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Hubert Robert, le temps des ruines

Hubert Robert, « L’Apollon du Belvédère », (huile sur toile, 1796)


RUINE, s. f. (Gram.) décadence, chûte destruction ; les ruines sont belles à peindre. Sans le crime il n’y auroit point de poëmes épiques, point de tragédie ; sans le ridicule & le vice, point de comédie. La ruine de cet homme ; la ruine de ma fortune.

Ruines, s. f. pl. (Archit.) ce sont des matériaux confus de bâtimens considérables dépéris par succession de tems[1].

En 1796, Hubert Robert peint un tableau particulièrement fascinant intitulé « Vue de la grande galerie du Louvre en Ruines ». Celui qu’on a surnommé « Robert des ruines » a débuté sa carrière par une formation à Rome, ce qui lui a permis de se confronter à l’enchevêtrement monumental du passé et du présent. Il sera reçu comme « peintre d’architecture » à l’Académie en 1766, bénéficiera de protections avantageuses et de commandes royales. La transformation de la grande galerie du Louvre en musée l’occupera de 1778 à 1802, avec une interruption entre 1792 et 1795, dont un séjour en prison de quelques mois entre 1793 et 1794. Ces éléments biographiques[2] permettent d’avoir quelques clés pour comprendre l’évolution de Robert quant au contenu de ses toiles. Mais on peut aussi, plus avant, s’interroger sur l’énigme que ce tableau recèle, une énigme qui tient à l’impossibilité de situer chronologiquement ce qui nous est donné à voir. La scène est en effet composée d’un entremêlement de temporalités qui défait la possibilité de toute situation précise. À quelle époque sommes-nous, et quel est le mode du temps signifié par les ruines du Louvre ? Est-ce le passé, le présent, le futur ? Ou ne serait-ce pas, au contraire, l’essence même du temps qui nous est donnée à penser au travers de cette représentation ?

Partons du visible : que voit-on dans ce premier tableau ? Ce qu’il reste(ra) du Louvre alors que celui-ci est en train de se constituer comme musée afin de devenir un lieu de délectation esthétique et d’éducation[3]. C’est ce que confirme la figure centrale qui dessine L’Apollon du Belvédère malgré les débris qui l’entourent. Cette attitude nie le fait même que le temps passe en s’absorbant dans un geste caractéristique d’étude[4], marquant une certaine déférence à l’égard du passé. On distingue également L’esclave mourant de Michel Ange et le Vase Borghèse en mauvais état (Apollon, seule sculpture intacte, n’a-t-il pas donné son nom à une des galeries du Louvre à la gloire de Louis XIV ?). Trois duos de personnages ensuite : deux femmes se chauffant ou dînant auprès d’un feu, des enfants qui semblent observer le travail du dessinateur, et un dernier groupe en bas à gauche qui semble échapper de peu à la chute d’un morceau du plafond. Au fond, une perspective qui s’étire sans fin et qui, on le verra, n’assure aucune cohérence temporelle à la scène générale.

Plus surprenant encore, pourquoi ce tableau est-il réalisé juste après le Projet d’aménagement de la Grande Galerie (voir ci-dessous) ? On sait que les deux tableaux ont été présentés au Salon de 1796. Autrement dit, pourquoi présenter simultanément la représentation dégradée de ce qui était offert dans le premier tableau ? Hubert Robert ruineen effet littéralement le projet qu’il a conçu pour aménager le Louvre. Imagination contre imagination, néantisation du réel puis néantisation de cette première néantisation[5], c’est ainsi l’on pourrait caractériser la relation entre ces deux tableaux. De quelle nature est le rapport dialectique qu’entretiennent ces deux œuvres ?

Hubert Robert, « Projet d’aménagement de la Grande Galerie du Louvre » (huile sur toile, 1796)

Une première explication consisterait à dire qu’en tant qu’ancien artiste dédié à la monarchie, Hubert Robert cherche à montrer en quoi le projet révolutionnaire est branlant, ce qui reviendrait à introduire une perspective critique dans la représentation. Les révolutionnaires ne sont-ils pas en effet les nouveaux iconoclastes qui ont manqué de détruire tout un pan du passé[6] ? Pour autant, Robert a consacré toute son existence à représenter des ruines : il n’y a ici aucune innovation thématique liée à un contexte spécifique. On passe alors de la politique à la morale : ne faut-il pas plutôt y voir une peinture de vanité prenant acte de la chute sans fin des empires ? Mais à nouveau, le sens échappe : la peinture semble fondamentalement amorale en ce que les ruines ne sont ni la cause, et ni la preuve du drame[7]. C’est d’ailleurs ce qui provoque l’irritation de Diderot qui lui reproche, contrairement à Greuze, de ne pas mettre la représentation au service d’un discours édifiant : « Voyez le beau champ ouvert aux peintres de ruines, s’ils s’avisaient d’avoir des idées, et de sentir la liaison de leur genre avec la connaissance de l’histoire[8] ». Sur ce point, il suit la définition de l’Encyclopédie qui sous-entend que l’intérêt de la ruine réside dans le plaisir que l’on prend aux malheurs d’autrui, c’est-à-dire à la leçon qu’on en retire. Faut-il alors dire avec Diderot, que la peinture de Robert est « sans idées » ?

La peinture de Robert a cependant ceci de subversif qu’elle échappe à l’idéologie du progrès comme à la réaction passéiste. En ce sens, la représentation n’est pas mise au service des idées des Lumières. La vue de la grande galerieest davantage une réflexion iconographique sur le temps qui en dévoile la texture. Sûrement est-elle la représentation la plus aboutie que Robert en ait donné, en tant qu’elle articule les trois modes du temps. En effet, la ruine est vestigelorsqu’elle se comprend comme témoignage du passé, trace lorsqu’elle atteste une réalité présente, et signe lorsqu’elle annonce le futur. Chaque élément peut ainsi suivre une triple appréciation : l’Apollon est à la fois le vestige de l’art grec, la trace de la volonté politique présente (l’original est en marbre, le bronze indiquerait qu’il s’agit d’une copie), et le signe de la République à venir en tant qu’œuvre muséale (voir la note à propos de David). Le génie de Robert, c’est de faire coexister ces trois temporalités au risque de faire éclater le représentation et de la faire sombrer dans l’incohérence. Cette image utopique et uchronique dessaisit le spectateur d’un simple rapport de contemplation en provoquant en lui une confusion salutaire.

Le pouvoir de l’imagination consiste en effet à nous libérer de l’imitation de la nature. Robert partage avec Sade un usage libre de cette faculté, bien que les fins qu’il lui assigne soient très différentes. L’on ne sait plus où l’on se trouve, si les colonnes sont de vraies colonnes, si les sculptures se sont trouvées, se trouvent, ou se trouveront au Louvre. De ce point de vue, Robert reprend la tradition des capricci que l’on trouve chez Panini ou Piranèse, et dont on sait qu’ils ont eu une grande influence sur le peintre des ruines. Mais la spécificité de Robert dans ce tableau, c’est de l’inscrire dans une époque historique déterminée tout en l’irréalisant. Il détruit en effet toute dimension de projet, c’est-à-dire d’anticipation du futur : ce qui est à venir ressemblera au passé. On pourrait alors être tenté d’interpréter son travail par une pensée de la pure répétition, une pensée proprement « philosophique » au sens de Schopenhauer : « En vérité, l’essence de la vie humaine, comme de la nature, existe partout intégralement, dans tout présent, et ne requiert que d’une appréhension profonde pour être exhaustivement connue[9] ». Là où le philosophe choisit de distinguer les modes du temps en en dégageant les propriétés, l’artiste opte pour une représentation qui les mêle. De fait, les figures des toiles de Robert semblent toujours paisibles face aux ruines : elles vaquent à leurs occupations, se promènent… Elles abordent donc les ruines comme un donné, sans s’en émerveiller ni s’en effrayer, en vivant dans un éternel présent. C’est ce qui sépare Robert des romantiques et du mouvement gothique, le distinguant nettement de l’esthétique du sublime[10].

Qu’est-ce que le temps, et comment le dire autrement que par métaphore ? En effet, selon la tradition philosophique il relève de l’ineffable, et échappe donc au discours. À ce titre, la représentation supplée l’insuffisance du mot, mais sans pour autant en dévoiler l’essence. Elle requiert la complexité des formes et des assemblages de couleurs, ainsi qu’un art de la composition. Le temps n’est pas les ruines, il est comme les ruines : son être consiste à passer tout en laissant des marques de son passage. Diderot pouvait encore écrire : « Les idées que les ruines réveillent en moi sont grandes. Tout s’anéantit, tout périt, tout passe. Il n’y a que le monde qui reste. Il n’y a que le temps qui dure. Qu’il est vieux ce monde ! Je marche entre deux éternités[11]. » La seule vérité qui vaille, c’est que le monde dure, mais c’est parce qu’il dure qu’il est constamment en ruines.

Hubert Robert, « Le Temple de la Philosophie à Ermeonville », (huile sur toile, 1796)

C’est ce que Robert semble retenir de ses fonctions de conservateur à partir de 1778 : les œuvres de la grande galerie flottent entre deux éternités. D’un côté, le néant qui précède leur existence, et d’un autre côté leur future absence. La mission du conservateur relève donc de la chimère : faire durer le présent en ralentissant autant que faire se peut la corruption de l’œuvre. Comme l’écrivait Jankélévitch dans L’irréversible et la nostalgie, on pourrait dire que cette mission relève du « consentement à l’irréversible[12] » qui échappe à la misère du regret comme à la complaisance dans un devenir destructeur. Mais n’y a-t-il pas aussi un geste consistant à refuser la finitude radicale des choses et des êtres, une manière de transcender la destruction ? Hubert Robert avait introduit, dans le projet de jardin[13] à Ermenonville devenu aujourd’hui « Parc Jean Jacques Rousseau », les ruines d’un « Temple de la philosophie » (voir ci-dessus). La peinture, comme la philosophie, en restant fondamentalement en ruines, reste toujours à bâtir, la ruine n’annonçant en aucun cas l’échec de la pensée.

© Guillaume Lurson


Notes :

[1] Extrait de l’article « Ruine » tiré de l’Encyclopédie, 1751.

[2] Pour une biographie complète, voir Jean de Cayeux, Hubert Robert, Paris, Fayard, 1989. Pour l’ensemble de l’œuvre, voir Hubert Robert (1733-1808). Un peintre visionnaire, G. Faroult et C. Voiriot (dir.), Paris, Musée du Louvre éditions/Somogy, 2016.

[3] Voir par exemple le discours de Jacques Louis David sur la nécessité de la suppression de la commission du Muséum en 1793 : « Ne vous y trompez pas, citoyens, le Muséum n’est point un vain rassemblement d’objets de luxe ou de frivolité, qui ne doivent servir qu’à satisfaire la curiosité. Il faut qu’il devienne une école imposante. Les instituteurs y conduiront leurs jeunes élèves ; le père y mènera son fils. Le jeune homme, à la vue des productions du génie, sentira naître en lui le genre d’art ou de science auquel l’appela la nature. Il en est temps, législateurs, arrêtez l’ignorance au milieu de la course, enchaînez ses mains, sauvez le Muséum, sauvez des productions qu’un souffle peut anéantir, et que la nature avare ne reproduirait peut-être jamais. »

[4] On peut y voir une figure de « l’absorbement » au sens où en parle Michael Fried dans La place du spectateur, Paris, Folio, 1990, et qui définit selon lui l’esthétique de la seconde moitié du XVIIIe siècle.

[5] En suivant notamment les analyses de Sartre dans L’imaginaire à propos de l’acte imaginatif qui est « à la fois constituant, isolant, et anéantissant. » (Paris, Folio, 2005, p. 348).

[6] Voir le tableau intitulé La violation des caveaux des rois dans la basilique de Saint-Denis en octobre 1793, vers 1793. La réflexion sur le patrimoine ne s’est en effet constituée qu’à l’aune de la destruction de ce qui menaçait l’émergence de la République. Voir Dominique Poulot, Musée, nation, patrimoine, 1789-1815, Paris, Gallimard, 1997.

[7] Même dans les tableaux représentant des événements dramatiques (L’incendie de Rome, vers 1771, et sa version de 1784-1785, ou L’Intérieur de la salle de l’Opéra, le lendemain de l’incendie, 1781), le drame ne vient jamais des ruines elles-mêmes.

[8] Diderot, « Salon de 1767 », dans Diderot, Salons, Paris, Folio, 2008, p. 373.

[9] Le monde comme volonté et comme représentation, Paris, Folio, 2009, t. II, p. 1846.

[10] Voir notamment les analyses de Michel Makarius dans Ruines. Représentations dans l’art de la Renaissance à nos jours, Paris, Flammarion, 2011.

[11] « Salon de 1767 », op. cit., p. 364.

[12] Vladimir Jankélévitch, L’irréversible et la nostalgie, Paris, Flammarion, 1974, p. 222-259.

[13] Sur la question des jardins chez Hubert Robert, voir Hubert Robert et la fabrique des jardins, Paris, Rmn-Grand Palais, 2017.

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