Philosophie

« Une nouvelle race de philosophes »

« Les Quatre Philosophes », Pierre Paul Rubens (vers 1611-1612, Galerie Palatine du Palais Pitti, Florence, Italie)

Dans de nombreux moments de son œuvre, Nietzsche a évoqué l’idée de nouveaux philosophes, d’une philosophie nouvelle et neuve, dont il serait le père fondateur-créateur. L’exemple le plus évident demande à parcourir simplement la première de couverture de Par-delà le bien et le mal au sous-titre explicite « Prélude à une philosophie de l’avenir ». Deleuze repère génialement que les philosophes de l’avenir se disent en de multiples façons, sous trois postures et méthodes différentes :

Le philosophe […] est symptomatologiste, typologiste, généalogiste. On reconnaît la trinité nietzschéenne, du « philosophe de l’avenir » : philosophe médecin (c’est le médecin qui interprète les symptômes), philosophe artiste (c’est l’artiste qui modèle les types), philosophe législateur (c’est le législateur qui détermine le rang, la généalogie).[1]

Ces trois figures des philosophes de l’avenir énoncent la volonté de Nietzsche d’oeuvrer à une nouvelle philosophie, c’est-à-dire à des prolégomènes à toute philosophie à venir, pour réactiver un projet pour la philosophie. En effet, cette perspective d’approche permet de rouvrir un chantier de la philosophie en général et de permettre aux textes de Nietzsche, en dépit de leur inactualité et de leur antimodernité, de sortir de l’histoire traditionnelle de la philosophie. Nietzsche veut fonder une nouvelle race de philosophes, des philosophes qui ne répètent plus les erreurs et errements du passé, loin des fausses vérités et du rejet de la vie. Souvent en marge des « concepts » centraux de la pensée nietzschéenne, la philosophie de l’avenir constitue pourtant le projet philosophique de son œuvre. Les lignes du texte de Nietzsche sont imprégnées de ce projet philosophique pour une philosophie neuve et novatrice. Nietzsche est un philosophe qui pense vers l’avenir, il n’a pas la nostalgie utopique d’un avantfantasmé. S’il se penche sur les penseurs antiques Grecs, ce n’est pas pour les pleurer ou les vénérer, comme Wagner pourrait le faire, mais pour les arracher à leur époque et les propulser vers l’après Nietzsche, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Giorgio Colli. Ayant étudié l’importance de la temporalité, de la relation au temps qui travaille la philosophie de Nietzsche, il apparait comme évident de montrer que les philosophes de l’avenir sont inactuels et antimodernes. Car ce n’est pas tant le passé ou même le futur qui intéresse Nietzsche que l’époque et le présent : être philosophe de l’avenir c’est offrir de nouvelles voies, de nouvelles perspectives de pensées, de nouvelles lignes de fuite.

Les variations, les paradoxes, les contradictions et les antinomies nietzschéennes se réunissent sous ce projet des philosophes de l’avenir et s’inscrivent clairement dans la pensée de la temporalité qui œuvre au sein des textes de Nietzsche. Cette réunion ou réunification n’est pas une suppression des contradictions. Cette unification n’a rien de systématique ou dogmatique, mais que ce projet de philosophie de l’avenir « prépare un événement qui va très vraisemblablement diviser l’histoire en deux, au point qu’il faudra un nouveau calendrier, dont 1888 sera l’An 1[2] ». Il ne faudra pas nous méprendre : cette philosophie à venir n’est ni une utopieni une rêverie, mais une attente impatiente de Nietzsche. Dans la préface à la seconde édition du Gai Savoir, Nietzsche énonce notamment l’attente d’un philosophe-médecin en ces termes, insistant l’espérance d’un temps à avenir :

J’en suis encore à attendre la venue d’un philosophe decin, au sens exceptionnel de ce terme – et dont la tâche consistera à étudier le problème de la santé globale d’un peuple, d’une époque, d’une race, de l’humanité – qui un jour aura le courage de porter mon soupçon à l’extrême et d’oser avancer la thèse : en toute activité philosophique il ne s’agissait jusqu’alors absolument pas de trouver la « vérité », mais quelque chose de tout à fait autre, disons de santé, d’avenir, de croissance, de puissance, de vie…[3]

Les propos de Nietzsche sont éminemment clairs à ce sujet : il parle d’ « attente », évoque « un jour »… D’une certaine manière, Nietzsche sait que ces philosophes mettront du temps à naître, que leur naissance ne sera pas immédiate ou de son vivant : la patience philosophique est de mise dans l’œuvre et dans la vie de Nietzsche.

Il faut approcher cette conception du type « philosophe » à travers cette idée : « J’estime un philosophe dans la mesure où il est en état de donner un exemple[4] ». A travers cette phrase, Nietzsche pourrait parler de lui-même. En effet, comment préparer la méthode des philosophes de l’avenir si ce n’est en donnant l’exemple, en indiquant la marche à suivre à l’avenir ? La personne de Nietzsche se confond avec le philosophe, rendant ainsi visible le statut de pionnier, ou de géniteur, que Nietzsche incarne. L’impulsion que veut donner Nietzsche aux philosophes de l’avenir se doit d’en passer par une exemplification concrète, ses textes perçus en tant que travaux pratiques. Les œuvres publiées du vivant de Nietzsche mais aussi les fragments posthumes fonctionnent comme des prolégomènes à toute philosophie future. Une « race » de nouveaux philosophes, dont certains seront médecins, d’autres législateurs ou encore artistes : Nietzsche veut peupler la philosophie de ces habitants, être la terre promise de la philosophie :

Nous ignorons encore vers quoi nous sommes poussés depuis que nous nous sommes ainsi coupés de notre sol ancestral. Mais ce sol même nous a inculqué la force qui nous pousse maintenant au loin, à l’aventure, <et qui nous> jette dans l’absence de rivage, dans l’inconnu et dans l’inexploré, — nous n’avons plus le choix, nous devons être des conquérants, puisque nous n’avons plus de pays où nous soyons chez nous, où nous souhaitions « maintenir une pérennité ». Non, vous le savez fort bien, mes amis ! Le « Oui » secret est plus fort en vous que tout « Non » et tout « Peut-être », ces maux dont vous souffrez et dépérissez avec votre époque et s’il vous faut prendre la mer, ô migrants, c’est une foi qui vous y force…[5]

Or, à aucun moment Nietzsche ne souhaite avoir une quantité de disciples, de doubles ou de pseudo-Nietzsche. Nietzsche et Zarathoustra ont sur ce point une même conception de l’héritage et de la transmission d’un mode de pensée, d’une philosophie qui se diffuse, ce dernier quittant ceux qui ont essayé de devenir ses apôtres. Il n’est certainement pas question dans ce projet, ni même dans la philosophie de l’avenir d’un prophétisme philosophique, pis encore d’un désir affirmé que des disciplines viennent à prendre le relais de sa pensée, de sa méthode philosophique. Cet avènement ne constitue aucunement l’idée de fondation d’une école philosophique, car affirmer une telle analyse reviendrait à méconnaitre la détestation que Nietzsche peut avoir de ce rapport hiérarchique, ainsi que de l’épisode où Zarathoustra quitte ceux qui sont en proie à devenir des disciples, des adorateurs ou des fidèles. Si on prend l’exemple du philosophe-médecin, celui-ci doit être un type structurel, à partir duquel les philosophes à venir dirigent leurs actions, leur tâche philosophique. Les philosophes après Nietzschequi veulent se faire médecin, détiennent dès lors un « plan d’attaque », une liste de symptômes et de pathologies contre lesquels il faut lutter, qu’il faut détruire et guérir.

Giorgio Colli

Pour Nietzsche, la question de la temporalité historique est centrale dans l’avènement des philosophes de l’avenir, puisqu’il considère que certains philosophes correspondent à des états passés, d’autres à des états présents, d’autres à des états futurs, d’autres à des états irréels.  Monsieur Nietzsche, à l’évidence, correspond à un état présent de la philosophie à son époque, et le philosophe de l’avenir correspond à un état futur, encore irréel mais certainement pas irréalisable. Tout comme Zarathoustra qui « descendit seul des montagnes et [qui] de personne ne fit rencontre[6] », Nietzsche sait pertinemment que son temps n’est pas assez mûr pour croiser cette espèce de philosophe. La philosophie a perdu son sens, sa direction. Elle ne sait plus où aller car elle n’a jamais su déceler les maladies qui ont jonché la trajectoire qu’elle a tenté de suivre. C’est en ce sens que nous pouvons définir le terme d’ « avenir » dans cet emploi si particulier. Cependant, un seul philosophe, en une seule œuvre, ne peut pas détruire et guérir les deux millénaires d’une philosophie moribonde, surpeuplée de pathologies. Nietzsche, lucide, comprend qu’il n’est peut-être pas inopportun d’attendre des milliers d’années afin d’y parvenir. La patience philosophique dont nous parlions se conclut ici par l’attente – peut-être millénaire – de l’avènement du philosophe-médecin. Nietzsche sait très bien au moment où il écrit qu’il n’est pas lu car inaudible pour son temps, car son œuvre quasi-prophétique a le regard obsédé par ce qui advient, ce qui va venir. Il écrira : « Moi non plus, je ne suis pas à l’ordre du jour : il en est qui naissent posthumes[7] ». Giorgio Colli s’émerveille à propos du rôle posthume de Nietzsche :

Mais c’est aussi la raison pour laquelle Nietzsche continue son existence après sa mort, il est ouvert sur l’avenir parce que ses paroles n’ont pas encore été expliquées, il se refuse à être enfermé dans le passé et dans la galerie des classiques, parce qu’il n’a pas été un « classique », mais uniquement parce qu’il le sera <c’est un homme posthume, comme il le disait lui-même[8]

La confiance philosophique de Nietzsche est exceptionnel et étonnante : il a comme un pressentiment dans tout ce que nous avons développé, déplié et expliqué, que la philosophie  de l’avenir adviendra un jour, mais que rien ne sert de presser la philosophie car « il faut du temps à la foudre et au tonnerre, il faut du temps à la lumière des astres, il faut du temps aux actions après leur accomplissement, pour être vues et entendues[9] ». A bon entendeur !

© Jonathan Daudey


Notes :

[1]Deleuze, Gilles. Nietzsche et la philosophie, p. 86

[2]Brouillon de lettre à Brandes de décembre 1888, p. 190 / KGB 3.5, Nr 1170

[3]GS, Préface à la deuxième édition, §2 / KSA 3, 348

[4]CInIII, §3, p. 29 / KSA 1, 350

[5]FPXII, 2[207] / KSA 12, 168

[6]AZ, Prologue, §2, p. 22. Traduction légèrement modifiée. / KSA 4, 12

[7]EH, « Pourquoi j’écris de si bons livres », §1 / KSA 6, 298

[8]Colli, Giorgio. Nietzsche. Cahiers posthumes, III, p. 53

[9]GS, §125 / KSA 3, 116

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.