
Bernard Stiegler
Il est pour le moment impossible de dire quel impact a eu et aura Bernard Stiegler sur ma vie. Je n’ai pas encore fini de comprendre le monde et de me comprendre à travers ses écrits, ses interventions, avec lesquels j’essaie de penser et de me panser avec un A, comme il se plaisait à dire. Il y a des mots certes, mais il y a les actes et au-delà des actes, il y a l’esprit. De ce qui se passe dans le non-palpable, le non-quantifiable, d’un personnage qui ne disait pas « il faut faire telle ou telle chose », mais qui était, tout simplement lui-même, et qui de ce fait, était inspirant. Comme un chef d’orchestre pour moi-même et pour l’humanité au travers de ses travaux. Cette voix à la fois rassurante, amenant à la connaissance et qui pouvait d’un coup tout emporter. Il était drôle de le voir, lui, ce grand penseur de la technique et du temps, se débattre avec ses outils informatiques, pendant ses cours ou conférences, comme si ces systèmes essayaient de le faire taire. Il m’a permis de répondre à ce travail que j’avais commencé, sans savoir par où l’aborder et qui me questionnait. Ce travail fut la raison consciente de mon engagement en politique (grosse erreur…). Cette rencontre avec Bernard Stiegler aura été un catalyseur de mon indépendance de ma pensée et de mon action politique.
Avant de rencontrer Bernard Stiegler, mon engagement politique a été d’abord une volonté de changer les choses partant d’une question morale : comment pourrais-je regarder mes enfants en face et leur dire « j’avais conscience de ce grand dysfonctionnement de la société et de nous-mêmes, et je suis resté dans mon fauteuil à critiquer sans rien faire à mon niveau » ? Il m’a alors paru évident de prendre un engagement politique. Lorsque je dis « grosse erreur » sur ce point, c’est que le système est tellement perverti par les lobbies, les intérêts mesquins des uns, les egos des autres, sans oublier le paraître, la cour théâtrale de l’hypocrisie, la compromission et l’argent comme pouvoir, que j’ai failli y perdre la raison dans le désespoir. J’ai cherché à répondre à une question aux travers de ce parcours : pourquoi, bien que nous pensons que nous vivons mieux à cette époque qu’à d’autres, les gens vont-ils de plus en plus mal ? Sans voir que j’étais complètement dans cette situation, et qu’à travers cette démarche qui était de rendre une société meilleure, je devais me soigner moi-même.
Étudier Bernard Stiegler m’aura apporté cela. À l’évidence, sa formule « se penser et se panser avec un A » ne pouvait que résonner en moi. J’avais dans ce parcours politique la prétention d’apporter un quelque chose à la société. Mais en tant qu’élu à la Ville, à une Agglomération de commune, participant à « Paris Métropole » et autres instances, approchant certains hémicycles par un ami sénateur, j’ai vite compris que cela serait vain. Par manque de capacités intellectuelles (mon ego me dit que non) ou manque d’argent (mon banquier me dit que oui), et ne voulant pas avoir à faire à des réseaux détestables ou des compromissions, j’ai cherché une autre voie.

Photo d’un moment d’échange avec la salle à la Serpentine Gallery (Source Twitter : @ArsIndustrialis)
Dans ce chamboulement entre idéal, réalité et moyens, ma rencontre avec Bernard Stiegler a été salvatrice. J’ai adhéré immédiatement à Ars industrialis en tant que modeste contributeur, tant je me sentais petit dans son univers, mais tant je me sentais dans mon univers. Pensant que ma posture politique habituelle n’aiderait en rien le groupe, je suis resté un contributeur dans le silence, dans l’ombre. J’ai surtout appris et tenté de porter la parole dans les instances que j’ai occupées, afin de revenir vers Ars et d’avoir un projet concret à proposer. Un projet à la hauteur de son travail, par respect tout simplement et par reconnaissance de ce qu’il m’avait apporté à son insu. Tout au long de ce parcours, les seuls élus qui soutenaient les idées que j’avançais, inspirées par Bernard Stiegler, étaient des élus communistes — ce qui est quand-même interpellant pour un élu de centre-droit. Ce qui fit dire à l’un d’eux « tu t’es trompé de boutique, tu devrais nous rejoindre ». Cette sensibilité de l’être au service de la société dans l’intérêt général, de respect, d’équité et de justice nous rapprochait. Les lectures et ma conviction renforcée par Bernard Stiegler m’amèneront à exercer un mandat syndical de couleur rouge. Une régression pour certains, du sens retrouvé pour moi.
C’est en partie grâce à Bernard Stiegler, la lecture de ses ouvrages, ses cours en lignes, ses conférences que j’ai été amené tout doucement à une conversion du regard, à repenser mon engagement. Il est bien de vouloir changer le monde, mais finalement tu dois et ne peux agir que sur toi-même (« connais-toi toi-même »). J’ai d’abord effectué à l’aide de ces outils, un recentrage, un travail personnel de connaissance de soi, c’est-à-dire également d’acceptation de qui on est et de tendre vers un « deviens qui tu es » — ce qui aura eu des conséquences sur mes plus proches. En effet comment avoir la prétention de changer les choses, si l’on ne prend pas soin de son cercle le plus intime ? Bernard Stiegler m’aura permis de prendre conscience de cela. Quand je dis « d’abord effectué » c’est un peu faux : en réalité, j’ai continué. Lorsque j’ai entendu Bernard Stiegler convoquer Freud, afin de faire comprendre ses analyses, cela a fait écho en moi et m’a renvoyé à un ouvrage du père de la psychanalyse que j’avais acheté, à l’âge de 15 ans, un peu au hasard : Métapsychologie — livre que j’ai conservé et que je consulte régulièrement entre autres.
Il m’aura permis également de trouver un angle de réponse à la question de départ : « Pourquoi, bien que nous pensions que nous vivons mieux à cette époque qu’à d’autres, les gens vont de plus en plus mal ? ». Par son analyse fine grâce à laquelle il savait rendre accessibles des sujets corsés, j’ai pu m’appuyer sur des sources de savoir que je ne connaissais que vaguement. Afin de construire ma pensée, j’ai pris goût, grâce à lui, à lire Gilbert Simondon, Georges Canguilhem, à m’attaquer à la puissance de pensée de Marx ; j’ai pris plaisir à ces lectures qui nécessitent du temps, parfois un peu âpres pour des non-érudits.

Buste de Socrate (détail)
Il m’a permis de structurer culturellement mes pensées et mes intuitions, là où, il m’aurait fallu une autre vie pour avancer seul. Il m’a permis de répondre à ce travail que j’avais commencé, sans savoir par où l’aborder et qui me questionnait. De répondre non comme une certitude, mais plutôt comme des pistes à explorer, car il me semble que c’est quelque chose de constamment en mouvement et que la vérité d’hier devient une erreur de demain, plutôt une nécessité d’un réajustement. Oui, c’est l’un des nombreux enseignements que je peux tirer de Bernard : chasser toute certitude, douter en permanence, pour ne pas sombrer dans la bêtise. A chaque moment de doute, où lorsque que je dois faire une intervention et peu importe le domaine, je réécoute Bernard et je me dis « oui tu peux y aller, tu es sur la bonne voie ». Cela me permet de m’ancrer et de m’assurer. Mais cela ne me permet pas toujours d’échapper à ma propre ignorance ou bêtise, si je ne suis pas vigilant. Et là, il me revient en tête ses interventions sur la bêtise, et je me dis qu’il faut encore travailler. Il fait, pour ma part, partie des penseurs qui vous guident, à la hauteur d’un Socrate. Cet aboutissement et son parcours sont des guides qui rendent possible l’impossible. En effet, qui aurait parié, lors de son début carcéral, sur le fait qu’il devienne le plus grand penseur du monde à venir et de la technique de ces dernières décennies ? En tout cas, pour tous ceux qui ont un parcours atypique, autodidacte, en marge d’un système sous une forme ou une autre, il donne l’espoir qu’il est possible de transformer son devenir. Il requestionne le déterminisme et le libre arbitre. Avoir foi, ne rien lâcher de ses convictions et de ses intuitions et toujours, non pas recommencer, mais continuer et ce, jusqu’à la mort.
On pouvait être en désaccord avec Bernard Stiegler. Si les propos étaient étayés, cela donnait lieu à des débats constructeurs et enrichissants. À ce jour, je n’ai jamais vu un détracteur tenir la route sur ses sujets et lorsqu’il avait affaire à l’arrogance de pseudo-intellectuels aboyeurs publics, il pouvait entrer en furie face à la bêtise et démontrer leurs propres bêtises. Bernard Stiegler par son savoir, sa maitrise des sujets et surtout par son esprit, était animé d’une autre dimension que celle du buzz, ou du paraître : celle de vouloir transmettre une issue possible et viable à l’humanité et de façon altruiste. Pour autant, il avait cette attention touchante, du respect et de la bienveillance envers les plus fragiles, là ou d’autres ont du mépris. J’ai pu en faire souvent le constat en contribuant à Ars Industrialis. Il savait reformuler vos interventions et vous rendre intelligent.

« Prendre soin. De la jeunesse et des générations », Bernard Stiegler (Flammarion, 2008)
En effet, lorsque vous êtes autodidacte et que vous vous hissez dans un monde, la politique ou l’entreprenariat, qui n’est pas le vôtre, vous êtes regardé avec mépris ou bien complétement ignoré, parce que vous ne pesez pas en million d’euros ou bien que vous ne sortez pas de hautes écoles avec les bons diplômes qui font bien propre sur soi. Seule la culture vous permet de rivaliser avec cette arrogance et de retourner la bêtise de ces individus contre eux-mêmes. Bernard Stiegler m’aura également permis de trouver un ancrage, de m’appuyer sur moi-même et sur ces lectures afin de soutenir mes propos et au final d’être considéré, respecté, par les plus intelligents de ces milieux. Au travers de ces lignes on peut mesurer les transformations opérées en moi à la lecture de Bernard Stiegler. Je ne peux m’empêcher de penser au livre de Paulo Coelho L’alchimiste. Et si Bernard Stiegler était un alchimiste sans le savoir ? Il savait transformer l’esprit en matière. Son œuvre vous amène à sortir le meilleur de vous-même. C’est en cela que je le hisse au niveau des penseurs cités en références ci-avant.
J’ai expérimenté l’analyse de Bernard Stiegler à mon insu, ce qui me permet d’adhérer à son propos que j’ai vécu dans ma chair. En étant à mon compte pendant quelques années et ayant dirigé 3 entreprises de 4 à 50 employés, j’ai vu comment la dérive du système capitalisme – les identifications secondaires basées sur une pseudo-réussite par l’argent et le pouvoir – vous détruit. Il crée au quotidien l’angoisse du chiffre, l’angoisse de perdre de l’argent, l’angoisse de ne pas arriver à une situation sociale. Non pas par vos qualités humaines ou intellectuelles mais par le paraitre, dont l’argent est un des éléments. Vous croyez réussir, vous croyez vivre, mais vous êtes aliéné dans une relation sadomasochiste. Je me suis imposé à moi-même des choses que je n’aurais pas acceptées d’un employeur. Vous ne voyez que très peu vos enfants, votre famille, même en vacances la peur du chiffre vous empêche de profiter. Vous ne vous rendez même pas compte que vous êtes la vache à lait d’un État qui dilapide sans aucun retour sur investissement, dont les institutions s’écroulent les unes après les autres, l’Éducation Nationale, la Santé, la Justice créant de l‘injustice. Tout cela pour quelques euros de plus. Bernard Stiegler, par sa pensée, amène à se désintoxiquer et permet de rebondir dans un contexte salutaire. Ce n’est qu’en regardant cette étape a posteriori que l’on en prend conscience, comme le souligne très souvent Bernard Stiegler au sujet du pharmakon et des thérapies a posteriori. J’ai retrouvé de ce fait la joie du quotidien, les plaisirs simples de la vie et la confiance de m’engager dans ce qui m’anime, la musique et la philosophie pour le plaisir, dans ma condition d’amateur — amateur tel qu’en parle Bernard. Même si j’ai eu peu d’échanges avec lui au moment des conférences ou des AG de Ars, il a marqué mon évolution, et je me retrouve un peu orphelin aujourd’hui.
Il fait partie de l’Identification secondaire (avec un I majuscule), peut-être même primaire, car il me faisait penser à mon grand-père, chef d’orchestre inconnu, mais qui dirigea son premier orchestre à l’âge de 13 ans suite à la maladie de son père, chef d’orchestre aussi, et à la demande des musiciens de l’époque. La guerre aura modifié sa destinée. L’ensemble de cette attitude de mon grand-père qui, quand j’étais enfant, était mon seul repère de sagesse, d’intellect et de questionnement philosophique ou spirituel propre à la musique classique, je l’ai retrouvé chez Bernard Stiegler. Il était à sa façon le chef d’orchestre. Ce qui me permet de tendre à grandir en tant qu’Homme avec un grand H, dans le sens « Humanité ». C’est une perte sur le plan personnel et plus grave, une perte pour la société en général.
© Christophe Delporte-Fontaine