendre d’examiner et de réfuter réciproquement ses idées et ses opinions, tandis qu’elles sont toutes vraies pour chacun, si la vérité de Protagoras est bien la vérité, et si ce n’est pas en badinant que du sanctuaire de son livre elle nous a dicté ses oracles ? »
Ce n’est pas tant le fond du propos que j’aimerais ici souligner, soit celui somme toute assez classique de la réaffirmation de l’universel sur le particulier ou sur le relativisme, mais le style comique de ce passage. Celui-ci est à la fois ironique et comique : ironique, car il montre les limites de l’argument de Protagoras, faisant de l’homme la mesure de tout, et donc aussi de sa sagesse ; mais encore, comique, puisqu’il tourne de manière grotesque en dérision cette argumentation. Si l’homme est la mesure de tout par sa sensation, alors tout vivant qui sent pourrait l’être. Ainsi, en est-il du cochon ou du babouin, par quoi l’homme ne vaudrait pas mieux qu’un « têtard de grenouille » (ce qui, on le sait, réjouira beaucoup Jean-Pierre Brisset au XIX° siècle, lui qui pensera l’homme comme descendant de la grenouille, dans une comédie langagière géniale et inouïe). Ce comique de la surenchère ou de l’exagération – ce renchérire du style comique – passe précisément, comme l’adynaton, toutes les limites de l’imaginable ; elle écosse la négativité absolue de l’ironie socratique. Dès lors, si l’ironie socratique est négativité, multiplication des limites et des apories ; le style comique – de Socrate ou Platon ? –, leur numéro comique de ventriloquie, lui, est passage par-delà toute limite, renchérir de la comédie, surenchère du rire, exagération permettant d’accoucher positivement un savoir. L’incise de son trait d’esprit est la césarienne par laquelle l’âme, en se bidonnant, se met bas.
C’est ce même style comique que l’on retrouve dans le Parménide (130c), lorsque Socrate parle d’une idée de « boue ou de poil ou de non-être ». Ce style, du reste, traverse tous les écrits de Platon, par ses Witze répétitifs. Pour exemple : soma-sema (le corps en tant que prison de l’âme), kosmia-akosmia (le bon et bel ordre du monde face au dérèglement des sens et de la vertu), paidia-paidéa (le jeu comme apprentissage), nomos-nêmo (la loi comme partage), aléthéia-alê théïa (la vérité comme errance divine), hadès-a-eidès (l’enfer comme ce qui ne participe pas de l’idée, de l’eidos). Je m’étonne, d’ailleurs, de ce que personne ne souligne jamais ces traits d’esprit ou d’humour qui charrient (à tous les sens) le texte platonicien et le lecteur, en mettant en jeu sa pensée. Ce ne sont pas de simples jeux de mots (sinon pour les Universitaires et les étudiants qui pèchent contre l’esprit par leur cul de plomb), ce sont encore le jeu des mots – leur motilité – mettant en jeu l’apprentissage du ‘‘penser’’ et de la vie bonne. Ce jeu, comme paidia, est paidéa – apprentissage. Ainsi, ce jeu des mots, en son double génitif, est ce par quoi l’animal humain apprend à penser depuis la pure dépense du jeu. Le pédagogue doit être ludique. C’est donc, en cela, que l’ironie ou l’humour de Socrate et de Platon sont une pédagogie. Être pédagogue, c’est aussi user des armes du jeu et de l’agrément afin de convaincre son auditoire. L’humour et l’ironie choquent le ‘‘gros bon sens’’ afin de le libérer de ses idées reçues ; ils étonnent par leur capacité à déciller le regard sur ce qu’on croyait être vu et revu ; ils détonnent, enfin, par leur faculté à prendre le contre-pied des évidences et des opinions, afin d’en dessiner un échappatoire.
© Valentin Husson
Retrouvez la deuxième partie de ce cycle d’étude consacré au rire en cliquant ICI
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Notes :
[1] Nietzsche, Par-delà bien et mal, §294.
[2] De Plaute, que retient-on (mis à part son influence sur Molière) ? « L’homme est un loup pour l’homme » dans La Comédie des Ânes. Formule qui trouvera ses lettres de noblesse dans une conception éminemment tragique de l’État dans le Léviathande Hobbes. Hobbes à qui l’on doit d’ailleurs cette saillie, pas franchement des plus drôles : « le rire est une triste infirmité de la nature humaine, dont toute tête pensante s’efforcera de se délivrer »(cité par Nietzsche, Par-delà bien et mal, §294).
[3] Et de Terence, que retient-on ? Homo sum ; homini a e alienum puto. « Je suis un homme, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger. » Lequel adage sera celui, gravé sur les poutres de la bibliothèque de Montaigne, d’un grand livre sceptique, je veux dire,lesEssais. Autrement dit, rien de très comique.
[4] Ce que Heidegger n’a jamais pu penser, c’est en vérité une gélontologie : une ontologie du rire. Car si le Dasein s’éclate dans ses extases, il n’éclate pas pour autant de rire.
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