Hommage à Jean-Luc Nancy

Hommage à Jean-Luc Nancy | Une pensée toujours en train de se (dé)faire #11

Jean-Luc Nancy (Crédits : mauritius images / Fototext / Alamy)

« Mais, pourquoi Jean-Luc Nancy ? », me demandait, à Morelia, en avril 2014, au cours du XVIIème Congrès International de Philosophie de l’Asociación Filosófica de México, dans une salle débordante où Nancy était sur le point d’être des nôtres par le moyen d’une vidéoconférence, un collègue certes assez curieux et impatient, mais en même temps aussi quelque peu désarçonné.

Il ne faut pas lui en vouloir car, à beaucoup d’égards, ou dans pas mal de passages ou d’expressions Nancy reste, en espagnol —et en français aussi, d’ailleurs, comme Derrida, comme Heidegger—, si ce n’est que franchement incompréhensible, du moins fort difficile à suivre et à comprendre.

C’est déjà la faute des traducteurs —dont la mienne, peut-être—, et c’est aussi l’absence d’une correcte contextualisation ou « traduction culturelle », qui ne devrait pas manquer, chez nous —et pas que chez nous—, au travail de réception des textes de « philosophie contemporaine » en général, et tout particulièrement d’une œuvre telle que la sienne.

Mais cela relève aussi et surtout de cette « formidable levée de langage », et de ce « forçage d’écritures (baptisées « rhétorique » ou « préciosité » par ceux qui ne discernent pas l’époque, ni ne sentent la dureté de la pensée) »,[1] dont Nancy lui-même a cru devoir s’exprimer, en 1990, dans Une pensée finie.

Nous avons à faire, là —m’a-t-il écrit en 2012, dans l’une de nos conversations aujourd’hui recueillies dans Occidents du Sens / Sens d’Occident—, «  à une sorte d’épuisement et d’inquiétude de la langue philosophique »[2] que, venant de l’Allemagne, a eu en France de très fortes, très singulières et très marquantes répercutions.

« Une pensée finie », Jean-Luc Nancy (Galilée, 1991)

La plupart des philosophes de sa génération et de la précédente ont dû faire face, eux aussi, aux casse-têtes des expressions philosophiques allemandes tout à fait intraduisibles, et ils ont fini par forger eux-mêmes —et de quelle manière !— leurs propres « idiomes philosophiques ».

C’est ce que néglige un peu trop la plupart des traductions de philosophie française contemporaine qui circulent en espagnol, peut-être parce qu’elles sont faites par des traducteurs professionnels plutôt que par des philosophes.

Quand il y a vraiment du nouveau, en philosophie comme dans n’importe quel autre domaine, il ne suffit pas de faire une traduction tout simplement « linguistique » car, dirait Nancy, les signifiés ne sont pas encore, ou ne sont plus figés. Ce n’est pas le « signifiant » qui compte, si je puis dire, mais le « sens », et pour faire passer, dans une nouvelle langue, le sens d’un texte philosophique vraiment originale, s’impose tout un travail philosophique assez original lui aussi.[3]

Cela dit, et puisque nous y sommes, ce « nouveau » n’est pas un défie, un appel ou une invitation adressée en première instance au traducteur, mais au lecteur qui, comme Borges à si bien souligné, est à chaque fois le véritable, et l’immanquable partenaire —et même le double— de l’auteur.

Le lecteur francophone, donc, en premier lieu, pour qui les textes de Nancy ne sont pas non plus une chose donnée, même à très haut niveau de formation ou de compétences. Je songe là, par exemple, à ce petit pavé qui rassemble les communications d’un assez nourrit colloque dédié à Nancy, et en parcourant lequel on a l’impression que la plupart des jeunes chercheurs qu’y prennent part ne touchent la pensée du maître que pour tout de suite l’éluder, le plus souvent dans un langage qui n’imite assez maladroitement, et assez inefficacement le sien. Mais je pense éminemment à cette très solennelle et très formelle séance de la Société Française de Philosophie —à la Sorbonne, le 17 mars 2012— où Nancy a été invité pour faire sa conférence « Que faire ? ». Le moment des questions et des réponses venu, j’ai eu aussi l’impression que personne, parmi toutes ces têtes blanches —et bien sûr fort bien meublées—, n’avait vraiment compris ce qu’il venait de dire —ou que, en tout cas, établir un dialogue avec Jean-Luc Nancy n’était une chose facile même pas pour ceux qui partageaient avec lui la langue, le milieu, le métier, et même tout un ensemble d’histoires ou d’expériences communes.

Pourtant son œuvre est, comme lui-même l’était, très sensible et très ouverte à la présence, et à la coopération des autres —ou au « partage des sens ». La preuve : tous ces textes qu’il a écrits, pas seulement avec Philippe Lacoue-Labarthe —son coauteur principal, sans aucun doute—, mais avec —ou dans l’exposition à— bien d’autres, dont on ne compte pas que des anciens compagnons ou des anciens étudiants à lui. Gérad Granel, Jacques Derrida, Maurice Blanchot, Jean-Christophe Bailly, Alain Badiou, Jean-Luc Marion, Giorgio Agamben… Et aussi Danielle Cohen-Levinas, Juan Manuel Garrido, Jérôme Lèbre, Pierre-Philippe Jandin, Federico Ferrari, Daniel Tyradellis, Mathilde Girard… Ou encore les artistes : Simon Hantaï, Mathilde Monnier, Jean-Claude Conésa, Jean-Marc Cerino, Cora Díaz… La liste de partenaires ou d’interlocuteurs est vraiment très riche et très féconde.

J’ai eu moi-même le —fort exigeant, et stimulant— bonheur, pas seulement de le traduire (Le mythe nazi, Une pensée finie et Ego sum, principalement), ou de donner l’occasion aussi à quelques-uns de ses textes (prologues, conférences…), mais d’écrire surtout un livre avec lui : le déjà nommé Occidents du Sens / Sens d’Occident, pour l’heure disponible seulement dans sa version espagnole.

Philippe Lacoue-Labarthe (Crédits : Mathieu-Bourgois)

Et puis, mon propre travail philosophique —spécialement celui que je dédie, moi aussi, à la lecture des signes de notre temps— tient dans l’œuvre de Nancy bien sûr l’une de ses plus constantes, et de ses plus aiguës et éclairantes ou suggestives références. —Et à mon avis c’est bien là où se trouve, et se trouvera toujours mon meilleur hommage à Nancy, comme à n’importe quel auteur : dans mon effort, et aussi dans mon bonheur, ou mon adresse de penser avec lui.

Pourquoi Jean-Luc Nancy, donc ? Non pas tout simplement parce qu’il était l’un des tous derniers représentants d’une tradition philosophique très prestigieuse (et même quasi canonique : ladite tradition « continentale » ou « franco-allemande »), et pas non plus tout bêtement parce que de ce fait il avait une très forte et très impressionnante réputation, mais parce que cette réputation il la méritait bien : parce qu’il était, et de toute évidence, un vrai penseur.

Et même un véritable danseur de la pensée, comme il dirait lui-même, et l’un de ceux qu’ont en plus le talent, ou la grâce d’ouvrir —ou de rouvrir, surtout, et de faire continuer encore— le bal philosophique :

Pour moi —écrit-il— la pensée est une danse : c’est-à-dire la recherche d’un arrachement à une pesanteur et d’une victoire sur une résistance. […] Suspendre la thèse naïve, pratiquer l’épochè de la position lourde, inerte, assise qui est position de l’évidence ordinaire, de l’habitude, de la convention. S’arracher, s’élancer, vaincre la pesanteur, non pour voler au sens de planer, ni au sens de franchir la distance mais plutôt du vol immobile de l’alouette… ou mieux encore, non pas voler mais danser, sauter, agencer des pas, des mouvements, des cadences avec et contre le poids du corps.[4]

Pourquoi Jean-Luc Nancy ? Parce qu’il pensait donc pour de vrai, ou très sérieuse et très profonde et très pertinemment, et parce que dans ses livres, comme dans ses cours ou ses conférences, on trouve toujours et avant tout cela même : une pensée en train de se faire qu’est déjà de ce fait très incitante, et qu’invite donc à faire de même : à se lever, à quitter le fort pesant et assoupissant confort des idées reçues, et à prendre le très beau risque de penser.

ean-Luc Nancy et Juan Carlos Moreno Romo, Occidentes del Sentido / Sentidos de Occidente, Anthropos, Barcelona, 2019

Or la mort… Le passage du « penser avec » au « penser sur » n’est pas sans le très lourd danger et d’objectivation et de fixation ou fermeture. Et de fait j’ai vu ces derniers mois, avant même la mort de Jean-Luc, toute une montée, même en espagnol, de ce que l’on pourrait nommer une lecture —très bizarrement— scolastique de son œuvre.

Certes, il faut que l’« académie » —ou que la « science »— face, là aussi, son travail, et que l’on écrive, en plus des articles et des thèse universitaires, par exemple un Dictionnaire Jean-Luc Nancy, comme on a déjà fait pour d’autres, et comme il le faut bien, dans son cas, à fin d’apporter une aide fort nécessaire à des lecteurs quelque peu égarés, tel mon collègue déjà plusieurs fois évoqué.

Et surtout on devrait s’attendre non pas à une, mais à plusieurs, et plurielles interprétations, ou de telle ou telle aspect, ou de l’ensemble même de son œuvre. On en a déjà quelques-unes, mais elles devraient se faire d’avantage, comme toujours que l’on se voit interpelé par la mort d’un grand auteur, soit parce que l’on sent le besoin de « combler » une si grande perte, soit parce que l’on voit que c’est, très prosaïquement, le moment de « clore », et de faire l’inventaire des nouveaux « acquis ». —Et ici même résonnent dans ma mémoire les toutes dernières paroles que j’ai entendu de la voix vive de Jean-Luc : « —Non, il ne faut pas clore, mais ouvrir ! »

C’est, dira-t-on peut-être, ou même très certainement, se haussant des épales, dans le cours normal des choses. Et il se peut que j’essaye moi-même d’apporter, là, un jour ou l’autre, mon propre « grain de sable » —ou mes quelques notes et quelques pas de danse plutôt.

Or tout ce travail « scientifique », que se fait déjà et que doit très vraisemblablement s’intensifier, il ne faut pas perdre de vue qu’il prend le plus souvent tout un chemin, ou toute une « méthode » que risque effectivement d’être, en plus de très ardue, très contraire surtout à l’esprit danseur et aventurier que souffle dans cette œuvre.

C’est un danger que la philosophie connaît très bien, depuis au moins le Phèdre de Platon —qui semblerait même avoir inventé le dialogue philosophique justement pour protéger son œuvre de pareilles réductions « scolastiques » ou « scientifiques ». Et il est certain que, comme les plus grands, le fort grand écrivain, le véritable poète de la pensée que fut Jean-Luc Nancy s’en est lui aussi très bien défendu.

© Juan Carlos Moreno Romo


Notes :

[1] Cfr. Jean-Luc Nancy, Une pensé finie, Galilée, Paris, 1990, p. 51.

[2] Cfr. Jean-Luc Nancy et Juan Carlos Moreno Romo, Occidentes del Sentido / Sentidos de Occidente, Anthropos, Barcelona, 2019, p. 107.

[3] Cfr. op. cit., p. 108: « C’est pourquoi —explique Nancy— les traducteurs de ces textes doivent en quelque sorte reparcourir l’histoire que j’évoque ».

[4] Cfr. op. cit., pp. 67-68.

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