Philosophie/Une lecture de L’Anti-Œdipe

Une lecture de L’Anti-Œdipe | Désir et répression #2

Félix Guattari et Gilles Deleuze

Le désir est révolutionnaire

Notre précédent article s’est concentré sur la définition deleuzo-guattarienne du désir, cette dernière refusant d’associer désir et manque. Par ailleurs, nous rappelions la critique du familialisme adressée par les deux auteurs à la psychanalyse : le désir ne se restreint pas à la sphère familiale ; il englobe le monde social à chaque instant. Nous finissions en indiquant que si le désir avait tant été associé au manque, à la névrose, à la frustration, c’était sans doute pour des raisons d’ordre politique. De fait, Deleuze et Guattari ne cessent d’affirmer que le désir est révolutionnaire. Que faut-il entendre par là ?

Tout d’abord, il faut faire attention aux contresens éventuels : le désir n’est pas lié à la fête ou à la jouissance. Il n’est pas perçu comme révolutionnaire en ce qu’il serait l’apanage de la spontanéité, de l’action irréfléchie. À vrai dire, le désir, sous la plume de Deleuze et Guattari, n’est pas même lié au plaisir. En tant qu’il est producteur, il agence et machine des objets partiels de manière infinie, il réagence la disposition et l’organisation des corps, il investit le champ social et le marque de différences. La jouissance signale l’arrêt du processus désirant plutôt que son aboutissement ou son but. Et les auteurs de se référer au taoïsme ou à l’amour courtois : dans l’un comme dans l’autre, la jouissance est mise à l’écart comme interruption du processus désirant. Ainsi, s’il faut repenser le désir comme révolutionnaire, c’est avant toute chose parce qu’il est créateur.

L’exemple premier auquel nous pouvons penser, ce sont bien sûr les révolutions elles-mêmes, puisque malgré leurs différences elles poussent un certain nombre d’individus à renverser l’ordre établi, à modifier les conditions mêmes de l’existence tout comme la répartition du travail et des richesses. Bref, les révolutions montrent clairement comment le désir, en investissant d’une manière singulière le social, y introduit de la nouveauté.

« Qu’est-ce que la philosophie ? », Gilles Deleuze et Félix Guattari (Minuit)

Mais pensons, deuxièmement, à ce que peut être l’art : la proposition de nouvelles manières de percevoir et de sentir, la mise en avant de percepts et d’affects (pour parler comme les auteurs dans leur ouvrage plus tardif,Qu’est-ce que la philosophie ?) qui ne peuvent pas ne pas avoir d’influence sur les corps qui les perçoivent. Non seulement l’œuvre d’art naît du désir créatif de l’artiste, mais ce désir lui-même donne lieu à des lignes de fuites dans le réel, elles-mêmes alimentant le désir. Ces lignes pourront s’agencer à leur tour avec les machines désirantes, et participer en cela à la production désirante elle-même.

Dernier exemple : la sexualité. Bien sûr, cette dernière peut faire l’objet de tentatives de stratifications fortes. Dans notre société moderne occidentale, c’est le phallocentrisme qui est de mise, lié qu’il est à l’idée de virilité, elle-même liée à la domination masculine. Mais la sexualité telle qu’elle se fait, ou encore les revendications des dites « minorités sexuelles » mettent en avant un devenir-autre de ce phallocentrisme et de ce règne de la virilité. Une attention à la sexualité telle qu’elle se pratique réellement, loin des clichés sociaux, ou un coup d’œil sur les révolutions sexuelles, mettent sous nos yeux un ensemble de modalités variées de pratiques sexuelles qui sont bien loin des modèles et des codes imposés. Par ailleurs, les pensées queer, refusant les partitions imposées par la société comme les étiquettes apposées sur les individus (homme/femme, hétérosexuel/homosexuel etc.), sont à l’image de cette capacité du désir à nous sortir de nos habitudes, à intégrer, au sein du social, en plein dans le réel, non seulement de nouvelles manières de penser, mais des manières d’être, des formes d’existence tout à fait originales et novatrices.

Dans ces trois exemples, on constate que le désir est révolutionnaire en ce qu’il est apte à détourner les codes, les habitudes et les normes de leur chemin habituel et qu’il  insère un peu de nouveauté et d’air frais au sein du réel.

La répression du désir

Mais, par là même, on comprend également en quoi le désir peut faire peur, et pourquoi, d’un certain point de vue, il est perçu comme dangereux, lui qui détraque ce que les hommes et leurs sociétés tentent de maintenir en ordre.

De fait, si nous avons vu que le désir est ce qui fait se mouvoir le réel, ce qui confère au social les diverses formes qu’il revêt, c’est qu’il a le pouvoir de sortir une forme de ce qu’elle est, de lui offrir une autre manière d’être ou de totalement la transformer. Ici se fait jour le bergsonisme de Deleuze et Guattari : il y a un devenir des formes qui peuvent certes stagner pendant un temps, en rester à ce qu’elles sont — ou donner du moins cette impression — mais qui ne peut effacer leur manière de s’écarter d’elles-mêmes, de tendre vers autre chose. Nous sommes bien loin des approches identitaires ou personnalistes car, individu ou groupe, peuple ou société, il n’y a aucune essence à développer, aucune substance inébranlable au sein des choses à laquelle se raccrocher et revenir sans cesse comme à un modèle transcendant. Il n’y a que, pour tout dire, une matière en perpétuelle trans-formation et un moteur, le désir, qui lui donne des impulsions et la fait se mouvoir.

On voit déjà, à ce niveau, en quoi le désir est révolutionnaire : le réactionnaire, c’est justement celui qui s’accroche à l’identité, à l’égalité de soi avec soi et qui refuse l’ouverture vers un dehors, le devenir-autre des êtres et des choses. Bref, la réaction ne peut supporter le désir au sens deleuzo-guattarien. Et c’est pourquoi le pouvoir, quel qu’il soit, à quelque niveau qu’il agisse, est une machine répressive. Deleuze et Guattari rejoignent en ce sens les intuitions de Michel Foucault, élargissant l’idée de pouvoir. Ce dernier ne se réduit certainement pas au seul pouvoir politique, incarné dans un dirigeant ou un groupe parlementaire. Si le pouvoir englobe ces derniers, il est bien plus large, et s’insinue dans les corps, dans les relations, dans les écoles, les hôpitaux et les prisons, d’une manière insidieuse et invisible. C’est pourquoi, plus que de « pouvoir » au singulier, il faut parler, au pluriel, de « micro-pouvoirs ». Du point de vue deleuzo-guattarien, les micro-pouvoirs sont des machines répressives qui altèrent le désir et ses processus. Ils sont ce qui empêche le désir de s’exprimer ou, plus précisément, de s’expérimenter, le brimant ou l’enserrant dans des codes et des normes bien intégrées.

Et Œdipe ?

De ce point de vue, la psychanalyse, son familialisme et sa tendance à trianguler les problèmes dans le complexe d’Œdipe ne sont qu’un épiphénomène de la répression du désir. Les auteurs le disent : Œdipe en tant qu’il concentre en lui le besoin social de canalisation du désir, n’est pas une invention de la psychanalyse, mais la forme que prend la répression du désir dans la société capitaliste.

Tout d’abord, la psychanalyse replie la relation au dehors — de type schizophrénique et désirante — sur une intériorité fermée sur elle-même, de type névrotique : « Le sale petit secret, au lieu du grand large entrevu. Le rabattement familialiste au lieu de la dérive du désir. Au lieu des grands flux décodés, les petits ruisseaux recodés dans le lit de maman. L’intériorité au lieu d’une nouvelle relation avec le dehors[1] ».

On comprend en cela pourquoi la répression du désir passe par la famille : elle est le potentiel pivot entre d’une part le dehors et le champ social, et d’autre part une intériorité supposée, un moi fermé sur lui-même. Passer par la famille, c’est se donner les moyens de balayer les investissements du désir hors du champ social et de les ramener à des problèmes privés, intérieurs. La psychanalyse, donc, altère les processus désirants en recodant les flux décodés du désir, en plaquant sur eux un schéma pré-établi, universel et nécessaire, lié au « moi » et à son intériorité. Pour finir, et cela est problématique, elle casse par anticipation les productions désirantes. Cela est tout à fait visible dans la manière dont la psychanalyse utilise la culpabilité, la mauvaise conscience. Dans un élan aux accents nitzschéens, les auteurs écrivent : « Tous les procédés cyniques de la mauvaise conscience. (…) la haine contre la vie, contre tout ce qui est libre, qui passe et qui coule ; l’universelle effusion de l’instinct de mort, — la dépression, la culpabilité utilisée comme moyen de contagion, le baiser du vampire : n’as-tu pas honte d’être heureux ? Prends mon exemple, je ne te lâcherai pas avant que tu ne dises aussi ‘‘c’est ma faute’’, ô l’ignoble contagion des dépressifs, la névrose comme seule maladie, qui consiste à rendre les autres malades (…) la double direction donnée au ressentiment, retournement contre soi et projection contre l’autre (…) l’abject désir d’être aimé, le pleurnichement de ne pas l’être assez, de ne pas être ‘‘compris’’, en même temps que la réduction de la sexualité au ‘‘sale petit secret’’, toute cette psychologie du prêtre, — il n’y a pas un seul de ces procédés qui ne trouve dans l’Œdipe sa terre nourricière et son aliment »[2]. Autrement dit, la psychanalyse est le médium du nouvel idéal ascétique. Il fait taire le désir, également dans le langage : la psychanalyse empêche les énoncés et les cloisonne toujours-déjà dans son familialisme, dans les symboles, dans Œdipe et la tragédie. Lorsqu’un schizophrène parle de Jésus, de la Vierge ou d’Hitler, les psychanalystes lui disent : oui, ce dont tu parles, c’est papa, maman et toi !

Le schizophrène et le révolutionnaire

Les propos de Deleuze et Guattari renvoient assez largement au mouvement de l’anti-psychiatrie, qui ont pour principaux représentants David Cooper ou Ronald Laing, ainsi qu’à des pratiques alternatives, comme celles à laquelle participa largement Félix Guattari, aux côtés de Jean Oury, dans l’asile psychiatrique de La Borde, lequel se voulait un lieu alternatif à l’hôpital psychiatrique classique, donnant par exemple une part importante aux malades dans l’organisation matérielle de la vie en collectivité, cherchant par ailleurs à abolir la hiérarchie entre le malade et la soignant, dans le but, précisément, d’éviter toute relation de pouvoir et toute forme de répression. L’anti-psychiatrie, pour ne parler que d’elle, est un mouvement qui critique l’institution psychiatrique comme centre de pouvoir. La psychiatrie est devenue une manière de réprimer les malades, d’exercer sur eux un pouvoir écrasant. Pourquoi ? Parce que les malades psychiques sont le résultat de processus répressifs au sein de la société, leurs victimes les plus visibles, et qu’il s’agit à la fois de les invisibiliser, de légitimer leur répression et d’empêcher leurs éventuelles révoltes : l’hôpital est une prison comme les autres.

Ronald Laing

Faut-il alors, dans un étrange renversement de nos habitudes de pensées, préférer le fou à l’homme sain d’esprit ? Faut-il louer le délire schizophrénique au nom d’une liberté des corps et d’un refus absolu de toute norme ? C’est une question que tout lecteur de L’Anti-Œdipe se pose, et dont la réponse, évidemment négative, repose sur la distinction, plusieurs fois répétée par les auteurs, entre la schizophrénie comme processus et le schizophrène comme comme entité clinique[3]. Comme nous l’avons montré, la schizophrénie comme processus est le paradigme utilisé par les auteurs, prenant ainsi le contrepied de la psychanalyse, qui privilégie elle la névrose. Mais cela ne signifie absolument pas que le mot d’ordre de L’Anti-Œdipe consiste à inciter le lecteur à devenir fou (si tant est que cela ait un sens).

Le schizophrène comme entité clinique est plutôt l’image de la victime par excellence des machines répressives et des micropouvoirs. Cela ne veut donc certainement pas dire qu’il faille promouvoir la folie. Ni Deleuze, ni Guattari, ni l’antipsychiatrie dont ils s’inspirent n’ont jamais voulu faire un éloge naïf du fou. Ils n’affirment nullement qu’il serait préférable d’être schizophrène ni que le schizophrène, en tant que malade, soit le véritable révolutionnaire. Non, le schizophrène en tant qu’entité clinique, qu’ils appellent d’ailleurs « loque d’hôpital » est bel et bien souffrant. La question, à vrai dire, n’est même pas là. Il s’agit plutôt de se demander : de quoi le schizophrène est-il malade ? A-t-il poussé le processus trop loin ou, au contraire, a-t-il été contraint de l’arrêter ? La réponse, pour les auteurs, est claire : le schizophrène est produit par la répression du désir. De là l’idée (et c’est sans doute pourquoi tant de confusions ont vu le jour), selon laquelle il faut schizophréniser le champ social, cette fois non au sens où il faudrait produire des fous, mais plutôt retrouver tout ce qui est brimé par les micro-pouvoirs, à savoir le processus désirant, schizophrénique.

Autrement dit, les malades psychiques sont des produits socio-politiques. Et l’on retrouve là la thèse centrale de L’Anti-Odipe sur le désir, qui est d’ordre politique et social. On ne comprendra jamais la folie par une intériorité supposée, par un moi brisé, mais plutôt par des processus de blocages qui sont à saisir au sein des sociétés. C’est pourquoi, d’ailleurs, les auteurs vont s’intéresser à la manière dont, au fil de l’Histoire, les différentes formes sociales ont traité le désir. Dans la société capitaliste lorsque le désir est repris sous Œdipe, alors le névrosé est produit. Lorsqu’il refuse d’entrer dans les cases œdipiennes, le psychotique apparaît. Bref, les questions psychiatriques s’expliquent selon les deux auteurs par les diverses tentatives de restriction, de normalisation, d’ostracisation de la production désirante.

L’autorépression du désir

Mais les choses se compliquent grandement dès lors que l’on prend en considération ce qu’avait déjà mis en exergue La Boétie en son temps. C’est que les hommes, bien souvent, désirent leur propre servitude. Autrement dit, il y a une autorépression du désir, qui désire sa propre destruction.

« La Zone du Dehors », Alain Damasio (Folio SF)

D’un point de vue révolutionnaire, ce point pose un grand problème. Tout d’abord, comment comprendre que ce qui était révolutionnaire devienne au contraire réactionnaire ? De plus, ce retournement nous montre la difficulté de la tâche révolutionnaire : qui veut opérer une révolution politique doit s’attaquer à ce qui est ancré dans les corps. Or, les situations ne sont pas aussi simples qu’il n’y paraît. Il n’y a pas d’un côté un pouvoir oppresseur et de l’autre des corps brimés, des désirs ostracisés, des créations de formes de vie malmenées. Non : les corps politiques, parfois, désirent eux-mêmes la réaction. L’ultime force du pouvoir, c’est justement d’investir à ce points les corps que c’est eux, qui, par eux-mêmes, vont désirer leur aliénation. Nous ne pouvons, de ce point de vue, que renvoyer au premier roman d’Alain Damasio, La Zone du dehors, qui met en scène, dans un cadre de science-fiction, cette problématique. En effet, dans un monde de confort et de consommation, les voltés, qui sont une organisation révolutionnaire, sont aux prises avec le problème de l’anesthésie propre aux individus de cette société. Le chapitre XIII, dans lequel le personnage principal s’entretient avec l’homme le plus haut politiquement au sein de la société, est de ce point de vue très parlant : cet homme, dénommé A, explique bien comment le plus haut degré du pouvoir est l’absence d’intervention sur les corps, ces derniers étant parfaitement auto-aliénés. « Une camisole, n’est-ce pas, on l’enlève, on l’arrache, on la découpe : il y a toujours moyen de s’en débarasser. Mais si la camisole devient chimique, si elle devient peau, si ce sont vos tissus nerveux qui servent d’étoffe, c’est que le contrôle est passé en vous : self-control. Ne cherchez pas à vous extirper, ne tirez pas sur les fils, vous vous déchirez … [4]». Le révolutionnaire voudrait certainement que la révolution soit désirée. Mais que faire quand le désir lui-même change de camp, lorsqu’il désire la répression, l’autoritarisme, la réaction ? Ici aussi nous pouvons souligner l’étonnante actualité de L’Anti-Œdipe : il suffit pour cela de jeter un œil à nos modes de consommation, à notre rapport au capitalisme, mais aussi au travail, même et surtout lorsqu’il est aliéné. En effet, le défaitisme qui nous caractérise, accompagné d’un certain fatalisme néo-libéral, a tendance à nous faire accepter l’inacceptable. Pensons aux restrictions budgétaires de nos hôpitaux et de nos crèches, à la manière dont certains souhaitent et acceptent sans broncher des conditions de travail inacceptables, ou même au recul de pouvoir syndical.

Mais le désir peut aller plus loin encore, et l’histoire est là pour nous le rappeler. L’Anti-Œdipe est un texte qui revient à plusieurs reprises sur la question du fascisme, et il faut voir ici la pointe extrême d’une ligne de mort interne au désir. Nous l’avons vu, Deleuze et Guattari reprennent pour leur compte les analyses de Reich sur le fascisme : non, il n’a pas été imposé, mais désiré par les masses. Et c’est là sans doute le plus grand problème. Les auteurs repartent de la distinction posée par Hannah Arendt entre le totalitarisme et le dictature. La seconde s’impose de l’extérieur aux individus qui, de force la plupart du temps, doivent épouser des formes de vie qui ne leur convient pas, quand le premier éclot dans et par les corps eux-mêmes, et répond à un désir puissant de voir émerger un monde et un homme nouveau.

L’Anti-Œdipe : un livre d’éthique

D’où, une question fondamentale : comment les auteurs se situent-ils face à cette réalité à double tranchant qu’est le désir ? En effet, si L’Anti-Œdipe regorge de descriptions quant à la fragilité de la dimension révolutionnaire du désir, s’il tente de saisir le fonctionnement des machines désirantes, propose-t-il des solutions pour sortir de cette situation plus que problématique ? Ici encore, quelques confusions ont pu voir le jour : certaines critiques reprochent à Deleuze et Guattari de n’être pas assez révolutionnaires, voire de pactiser avec le capitalisme. Mais, à l’opposé, on voit fleurir le reproche inverse : les auteurs seraient de méprisables anarchistes, prêts à faire exploser toute norme et tout code. Or, dans les deux cas, il y a erreur. D’une part, il est vrai — et n’en déplaise aux inquisiteurs qui traquent ceux qui sont moins révolutionnaires qu’eux — la perspective deleuzo-guattarienne insiste sur le renversement possible des processus révolutionnaires. Mais, par ailleurs, il est certain que cette description est en même temps un appel à nous méfier, tous autant que nous sommes, du petit fasciste qui vit en nous.

C’est que nos agencements les plus fous, nos lignes de fuite les plus révolutionnaires, peuvent peu à peu devenir des lignes de mort. C’est pourquoi les révolutions, parfois, tournent mal. Dès lors, et comme le souligne fort heureusement Foucault dans la préface à l’édition américaine de L’Anti-Œdipe, cet ouvrage est de part en part éthique. Il est un appel à nous méfier du pouvoir, même et surtout quand nous sommes révolutionnaires, c’est-à-dire du pouvoir qui est en nous. D’où, à la fin de l’ouvrage, une série d’appels, non à la sagesse, mais à la prudence. Pour Deleuze et Guattari, il s’agit à la fois d’appeler à la schizophrénisation du champ social (entendons : retrouver la puissance du processus désirant et lutter contre tout ce qui tue le désir) et de nous enjoindre du même mouvement à une extrême prudence dans cette entreprise.

On pourrait donc lire L’Anti-Œdipe comme un appel éthique à préférer la puissance au pouvoir. La première augmente notre puissance d’agir, favorise l’éclosion — sociale, politique, amoureuse, artistique, scientifique — de formes originales et novatrices ; le second restreint le désir, s’en méfie et, pour cette raison, le codifie, l’encadre, le normalise. Car, le pouvoir, triste, est toujours du côté de la répression (et même de l’autorépression) tandis que la puissance est l’affirmation des puissances de vie, elle est l’actualisation créatrices de virtualités. Elle est, tout autant et pour cela, joie.

© Benjamin Nitzer

Notes :

 

[1] L’Anti-Œdipe, p. 322

[2] L’Anti-Œdipe, p. 320-321

[3] Nous renvoyons le lecteur, pour comprendre la schizophrénie comme processus, à notre premier article.

[4] Alain Damasio, La Zone du Dehors, Gallimard, Folio SF, p. 366.

Une réflexion sur “Une lecture de L’Anti-Œdipe | Désir et répression #2

  1. Pingback: Une lecture de L’Anti-Œdipe | Désir, capitalisme et schizophrénie #3 | Un Philosophe

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.