Hommage à Jean-Luc Nancy

Hommage à Jean-Luc Nancy | À l’occasion de son 80ème anniversaire #3

Jean-Luc Nancy

Un jour*, j’aperçois Jean-Luc à la Bibliothèque universitaire. « Comment vas-tu, mon cher Jean-Luc ? Il y a bien longtemps… – Ça va. Oui, ça va bien maintenant. Mais que veux-tu, la semaine dernière, j’ai encore failli mourir. Et toi, comment ça va ? ».

Quand j’ai connu Jean-Luc — nous nous étions rencontrés à Cerisy, c’était au siècle dernier — il était assez implacable. Un roc bien ancré dans la Terre, un promontoire où les vagues de la vie viennent se briser. Ou bien un navire de guerre, une sorte de cuirassé fendant les flots sans s’attarder sur le sort des frêles esquifs qu’il pouvait croiser. Je lui avais envoyé un texte (sur Hegel et Marx, me semble-t-il) qu’il avait jugé maladroit, inutilement rhétorique. « Penser, m’a-t-il écrit, c’est tracer son sillon ». Il traçait.

Quand j’ai revu Jean-Luc des années plus tard, il avait changé. Il trace toujours son chemin, mais il paraît à la fois plus fragile et plus lumineux. À chaque instant, on dirait qu’il va quitter le sol et se mettre à léviter, comme le bonze de Tintin au Tibet. Un bonze d’une école bouddhiste très hétérodoxe ou un vieux sage taoïste, ridé et malicieux : il ressemble à cela, assis au milieu des disciples venus des quatre coins du monde pour l’écouter. À chaque instant, le satori va survenir, la parole ou le geste de l’Illumination. Un jour, à l’Université, il nous parlait de Heidegger et du dernier dieu. Un dieu qui se donnerait dans un geste, un clin d’œil, un Winke. Je lui ai posé une question sur le Winke. Il m’a regardé en souriant et m’a fait un clin d’œil.

Affiche du film de Claire Denis, « L’intrus », de 2004, avec Michel Subor, Florence Loiret-Caille, Béatrice Dalle

Comment peut-on changer ainsi ? Je me souviens d’un séminaire dans la montagne, au Hohwald. On a passé le film que Claire Denis a réalisé à partir de L’intrus. “Avant mon opération, nous a dit Jean-Luc, j’étais un vrai cochon. Maintenant qu’on m’a greffé un cœur de porc, je suis devenu un homme“. Après un moment de silence, il a repris la parole. “Tous ceux à qui on a greffé un cœur en même temps que moi sont morts. Tous mes amis sont morts. Au fond, l’intrus, c’est moi. Je suis devenu un intrus ici“.

Il n’apparaît pas dans le film de Claire Denis. On le voit en revanche dans un autre film, Cartouche le brigand magnifique : il incarne un imprimeur. Sans coquetterie, sobrement, intensément, comme toujours. Les plus vieux disciples prétendent qu’il était monté jadis sur la scène du Théâtre national de Strasbourg, coiffé d’un casque à aigrette, pour jouer un soldat grec dans une adaptation de La mort d’Empédocle, mise en scène par Philippe Lacoue-Labarthe et Michel Deutsch. Ils racontent aussi (mais faut-il se fier à leurs dires ?) qu’il possédait autrefois, rue Charles-Grad, trois marionnettes qu’il mettait en scène sur un petit castelet. Ces trois pantins s’appelaient, paraît-il, Kant, Hegel et Heidegger. Peut-être Jean-Luc renaîtra-t-il un jour dans le corps d’un acteur masqué, d’un brigand magnifique ou d’un montreur de marionnettes.

Je ne l’ai vu qu’une seule fois sur la scène du TNS. C’était en 2009, au moment de conclure le colloque Philippe Lacoue-Labarthe – la césure et l’impossible. Il ne lit pas de texte, il improvise à partir de quelques notes jetées dans un petit carnet. Une phrase. Un silence. Une autre phrase. Encore un silence. La salle retient son souffle. Il reprend. Il continue. Il nous parle de Philippe (c’est le titre de son exposé), des « singularités de pensée qui sont aussi des singularités dans le tressage de la vie et de la pensée », celle de Lacoue-Labarthe, mais aussi celles d’autres amis morts, Derrida, Lyotard. Et de la sienne : « Et puis, je peux peut-être parler de moi, là, pour le coup, il y a quelqu’un qui va tout droit devant, d’un pas relativement assuré, décidé, qui va tout droit devant, tout en sachant qu’il va vers une limite, mais qui recommence toujours à aller vers la limite ».

© Jacob Rogozinski


*Ce texte fait partie d’un recueil d’hommages rassemblés par Jérôme Lèbre à l’occasion des 80 ans de Jean-Luc Nancy.

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