Philosophie

Apprendre par corps : de l’éducation chez Nietzsche

Portrait de Nietzsche

« Tout est égal, rien ne vaut la peine, le monde n’a pas de sens, le savoir étrangle. » (APZ, « Le cri de détresse »). Voilà le cri de détresse qui retentit dans Ainsi parlait Zarathoustra. Le nihilisme déprécie tout : l’équivalence généralisée prend tout vivant et toute chose dans sa tenaille, le monde dépourvu de sens devient immonde, et le savoir, s’il ne nous apprend pas ce que peut un corps, est morne. Dès lors tout le problème est de savoir comment lutter contre cette dévaluation de tout, cette égalisation des choses et des êtres, comment s’élever de l’impuissance à la puissance, de la morbidité à la vitalité, du triste savoir au gai savoir ? Plus loin, dans ce même texte, Nietzsche se demande « Que veut l’homme supérieur ? ». Le penseur allemand passe, à juste titre certainement, pour un penseur de la volonté, de la volonté de puissance, mais c’est sans savoir que vouloir nécessite de pouvoir vouloir. La puissance précède la volonté, et ne lui succède pas. Tout l’enjeu de l’éducation de l’individu est de le dresser, de l’élever à cette puissance, cette potentialité, où ce que peut son corps procède de son inconscience à ne pas savoir ce qu’il ne peut pas. Le gai savoir nietzschéen est au fond un gai non-savoir : méconnais ce que tu ne peux, tu pourras vouloir ce que tu n’aurais jamais pu.

Lorsqu’il pense l’éducation, Nietzsche use de termes sévères : élevage, dressage, discipline. Mais que peut-on entendre par ces mots dont la dureté aujourd’hui, à tort ou à raison, nous rebute ?  Le dressage (Zucht) n’est pas, et comme on le verra, un apprentissage par coeur, mais un apprentissage par corps. Il vise à éduquer l’individu du point de vue de l’inconscient, ou peut-être plus encore, du point de vue de l’inconscience : non pas lui enseigner, comme un coach en volonté, « quand on veut, on peut », mais lui faire entendre que c’est « quand on peut, qu’on veut ». Car c’est la puissance qui alerte la volonté, et non l’inverse. La volonté de puissance est en ce sens à comprendre en son génitif subjectif : puissance devenant volontaire car ignorant son impotence à faire. On connaît tous la phrase de Mark Twain : « Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait », celle-ci est, en fait, profondément nietzschéenne. Vouloir, c’est vouloir en toute ignorance de cause ; ou est-ce vouloir, malgré l’adversité des causes, le tragique de l’existence. L’éducation consiste en cela en l’élévation, plus encore qu’en l’élevage (Züchtung), de la puissance : selon qu’à l’impossible nul n’est tenu. Autrement dit, toute éducation digne de ce nom consiste à dresser l’individu de telle façon qu’il ne sente jamais incapable d’être capable. Cela revient à la blague concernant la mouche : pourquoi la mouche sait-elle voler ? Parce qu’elle ne sait pas qu’elle ne sait pas voler. L’éducation procède de cette inscience ou de cette inconscience : éduquer, c’est non pas transmettre un savoir, mais produire le non-savoir de son incapacité à savoir ou à faire.

Arthur Schopenhauer

C’est en ce sens que Nietzsche peut écrire à l’automne 1869, phrase que l’on retrouve dans ses Fragments posthumes, que « l’inconscient est plus vaste que le non-savoir de Socrate ». Il s’agit ainsi de cultiver l’inconscience de son impuissance à savoir. Non pas, je suis conscient que je ne sais rien, mais je suis inconscient de ne pas être capable de savoir. Celui qui est puissant est celui qui ne sait pas qu’il est impuissant. Produire ce non-savoir, c’est ainsi produire un corps capable, et donc un corps volontaire. L’éducation réside en cela en la capacité de l’éducateur à former la puissance d’un corps. Le « oui » innocent à la vie est à ce prix, au prix d’une perte de conscience, d’une inconscience du corps quant à ce qui le limite, l’amoindrit, le rabaisse. Il n’est pas étonnant que la seconde et la troisième Considération inactuelle s’enchaîne de telle façon que l’oubli animal permettant le bonheur précède la figure de « Schopenhauer éducateur » : il faut savoir s’oublier pour devenir un homme supérieur, un créateur.

A l’élevage du troupeau, il faut donc opposer : l’élévation de l’élève, l’élévation donc du désir individuel. Il y va donc d’une « aristocratie sans distinction », comme le disait Derrida dans Circonfession, une aristocratie pour tous et pour personne, une aristocratie du singulier pluriel. Ce qui est tout autre chose que l’éducation de masse produisant des « « hommes courants », comme on parle de monnaie courante. »[1] Pour cela, il faudrait être capable de sonder, en chacun, ce qui fait de lui mon égal sans égal. Autrement dit : il faudrait être capable de voir en lui ce qu’il a d’inégalé. En sorte que, l’égalité des chances que l’Ecole doit garantir, se doit de prendre fond sur l’inégalé des chances ; sur la chance qu’un individu a d’avoir une virtuosité inégalable. (Ce pourrait être d’ailleurs une définition de l’École : découvrir et tester les prédispositions et les habiletés des individus dans leur domaine de prédilection en vue de l’excellence). J’emploie le mot de virtuosité à dessein : car ce qu’il faut entendre dans ce mot, c’est la vertus latine, la vertu, mais également la vaillance, la puissance, la valeur. Déployer sa propre virtuosité, c’est ainsi se rendre disponible pour réaliser sa puissance, pour créer de la valeur dans l’équivalence généralisée, pour affirmer que si la vie ne vaut rien, dans le nihilisme, rien ne vaut cependant une vie créative, et oserais-je dire, puisque ce gai savoir est une question de joie : une vie récréative. Seule une telle éducation – pensée comme l’élévation de la virtuosité inégalée de l’élève – pourra revitaliser notre détresse moderne. Son mot d’ordre devrait être : « Deviens l’inégalé que tu es ! » C’est là l’enjeu de toutgai savoir !

Il s’agit, en somme, de rendre le corps intelligent : l’éducation ne se propose pas simplement de former un intellect, de faire d’une tête bien faite une tête bien pleine ; non, l’éducation éduque le corps à sa propre puissance virtuose. Il s’agit d’inventer un corps intelligent, plus qu’une intelligence du ou pour le corps : l’enjeu n’est donc pas, comme dans toute l’histoire de la philosophie, de maîtriser les passions par un raison souveraine gardant la tête froide (vieux paradigme platonicien : le savoir doit assurer une maîtrise de soi et de ses bas instincts), mais de libérer les passions du corps, ou tout du moins les instincts de vie de celui-ci, afin d’éviter l’intériorisation inconsciente de son impuissance, laquelle finit toujours en ressentiment, mauvaise conscience, culpabilité, et volonté de se venger. Je cite Nietzsche : « l’« œuvre de toute éducation est de transformer des activités conscientes en d’autres plus ou moins inconscientes » (FP 5 [87], printemps-été 1875) », c’est-à-dire d’accoutumer, d’habituer, de dresser le corps à des automatismes qui deviendront pour eux une seconde nature, l’expression instinctive d’une intelligence fulgurante, situationnelle, et à-propos. (Et tout métier nécessite cette forme d’apprentissage, d’automatisation des gestes et des savoir-faire : on ne pense pas avant de faire, on fait, car notre corps est tout entièrement une intelligence étendue, et c’est en faisant que notre corps devient habile, alerte, affûté – c’est là tout le sens de l’expression, « c’est en forgeant qu’on devient forgeron »). L’éducation nietzschéenne est une élévation du corps plus que de l’esprit, car pour Nietzsche, l’esprit peut tuer, quand le corps vivifie[2].

Nietzsche. La détresse du présent, Dorian Astor (Folio Essais, 2014)

Le corps, en cela, a ses raisons, que la raison ne connaît point ; et ce sont ces raisons inconscientes dont il pâtit le plus souvent. Au prêtre qui enseigne la haine du corps, en culpabilisant tous les instincts vitaux, l’éducateur enseigne, lui, le grand désir. « Apprendre par corps », voilà certainement, et pour y revenir, tout le but de l’apprentissage nietzschéen : apprendre que l’humain n’est pas simplement, comme il le dit, « un homme théorique », et que donc l’éducation ne réside pas simplement dans la transmission de savoirs divers, mais avant tout dans le désir de savoir, ou mieux encore, dans le non-savoir de ce que peut un corps et qui constitue l’ardeur même du désir, de l’envie, de l’appétit de vivre. Et je dis appétit, car l’éducation de l’individu chez Nietzsche consiste avant tout en une éducation alimentaire, gastronomique ou culinaire. Le problème de la vie, pour Nietzsche, fait signe vers le régime d’alimentation qui peut la vitaminer, la revitaliser, quand celle-ci en a assez soupé ou trinqué. Je cite Nietzsche dans le Crépuscule des idoles : «  une simple discipline des sentiments et des pensées est presque néant […] : il faut commencer par convaincre le corps. […] Ce qui décide du sort du peuple et de l’humanité, c’est que la culture commence là où il faut – pas par l’“âme” […] : là où il faut, c’est le corps, la manière de se comporter, le régime alimentaire, la physiologie, le reste s’ensuit… » (Crépuscule des idoles, « Incursions d’un inactuel », § 47). » Si le reste s’ensuit, c’est que la vie, comme l’esprit, sont une conséquence du corps. (Comme chez Spinoza : l’esprit est une idée du corps ; la psychologie découle de la physiologie).

C’est par conséquent du corps qu’il faut partir pour penser la vie, l’éduquer, ou la rééduquer, et non l’inverse. Je cite encore Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra : « Le corps est une grande raison, une multitude unanime, un état de paix et de guerre, un troupeau et son berger. Cette petite raison que tu appelles ton esprit, ô mon frère, n’est qu’un instrument de ton corps, et un bien petit instrument, un jouet de ta grande raison. (…) Le corps créateur a formé l’esprit à son usage pour être la main de son vouloir » (Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, «Les contempteurs du corps», trad. Geniève Bianquis, Paris, GF Flammarion, 2008, pp.72-73). Car toute vie, qu’elle soit puissante, affirmative, créative, ou impuissante, négative, et régressive, est l’effet d’un corps. La vie, si j’ose dire, est un haut-le-corps. Tant et si bien que si éduquer consiste à apprendre à vivre, selon la sagesse antique, cet apprentissage doit en passer par une physiologie. Le corps, en tant que « main du vouloir » de l’esprit, est la condition de toute puissance. Le corps est la puissance de la volonté de puissance, la potentialité de tout acte.

Il y a donc deux paradoxes majeurs dans l’éducation nietzschéenne : le premier, c’est que celle-ci ne vise pas, selon sa définition classique, la transmission d’un savoir théorique, mais d’une inscience ou d’une inconscience du corps (méconnais ce que ne peut ton corps, il voudra ce qu’il aurait été impuissant de réaliser) ; le second, c’est que si l’éducation doit produire des êtres égaux entre eux, des « pairs », cette production ne se peut que depuis non pas de l’inégalité, mais de l’inégalé. L’égalité suppose l’inégalé : une communauté de pairs se reconnaissant entre eux n’est possible qu’entre êtres uniques affirmant joyeusement, comme disait Deleuze dans son Nietzsche et la philosophie, leur « force différentielle », leur « différence parallèle ». Joie d’être l’égal sans égal de mon égal.

C’est donc une archi-éducation que Nietzsche propose, une propédeutique à toute éducation future, les conditions mêmes de possibilité du travail pédagogique. A quelle conditions une éducation, une formation, une culture sont-elles possibles ? A la condition que l’on vainque tous les déterminismes inconscients, non pas, à la manière de Bourdieu, en les pointant et en les soulignant, mais en les oblitérant, en rendant l’humain inconscient de ceux-ci. La sociologie peut jusqu’à un certain point devenir une représentation dans laquelle l’individu se love et se complait, en n’attisant plus le feu de la révolte et du changement ; l’individu, de là, peut se résigner à un état de fait, et faire de cette représentation non pas l’arme d’une mutation, mais l’annonciateur d’une prophétie autoréalisatrice. (Curieusement, cette archi-éducation nietzschéenne trouve peut-être écho aujourd’hui dans la philosophie de Jacques Rancière, où l’égalité des intelligences à être testée, vérifiée sans présupposer une inégalité principielle de celles-ci, laquelle provoque, selon les termes de Rancière, leur « abrutissement » ; car c’est à présupposer une inégalité des intelligences, que toute intelligence s’éprouve comme étant impuissante de devenir inégalée).

Jacques Rancière

« Tes éducateurs ne peuvent être que tes libérateurs », écrit Nietzsche dans les Considérations inactuelles. Toute éducation vise en cela l’émancipation, celle du corps, on l’a dit, soit ici l’émancipation de tous les instincts frustrés, provoquant à tous les ressentiments, à toutes les vengeances (rater deux fois l’ENA peut faire de vous un Gargamel candidat à l’élection présidentielle, disant à l’instar du personnage des Schtroumpfs : « je me vengerai, et ma vengeance sera terrible ! »). Intérioriser son impuissance, c’est être incessamment en faute par rapport à sa puissance d’être, c’est devenir un « incapable », un « vau-rien », c’est-à-dire littéralement un être nihilisé pour qui la vie ne vaut plus rien ; c’est être coupable de vivre ; et c’est, même lorsque l’on a réussi, être atteint du syndrome de l’imposteur (= ce syndrome par lequel l’être humain, ayant surmonter un obstacle, se pose la question du mérite de son mérite, puisque derrière l’obstacle il y aura toujours l’ombre inquisitrice de celui qui, en nous, nous en voudra toujours d’avoir passé une difficulté à sa place : « je ne devais pas réussir, si bien que si j’ai réussi, c’est que ma réussite est une demi-réussite »). C’est, en bref, vivre dans la mauvaise conscience. Or il n’y a pas d’incapable, il n’y a que des êtres qui ont été incapabilisés par l’intériorisation d’un échec couru d’avance, d’un plafond de verre qui les empêche de s’élever, de se dresser comme une victoire. Car voilà une chance du français, qu’élevage et dressage, ces mots si durs utilisés par Nietzsche, soient synonymes dans notre langue : d’élévation. On se dresse, comme on se redresse ; et on élève, comme on s’élève au-delà de la meute, de l’uniformité, du commun. L’éducation de l’individu est à elle seule un pont vers le surhumain, c’est-à-dire vers le dépassement de soi, la joie. Car « qu’est-ce que le bonheur ? », se demande Nietzsche dans le Gai savoir, « le fait de surmonter une difficulté », une impuissance, une incapacité.

Pour conclure, je dirais que l’éducation n’est pas tant une instruction, qu’une destruction de son déterminisme, par l’ignorance des causes qui nous réfrènent de savoir et de faire. L’éducation de l’individu chez Nietzsche consiste à fomenter l’inconscience ou l’inscience de sa propre impuissance ; et à créer de l’inégalé pour produire de l’égalité ; à passer de l’intelligence surplombant le corps, comme un pilote en son navire, au corps intelligent, dont la vie créatrice est le joyeux effet. Eduquer, c’est apprendre par corps à tout un chacun à se dresser, à se surmonter, à se dépasser vaille que vaille, à créer sa propre virtuosité sans égal dans l’équivalence généralisée, à s’élever à hauteur de soi, à son aristocratie.

© Valentin Husson


Notes :

[1]Astor, Nietzsche, La détresse du présent, Paris, Gallimard, « Folio », 2014.., p.117.

[2] On pourrait lire toute la pensée nietzschéenne comme un renversement du paulinisme qui dit le nom du christianisme chez Nietzsche.

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