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Entretien avec Philippe Poutou : « L’acte permet de théoriser »

Philippe Poutou (Photo EBRA/Alexandre Marchi)

L’action politique ne peut se départir de la réflexion philosophique. C’est certainement ici d’ailleurs qu’elle débute. Mais cette réflexion est semée d’embûches et en tout premier lieu, ce qui vient l’entraver c’est la conscience. Comment la conscience s’éclaircie ? Comment devient-on conscient de ses aspirations, de la justesse de ses combats ? C’est à la suite de la diffusion du documentaire Il nous reste la colère, qui retrace la lutte de l’usine Ford de Blanquefort que j’ai rencontré Philippe Poutou pour une discussion sur les rapports qu’il entretenait avec la philosophie, et plus généralement avec l’activité réflexive. À l’instar des Freins de la Prusse du XIXème siècle, celle-ci a commencé dans l’arrière-salle d’un bar bordelais au début des années 80. Philippe Poutou découvrait alors le monde des idées révolutionnaires et comment elles étaient nées d’une vision pratique de l’existence. Retour sur une rencontre passionnante entre décryptage de la fougue adolescente et de la sagesse adulte dans laquelle se mêlent Marx, l’amitié, les médias, l’Histoire et la révolution anticapitaliste.


Quel est le premier rapport que tu as eu à la philo ? Je suppose que c’était au lycée, quel est le premier souvenir que tu en as ?

Philippe Poutou : C’est en même temps que la rencontre avec des militants de Lutte Ouvrière. Quand j’étais en terminale donc, c’est là où il y a des cours de philo pour la première fois et puis c’est là aussi que je rencontre des militants. La particularité des discussions avec les militants révolutionnaires est souvent basée sur l’histoire. Mais ce n’est pas juste l’histoire, La Commune de Paris ou tous les événements comme ça, c’est aussi les penseurs, comme Marx évidemment, Engels, Lénine, et donc là, il y a évidemment la question philosophique, et notamment le matérialisme historique. Donc voilà, c’est en même temps, et je crois que je suis aussi tombé sur un prof qui était vraiment de gauche et qui parlait beaucoup du marxisme. J’ai souvenir que c’était quelqu’un qui semblait en être très proche, c’est donc ça ce premier contact. Ce que je retiens aussi c’est que les camarades donnaient des bouquins à lire en dehors du lycée. Je me rappelle d’un livre de Plekhanov qui s’appelait La conception matérialiste de l’histoire. Je me rappelle d’un autre de Kautsky, militant social-démocrate en Allemagne, c’était Les trois sources du marxisme. C’était donc une vision philosophique matérialiste de l’histoire. Ce sont les premiers souvenirs. J’avais 17 ans.

Ça a cheminé après ou ça s’est arrêté avec la fin du lycée ?

Après j’ai gardé contact avec des camarades de Lutte Ouvrière et d’autres, puis aussi ceux de la Ligue Communiste Révolutionnaire et donc ça discutait beaucoup. Il y avait des topos, j’allais le samedi après-midi dans des réunions où il y avait des personnes, des camarades qui faisaient des exposés soit historiques, soit théoriques. Pendant plusieurs années, je les suivais plus ou moins régulièrement. C’était le samedi après-midi à Bordeaux. J’ai baigné là-dedans. Il y avait aussi des semaines de lecture de bouquins, des livres d’histoire, théoriques, de la philosophie économique évidemment. Voilà, j’étais là-dedans, dans les discussions, ça a duré quelques années comme ça. Ce sont de bons souvenirs, j’avais l’impression que c’était hyper clair. J’avais l’impression que la conception matérialiste de l’histoire, que la lutte des classes forgeait les idées, que les idées se forgent car elles dépendent des conditions matérielles d’existence.

Et via les rapports sociaux aussi.

Ouais, voilà. Ce sont les rapports sociaux qui déterminent la conscience, donc moi ça m’apparaissait hyper lumineux, hyper clair. J’ai des bons souvenirs de ces moments de découverte.

Karl Marx, Ottmarl Hörl

Il n’y a donc pas que le lycée qui ait déclenché quelque chose. Il a quand même amené quelques idées mais grâce à la rencontre avec certaines personnes, ça a permis la continuité en dehors de l’institution scolaire.

Oui, ça se passe en même temps, en 84/85. Comment nait vraiment la conscience politique ? Je pense qu’elle apparait avant évidemment, parce que j’avais des parents de gauche, enfin mitterrandiens à fond. Je parle de cette gauche qui était pleine d’espoir, d’un militantisme à la fois syndical et militant, une gauche de militants de base, je ne parle pas de gens qui étaient élus. À cette époque c’est la montée de Le Pen, SOS Racisme. Et en fait, tout se mélange là-dedans. C’est la lutte contre Pinochet, c’est Mandela. Voilà, c’est tout ça. Et moi j’ai 17, 18 ans. La philo au lycée, c’était une heure par semaine, c’était vraiment rien mais c’est peut-être parce qu’il y avait tout ça autour que la philo a pris. Pour moi, ça correspondait, ça collait complètement avec ce que j’entendais par ailleurs. J’ai ce souvenir là que tout se connectait avec l’envie de découvrir. Et l’école n’apportait pas tant que ça en fait, mais inconsciemment avec ce type de prof…

Avoir un prof exalté pour les maths j’imagine moins, mais un prof justement qui a des convictions, ça doit aider, par porosité.

Oui, j’avais un super prof en 4ème qui donnait envie de lire. Ça commence comme ça en fait, l’envie de lire un roman puis autre chose par la suite. Je pense que tout ça s’assemble de façon inconsciente.

Ça forge une philosophie de vie finalement. Avec une actualité politique, ça te permet de te créer en tant qu’adolescent, ça permet de te créer une conscience politique. La question qui arrive à la suite, c’est quel début pour ton inscription dans la lutte ?

On devient militant au fur et à mesure et même on milite sans s’en rendre compte. J’étais avec deux potes de quartier. C’est eux qui ont rencontré d’abord les militants révolutionnaires, c’est eux qui ont assisté aux réunions d’histoire. Place de la République à Bordeaux, il y avait un bar, Le Concorde, on était une petite dizaine au fond du café et moi à un moment donné j’ai intégré ça comme une curiosité, un truc super bien, une découverte quoi. On se disait déjà un peu anar, sans savoir vraiment de quoi il s’agissait, sans conscience. On était anti-raciste, anti-nucléaire, écolo. On découvrait des idées et on en parlait autour de soi, on ne se disait pas si on pouvait devenir militant, c’est dans la continuité. Il y a eu un événement important pour moi. En janvier 85, Éloi Machoro, un dirigeant kanak se fait assassiner par l’armée française et pour moi c’est le tournant. J’étais sûr que la Kanaky aurait l’indépendance. J’avais parié ça avec mon père et en fait ce n’est pas arrivé. Je pense que ça fait partie des événements qui ont forgé et construit la suite. C’est à partir des événements comme ça que j’ai commencé à avoir envie de militer et de me lever contre la société.

Quelle impression tu as de la vie politique française à cette époque-là ? Il y a Mitterrand, mais autour la Chiraquie se met en place. Quelle impression tu as de cette vie politique que tu vois à travers les médias ?

Il y a donc les reniements de Mitterrand avec la Kanaky. Moi j’ai ce souvenir très fort, et ensuite c’est le FN et le racisme, les magrébins tués dans les commissariats, le colleur d’affiche. En 85, 86, il y a une élection et c’est là où je dois faire ma première campagne électorale avec Lutte Ouvrière, donc je dois discuter politique, je dois discuter des événements. Mais je ne retiens qu’une impression très générale. Pour moi, c’est vraiment l’histoire de la Kanaky, l’histoire du racisme. Je retiens ça de cette période, c’est un repère important. Les histoires du gouvernement, c’est très vague. Je crois que le PC quitte le gouvernement en 84 il me semble, mais même ça, ce qu’on appelle la rigueur, ce n’est pas ça qui me fait percuter. Le PC, j’en ai rien à faire. C’est marrant comme histoire, on est jeune, on est des potes, on se dit anar mais on n’a aucun rapport avec le PC, même le communisme, même la révolution russe, on n’a pas de rapport avec ça en fait, c’est les militants révolutionnaires qui vont faire la jonction entre cette grande histoire des révoltes. C’est plutôt l’antiracisme, l’Apartheid, Mandela et Allende. Le Chili, l’Afrique du Sud plutôt que l’histoire intérieure.

Tu semblais déjà avoir une conscience internationaliste ce qui est bien présent dans le mouvement anarchiste, d’ailleurs on peut dire qu’il y a de fortes accointances entre les idées anarchistes et l’anticapitalisme. Est-ce que tu le ressens ça ?

Philippe Poutou, « Un ouvrier c’est là pour fermer sa gueule. Interdit d’élection présidentielle ? » (Textuel, Petite encyclopédie critique, 2017)

On se disait anarchiste sans trop savoir ce que c’était. Puis ensuite on a rencontré des militants trotskistes donc je ne sais pas dans quelle mesure on a basculé du sentiment anarchiste à autre chose. Qu’est-ce ça veut dire quand on a 17 ans et qu’on rencontre des militants révolutionnaires ? En fait, la porte d’entrée c’est le marxisme. On est rentrés réellement et théoriquement par le marxisme en fait, pas par l’anarchie. Donc je disais anarchiste, mais c’est le militantisme marxiste et l’histoire de la conception matérialiste de l’histoire qui nous ont faits, qui nous ont racontée l’histoire de l’humanité sous ce biais. Et il y avait le côté sympa de Lutte Ouvrière qui a apporté aussi des connaissances. Moi j’aimais bien la biologie par exemple. Je me rappelle avoir lu Jean Rostand pour voir le monde à partir de la science ou à partir de Engels avec l’Anti-Dühring. Mais comment on est passé de cette revendication anarchiste à la lutte des classes puis après à l’anticapitalisme ? Parce que moi j’étais pas du tout lutte des classes, la vision du Chili, la vision de Mandela, ce n’était pas une vision lutte des classes, ouvrier contre patron. Alors que Lutte Ouvrière c’était ça mais ça fait partie des paradoxes. En tout cas, il est difficile de dire comment tout ça s’est mis en place.

Est-ce parce que le capitalisme prend une place plus importante au détour des années 70-80 ?

Peut-être. On parle souvent de la bascule de Mitterrand quand il ouvre les portes de la finance, la bourse qui est mise en avant, le début de l’explosion des supers bénéfices, la fermeture des usines, la privatisation, la marchandisation, le démantèlement des services publics. Mais ça c’est le truc qui vient après. J’en ai moins de souvenirs précis, j’ai plus de souvenirs de cette période de découverte des idées. Les idées, ça percute. Mais je viens à l’anticapitalisme, non pas par l’idée d’exploitation, parce que je n’ai que 17 ans et je ne travaille pas, mon père est postier et ma mère au foyer. Je ne vis pas cette réalité d’exploitation. C’est plus un enchainement de découvertes et d’idées conjuguées.

C’est intéressant de voir l’enchainement des positions qui mènent en étant adulte à avoir des convictions très fortes qui perdurent. Mais est-ce que tu penses que l’idée et/ou l’action politique sont inscrites dans l’esprit des gens et font partie de leur questionnement ? Est-ce que tu penses qu’ils sont imprégnés d’une idée politique ?

D’une manière générale, je ne pense pas. C’est ce qu’on pourrait appeler l’absence de conscience politique ou la dépolitisation. Est-ce que ça se dégrade au fil des années ? Je pense que oui. Mais ce n’est pas si évident parce qu’il y a des choses qui se passent et qui peuvent montrer l’inverse. Est-ce que la jeunesse par exemple est dépolitisée ? Est-elle complètement à côté de la plaque ou pas ? Là je pense que non. Je pense que la marche du monde fait que ça oblige à une politisation, ça oblige à une compréhension du monde tellement il y a de saloperies, ça oblige à réfléchir. Mais globalement c’est plutôt inquiétant. Il y a même un refus de s’impliquer. C’est peut-être lié à la nullité de la vie politique que les gens ne votent plus. Mais le problème ce n’est pas tant que les gens ne votent plus, mais qu’ils ne s’intéressent plus du tout à la vie politique. En fait, ne pas voter ce n’est pas si grave que ça mais derrière, c’est qu’est-ce que ça implique ? Simplement, le fait de ne plus s’occuper de rien.

On peut aussi ne pas voter par conviction.

Oui, il y a un abstentionnisme militant qui est beaucoup plus valorisant que de voter Le Pen ou Hollande. Il y a des gens qui s’abstiennent et qui sont beaucoup plus conscients politiquement que les gens qui votent. C’est l’abstention dans le quotidien qui est beaucoup plus gênant : ne pas aller à une manif, ne pas participer à un syndicat, ne pas participer à la vie collective. Malheureusement aujourd’hui quand la colère pète, en dehors de l’allumette, les jeunes n’ont rien à quoi se raccrocher pour faire de la politique. L’abstentionnisme, il est problématique à cet endroit. C’est vraiment inquiétant cette dépolitisation, ce refus de ne pas s’occuper des problèmes. On s’occupe de sa maison, de ses enfants ce qui exclut de s’occuper du reste par manque de temps. Pour eux, c’est négatif de faire de la politique. Pendant les émeutes de juin/juillet, Libé a sorti un article sur l’ambiance au travail qui découlait des discussions entre collègues. Il en est ressorti qu’il s’agissait surtout de racisme alimenté par la campagne médiatique. Le réflexe c’est de s’en prendre aux jeunes qui cassent et brulent des écoles et de vouloir les envoyer en prison. C’est caricatural. Basiquement, le réflexe devrait être inverse et de se dire que c’est normal que ça pète. Pourquoi les gens n’ont pas ce réflexe de solidarité primaire avec d’autres qui sont dans la merde ? Je pense qu’ils n’ont pas les outils pour analyser les événements. La question qu’il faut se poser c’est de qui est-on solidaire dans ce genre de situation ? De l’avis d’un journaliste ou d’un élu qui appelle au calme ou d’un jeune qui gueule parce qu’un autre a été tué par la police ? Ce manque de réflexe montre à quel point ça fait du dégât quand on refuse de s’intéresser à la société.

Même sans avoir lu Nietzsche, tout le monde connait la phrase de Zarathoustra quand il annonce la mort de Dieu. Ce que veut dire Nietzsche par-là, c’est que l’humanité n’a finalement plus rien à quoi s’accrocher, n’a plus rien qui lui permette d’agir, elle n’a plus de croyance en rien qui pourrait la faire se mouvoir. C’est ce qui la mène vers le nihilisme, vers l’absence de réflexion. On peut faire du lien avec ce que tu dis. Il n’y a plus de souci de soi finalement, un souci de soi qui permettrait un retour à l’autre. Là, nous n’avons plus que des personnes peu soucieuses de ce qu’elles sont devenues et de ce qui pourrait bien arriver à l’autre. Zarathoustra a beaucoup de difficultés à faire entendre ses idées, sa voix. Et pour toi ? Est-ce difficile d’affirmer ses idées ?

Oui quand on a des idées comme celles-là ! Parce qu’on s’aperçoit qu’il y en a d’autres qui fonctionnent. Il suffit d’une saloperie et ça marche. Oui, c’est difficile et c’est tout le temps difficile. C’est toute l’histoire militante. On est confrontés à cette difficulté-là, on se demande des fois comme on tient, comment on tient des années à militer, comment ça se fait que certains au bout de 40 ou 50 ans continuent à militer dans une situation où on a plutôt l’impression que ça ne s’améliore pas, l’impression que ça se dégrade. Pourquoi continue-t-on ? Quand on découvre les relations au travail, la vie syndicale, la vie politique, les élections, la vie associative, on s’aperçoit que c’est tout le temps compliqué. Il y a toujours un rapport de force, on est toujours en situation minoritaire, et c’est toujours plus difficile de convaincre quand on est minoritaire. Mais en même temps, plus on connaît le militantisme, plus on voit que ce n’est pas non plus génial comme milieu, ce n’est pas si fraternel que ça, pas si émancipé que ça. On navigue dans un milieu qui n’est pas si attrayant et après on se dit : “mais c’est peut-être pour ça qu’on a du mal à convaincre, parce que nous-mêmes quelle gueule on a de l’extérieur ?” Ce sont toutes ces difficultés qui font que parfois c’est un peu démoralisant.

Lenine

J’avais cette question justement de la cohérence, comment fait-on pour être cohérent alors ? Au sein des autres ça peut être entendable mais dans sa vie personnelle où il y a des convictions très fortes ? C’est difficile. C’est ça qu’on appelle l’éthique. Moi par exemple j’ai une fille qui va au collège, je suis anti-institution et je suis prof. Tu vois l’incohérence ?  Mais ma fille a raison quand elle critique le système scolaire et je ne lui donne pas tort quand c’est le cas mais il faut qu’elle finisse quand même sa scolarité. Donc tu vois il y a cette incohérence continue qui appelle une éthique permanente. Comment fait-on pour être cohérent avec des convictions très fortes dans sa vie de tous les jours ?

A force de militer, les années passant, en vieillissant, on devient un petit peu moins sectaire ou un petit peu moins obtus. Je suis persuadé que quand j’avais 18/19 ans, quand j’ai commencé à militer, je devais être un petit con de militant, très sectaire, très sûr de lui, en ayant aucun doute. C’est important aussi de militer, mais en même temps de combattre l’intransigeance militante, le sectarisme. Les incohérences sont liées à ça. On peut toujours discuter quatre siècles après des incohérences de Voltaire, ça ne mènerait pas très loin. Je pense qu’il faut faire attention à ça. Parfois quand on milite on se demande si telle ou telle chose est une incohérence, est-ce qu’avoir un iPhone est une incohérence ? Est-ce que c’est une contradiction à l’activité militante anticapitaliste ? Est-ce qu’avoir une voiture électrique, c’est incohérent à l’action écologique ? Je pense qu’il faut arrêter avec ça, c’est contre-productif. Quand on milite, parfois on a cette prétention-là d’avoir tout compris et on se permet de juger l’autre. Il faut considérer qu’en fait on est dans un monde où chacun se dépatouille avec sa situation et on peut très bien prendre tout ce qui est bon à prendre, un artiste qui dirait quelque chose d’intéressant à un moment donné par exemple, ça fait du bien. Et quel que soit ce qu’il fait par ailleurs. Il peut être riche, faire des émissions de merde, mais à un moment donné, s’il dit quelque chose de chouette, bah c’est chouette ! Et donc on se débarrasse un peu de cette prétention-là. La question de la critique du pauvre qui veut s’acheter des vêtements de marque, par exemple, qui n’aurait pas le droit parce que justement il est pauvre ! Ça relève plus d’une façon de voir les choses qui n’est pas bonne qu’une véritable incohérence.

Oui, on s’arrête sur la forme peut-être parce qu’on n’a pas les moyens réflexifs de s’arrêter sur le fond.

Il y aura toujours des incohérences puisqu’on vit dans un monde capitaliste, bourré lui-même d’incohérences. On souffre de ça et le milieu militant n’y échappe pas, de toujours reprocher à l’autre de ne pas faire comme il faudrait. L’incohérence, on peut vivre avec, sans évidemment justifier n’importe quelle incohérence. Par exemple, le NPA boycotte CNEWS. On le fait depuis des années mais on ne reproche pas à un militant de LFI de ne pas boycotter cette chaine. On n’est pas obligés de lui faire la leçon, de jouer le rôle de celui qui a tout compris. Le but est de toujours discuter ce genre de position, d’essayer de comprendre, d’essayer de convaincre sans être persuadé d’avoir à juger l’autre comme fautif.

Je voulais évoquer l’idée du courage. Je t’ai évidemment suivi au cours des débats télévisés et ce qui ressort de tes interventions c’est cette idée que tu semblais être le seul à dire des choses qui relevaient du courage face aux autres. Comment fait-on pour être courageux dans un milieu qui ne l’est pas ? Car c’est quand même le principe de la politique, avoir le courage de prendre des décisions, de dire des choses fortes.

Le courage, c’est relatif. En ce moment, on a des camarades algériens menacés d’arrestation donc on se dit que le courage il n’est pas ici, il est là-bas. Mais pour revenir à ce qui se passe à la télé notamment, il faut comprendre qu’on est pris dans un truc, dans un dispositif, c’est physique en fait, et parce que c’est physique, la suite vient de là. On a le sentiment d’être dans une nasse, d’être dans un piège en permanence, quelle que soit la chaine de télé et c’est parce que tu veux te dépatouiller de ça que tu deviens courageux. Mais ce n’est pas le courage comme on pourrait le comprendre dans une situation de la sorte, ce n’est qu’une question physique, tu sens le piège et tu veux t’en sortir. Avec le temps tu t’émancipes un peu du dispositif, mais tu ne peux pas t’émanciper complètement, tu es tenu, tu ne peux pas gagner dans cette mécanique. Parce qu’en fait c’est une confrontation, tu tentes de dire non, tu ne veux pas te faire piéger là-dedans, c’est le sentiment de se faire avoir et de ne pas avoir envie de se laisser museler, de voir sa parole contrôlée.

Je comprends bien cette idée de contention physique qui joue sur le courage pour s’en défaire, sauf que je pense que les autres candidats le ressentent également. Et pourtant ils ne semblent pas avoir le courage qui est le tien pendant ces débats. Dans le débat de 2017, Fillon est droit comme un i, il ne bouge pas du tout pendant deux heures. Pourquoi eux n’explosent pas verbalement pour se défaire de cette nasse ?

Philippe Poutou, Julien Salingue et Béatrice Walylo, « Un « petit » candidat face aux « grands » médias », Editions Libertalia, mars 2023

Parce qu’ils n’ont pas intérêt à faire sortir ce qu’ils ont dans leur tête. On voit bien que le RN calcule qu’il ne faut pas sortir la saloperie raciste et que ce couloir-là est réservé à Zemmour, quant aux autres ils ont appris à contrôler. Au NPA, nous avons aussi cette discussion. C’est mon attitude dans les médias qui a poussé à ça. Par exemple, au début, à certaines questions je disais : “je ne sais pas.” Et pour certains ça discréditait le parti. C’est vrai qu’on sortait des prises de paroles d’Olivier Besancenot qui excellait dans ce domaine, dans la gestion d’un débat. Moi j’arrivais derrière et ça faisait amateur, celui qui ne sait pas, et j’ai appris ensuite que je faisais honte à certains. Mais j’étais supporté par les gens dans la rue à la suite de mes premières apparitions, notamment celle chez Ruquier dans laquelle il se fout de moi. Il y avait les camarades du parti qui avaient honte et les gens dans la rue qui venaient me serrer la main. Ils se sentaient ouvrier avec moi. Cela prouve qu’il existe tout de même une réelle conscience politique, une conscience de classe, mais enfouie.

C’est ce dont on parle depuis le début. Cette conscience qui est là, quelque part et qui pourrait surgir au regard d’un événement.

Le courage il vient aussi de là. Ma première grosse émission (le 16 avril 2012, Le grand journal de Michel Denisot sur Canal +) est marquée par deux choses : les remarques des camarades du NPA qui me disent : “plus jamais ça !” et les encouragements des collègues ouvriers de chez Ford. Ma position sur la table et le fait que j’ai répondu à une question par “on s’en tamponne !” n’avait pas plu au parti mais à mes collègues qui riaient de mes maladresses et me supportaient et m’encourageaient. Mon chemin je l’ai construit entre ces deux réponses-là de façon inconsciente. Autant le mépris social n’est pas conscient chez celui qui te méprise, autant toi tu te défends sans trop de conscience non plus.

Oui. C’est toute l’histoire de la psychanalyse, d’aller chercher les tenants et les aboutissants d’une action, d’une parole qui ne sont pas obligatoirement réfléchies. C’est la conscience qui explose a posteriori.

C’est l’acte qui permet de théoriser. Comme un sculpteur qui ne sait pas ce qu’il va faire de son bloc de granit. C’est Denis Monfleur qui explique ça, ses sculptures se modifient avec le temps parce que sa réflexion évolue elle aussi avec le temps pour finalement donner une œuvre terminée. Le résultat final n’est même pas le résultat intermédiaire. Du coup c’est intéressant parce que ça fait du lien entre l’action elle-même et la capacité à réfléchir. Que ce soit à propos d’une œuvre d’art ou du militantisme.

C’est ce qu’Emmanuel Mounier appelait l’arrêt actif de la conscience. La conscience doit à un moment donné pouvoir s’arrêter pour examiner ce qui est en train de se passer. Le mouvement est certes important mais l’arrêt tout autant.

C’est aussi la difficulté qui permet l’interrogation. Pendant le conflit avec Ford, on s’est retrouvés souvent en difficulté pour embarquer avec nous les autres collègues, pour se sortir d’une situation. Être en face de ça nous a permis de réfléchir. Par exemple, je me suis toujours senti dévaloriser vis-à-vis des vêtements que je portais dans les médias face aux autres. C’est terrible car je sais ce que je veux dire mais cet élément particulier vient ajouter une difficulté, tout comme le fait parfois l’impression de ne pas comprendre la question mais de parvenir quand même à y répondre. La cause principale de toutes ces difficultés est liée à la domination. Que tu le veuilles ou non, tu es dans ce rapport-là. Il faut se dire que tu ne domineras pas le dispositif mais que tu dois limiter la casse et te sortir de cette ornière. L’aide, ce sont les gens dans la rue et les collègues de l’usine qui me l’ont apportée. J’ai voulu montrer à quel point on est fragiles, à quel point on peut douter. Il faut mettre ça en avant, sans se dévaloriser. Il faut pouvoir militer en remettant des choses en cause sinon rien ne bouge. On ne réfléchit pas assez sur ce qu’on ne sait pas faire. Il faut avoir un retour sur soi.

Pour conclure, est-ce que tu serais d’accord avec moi pour dire que nous avons perdu la bataille des idées ?

Ça dépend de l’humeur avec laquelle tu te réveilles ou de l’info qui tombe en milieu d’après-midi. Parfois ce sont des détails qui font que le doute l’emporte sur la conscience et on navigue en permanence entre ça. Mais à froid, on peut penser que nous avons perdu, oui. Après la bataille contre les retraites, Sainte Soline et les émeutes, on voit bien que nous n’avons pas avancé. On s’aperçoit que même avec un pouvoir complètement discrédité, Macron a le pouvoir d’assumer sa politique. Rien ne change et tout se durcit.

Entretien préparé et propos recueillis par Mathias Moreau à Bordeaux le 17 juillet 2023

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