Entretiens/Philosophie

Entretien avec Xavier Pavie : « Exercices spirituels et émancipation sont intimement liés »

Xavier Pavie

Xavier Pavie est philosophe. Professeur à l’ESSEC, directeur de programme au Collège international de philosophie, il est aussi chercheur à l’Institut de Recherches Philosophiques à l’Université Paris Nanterre. Docteur en philosophie avec une thèse concernant la réception des exercices spirituels antiques dans la philosophie contemporaine, il est titulaire d’une Habilitation à la Direction de Recherches sur le thème de la philosophie critique de l’innovation, il a également créé le centre iMagination. Xavier Pavie a publié une dizaine d’ouvrages et articles concernant la philosophie des exercices spirituels et la philosophie de l’innovation responsable. On peut lire L’apprentissage de soi. Exercices spirituels de Socrate à Foucault (Eyrolles, 2009), Exercices spirituels, leçons de la philosophie antique (Les Belles Lettres, 2012) ou encore Le choix d’exister (Les Belles Lettres, 2015) et L’innovation à l’épreuve de la philosophie (PUF, 2018 – Prix du meilleur ouvrage de management 2019). Dans son dernier ouvrage intitulé Exercices spirituels philosophiques (PUF, 2022), il propose une anthologie des textes relatifs aux exercices spirituels de l’Antiquité à nos jours, permettant de (re)lire l’histoire de la philosophie sous un angle à la fois passionnant et déterminant pour comprendre la tradition philosophique toujours en conflit entre théorie et pratique, réflexion et action – l’occasion pour nous de cet entretien avec l’auteur.


Après avoir rédigé une thèse de philosophie consacrée aux exercices spirituels, vous avez publié plusieurs ouvrages et articles autour de cette dimension fondamentale et originelle de la philosophie. Qu’est-ce qui vous a fait découvrir cette ligne de traverse de la philosophie ? Pourquoi avez-vous choisi de construire vos recherches à cet égard, grand spécialiste passionné que vous êtes des exercices spirituels de la philosophie antique à nos jours ? A ce titre, comment ces exercices spirituels investissent, à titre personnel, votre vie quotidienne et intellectuelle ?

« Exercices spirituels philosophiques. Une anthologie de l’Antiquité à nos jours », Xavier Pavie (PUF, 2022)

Xavier Pavie : Foucault explique que nous entrons en philosophie pour résoudre un problème personnel. S’il n’est pas forcément nécessaire de savoir consciemment le problème personnel que l’on est venu régler, je crois savoir que mon ou mes problèmes personnels tournent sans doute autour des questions d’ordre existentielles. Je me souviens de la première fois où j’ai lu un texte de philosophie qui m’a considérablement marqué au point que je ne m’en suis jamais détaché, j’avais à peine 18 ans, et il se trouve que c’est un texte qui posait la question de savoir pourquoi l’on vit. Plus tard, à l’Université, je me suis très rapidement rapproché de la philosophie antique et des textes qui traitent de ces questions existentielles fondamentales, en me passionnant pour tout ce qu’a repris Diogène Laërce. Dans son livre intitulé Vies et doctrines des philosophes illustres, il donne à la fois les différents dogmes et les doctrines des philosophes, mais aborde également des éléments biographiques de ces mêmes philosophes. Cette approche consistant à mettre en perspective, dans le même ouvrage, la pensée et l’aspect pratique de l’existence m’avait marqué. Dès lors, j’ai commencé à travailler avec Jean-François Balaudé, proche de Pierre Hadot, et très rapidement je me suis approché de la question des exercices spirituels. En effet, la question des exercices spirituels rejoignait les questions existentielles qui se posaient à moi dont celle fondamentale du « Comment vivre ? ». J’ai toujours été convaincu qu’on ne peut que seulement essayer de vivre le moins mal possible m’écartant des concepts d’être heureux, du bonheur, etc. Cette dimension est sans doute proche de ma propre personnalité qui est toujours dans le questionnement, qui cherche à savoir comment vivre le moins mal possible, c’est-à-dire très proche des questions relatives au réel. Le réel est complexe, particulièrement angoissant, sujet à différentes interprétations, à des obstacles, à une brutalité…et pour mieux vivre ou moins mal vivre le réel, seules les questions des exercices spirituels et leurs propositions permettent de faire en sorte de vivre le moins mal possible.

Néanmoins, si Balaudé, Hadot ou Foucault ont porté un grand intérêt à ces problématiques, il me semble important de noter que l’Antiquité n’est pas notre époque. Comme disait Foucault, les problèmes contemporains ne peuvent pas se résoudre avec les solutions ou les réponses du passé. Ce point est très important parce que nous avons trop souvent une glorification des Anciens et de leurs textes pourtant ancrés dans un contexte très particulier, le leur. Nous avons besoin de nous réapproprier la question des exercices spirituels pour l’espace contemporain. Mon travail de thèse a donc porté sur « La réception des exercices spirituels antiques dans la philosophie contemporaine » afin de comprendre comment aujourd’hui, nous pouvons peut-être utiliser les Anciens, peut-être les mêmes principes, les mêmes dogmes, les mêmes éthiques, les mêmes techniques, mais peut-être en les parachevant, peut-être en allant jusqu’au bout de la démarche pour nous les approprier complètement, peut-être en cherchant à en construire d’autres aussi. Mon travail est donc de regarder cette notion d’exercice spirituel dans la perspective de notre monde contemporain.

A titre personnel, j’essaye d’être philosophe, au sens où il me semble assez clair pour moi où se trouve la sagesse, j’en perçois clairement le chemin grâce aux exercices spirituels. Dans le même temps je suis parfaitement conscient que je n’y arrive pas ou que je demeure au début du chemin. Celui-ci est rempli d’obstacles que sont mes défauts, mes complexités, mes contradictions, mes paradoxes. J’essaye, assez fréquemment dans ma vie quotidienne, d’être exemplaire sans parvenir à l’être véritablement, que ce soit dans une salle de cours, avec autrui ou en famille par exemple. Et lorsque l’on s’expose, face à des étudiants ou ses enfants, ceux-ci ne manquent pas de nous rappeler que nous n’avons pas été à la hauteur de l’exemplarité que l’on voudrait pourtant montrer. Veiller à être philosophe est une tentative jamais totalement aboutie. C’est un travail de tous les jours qui fait écho à la question « comment vivre le moins mal possible ? » ou formuler différemment « pourquoi je fais ce que je fais ? », et cela, dans tous les compartiments de la vie. Par exemple, je suis végétarien depuis une quinzaine d’années. C’est une démarche qui est propre aux exercices spirituels afin de ne pas manger le vivant, les animaux. Il s’agit d’une démarche importante de respect vis-à-vis du vivant et de nos écosystèmes. Je pense ici à Plutarque disant qu’il ne fallait point manger de cadavres. Il y a aussi la question du dialogue, avec autrui, cela peut être dans une salle de cours par exemple, ce dialogue socrato-platonicien, défendant l’idée d’avoir raison ensemble et non pas l’un par rapport à l’autre, exige un certain nombre de conditions : disponibilité, maturité, confiance. Un autre exemple pourrait être l’usage du corps, dans l’exercice sportif par exemple, dans la mesure où selon certains critères, la pratique du sport est une forme d’exercice spirituel, qui s’exprime chez moi dans la course à pieds ou encore l’alpinisme.

Ce livre se proposant à la fois comme une anthologie et un manuel, vous retracez thématiquement les exercices spirituels à travers les auteurs de toute époque. On y découvre que cet aspect de la philosophie a toujours trouvé sa voix. Pourtant, nous pouvons remarquer une scission forte entre la philosophie comme mode de vie et la recherche universitaire. Quelles raisons observez-vous à cette tendance moins forte à la conception de la philosophie comme mode de vie et l’apparente dissipation des exercices spirituels dans la philosophie contemporaine ?

On note de manière assez claire en quoi, comment et quand la notion intellectuelle et conceptuelle qui a été portée par la philosophie se dissocie de la pratique, c’est à peu près au Moyen-Âge et au sein des institutions religieuses. A cette époque-là nous constatons que l’exercice de pensée et de réflexion, d’intellectualisation de la philosophie, associée à la religion, va d’une certaine manière confisquer la pratique. Cela ne signifie pas qu’il n’y a plus de pratique, notamment dans la religion, mais la pratique spirituelle de la religion va proposer un mode de vie exclu du monde, un mode de vie religieux différent du mode de vie quotidien. Dès lors la question du « comment vivre ? » va prendre une coloration tout à fait différente car la réponse devra nécessairement être associée à Dieu. Cette philosophie, enseignée à partir du Moyen-Âge et continuant pendant des siècles, va progressivement se détacher de la question du monde pratique ou quotidien. Nous en avons aujourd’hui les effets, par exemple avec la présence de la philosophie exclusivement à l’Université, c’est à dire le lieu contrôlé par la religion et qui avait fait de la discipline une activité essentiellement intellectuelle.

Cette dimension théorico-pratique importante est ce qui m’a intéressé dans la philosophie comme je l’ai dit précédemment, à savoir cette articulation déjà présente d’une certaine manière dans l’ouvrage de Diogène Laërce entre theoria et praxis. Il faut essayer de mettre en perspective dans la pratique ce que l’on peut apprendre. Si c’est la pratique qui est la plus importante, puisqu’in fine l’objectif est de vivre le moins mal possible, nous avons aussi besoin de théorie, de discours. Cette réflexion se porte à l’Université, il n’y a aucun doute là-dessus. Néanmoins, il y a un manque de réalité pratique.

Par ailleurs, on assiste, encore plus depuis une dizaine d’années, au développement d’une philosophie dite « pratique », celle-ci a une approche que très distancée vis à vis des propositions et même des connaissances théoriques pourtant nécessaires. La philosophie est une discipline complexe à la fois dans sa compréhension, dans ses textes, que dans le labeur que cette compréhension réclame, et sans cela, il n’y a pas de philosophie. Mais il n’y a pas non plus de philosophie sans une mise en œuvre pratique, cet aller-retour théorie et pratique ne se retrouve dans aucune autre discipline. La théôria et la praxis sont l’avers et le revers d’une même pièce en philosophie. La philosophie est la seule discipline qui va mêler aussi massivement les notions de théorie et de pratique, même si in fine, comme je l’ai dit, c’est la pratique qui est la plus importante. Pour reprendre la réponse à la question, on a une réponse historique, dont nous connaissons aujourd’hui les effets, à l’Université comme au lycée. La classe de Terminale est construite de sorte qu’il n’y a que très peu de marge pour la pratique philosophique à partir des textes que l’on peut étudier. On a peut-être besoin de revenir à cela : Pierre Hadot qui est maintenant connu, reconnu et même parfois adulé par le grand public pour ses écrits sur les exercices spirituels, avait du mal, comme il le dit lui-même, sur la pratique, à les mettre en œuvre. Mais il essayait, car il était tellement proche de cette problématique qu’il n’avait pas la possibilité de faire autre chose que de tenter à s’exercer à cela.

Notons que la dissociation théorie et pratique a été combattue et la volonté de préserver cette articulation fut bien présente malgré la mainmise de la religion sur la philosophie. Nous avons quelques philosophes du Moyen âge comme Siger de Brabant puis avec le développement du courant humanisme avec Érasme, puis Montaigne, Rousseau, formant un courant de pensée parallèle continuant à accentuer à la fois la réflexion et la mise en pratique. Nous devons prolonger cette lignée dans l’espace contemporain et en France nous pouvons le noter avec des philosophes comme Jean-Paul Sartre ou Michel Foucault qui sont tous les deux dans cette articulation de la théorie et de la pratique, de la mise en œuvre.

Pierre Hadot

Diriez-vous que les exercices spirituels de la philosophie antique ont pris une nouvelle forme dans le développement personnel qui a totalement envahi et transformé l’image de la philosophie comme mode de vie ? Pour le dire de manière polémique, Sénèque, Marc Auréle, Philon et même Socrate sous certains aspects, ne sont-ils pas les antiques ou les ancêtres de nos contemporains coachs ou concepteur du développement personnel ?

Vous avez raison. C’est effectivement quelque chose que l’on peut constater et qui correspond un peu à la précédente réponse. J’entends par là que l’on veut aujourd’hui avoir du « tout-tout-de-suite », de l’immédiat, quelque chose qui semble très efficace. Effectivement, ce n’est pas surprenant d’aller vers Sénèque, Marc Aurèle, Philon ou Socrate, parce qu’ils utilisent des verbes d’action, il ne s’agit pas de traités littéraires mais de traités d’efficacités si l’on veut. Les philosophes de l’Antiquité sont tournés vers l’action à travers leurs propos, leurs phrases et leurs mots et ce n’est pas étonnant que ce soit repris aisément. Néanmoins, ce qui est oublié volontairement ou non dans le développement personnel, c’est qu’ils s’adressent à des disciples qui passent leur temps avec leurs maîtres, qui apprennent, qui écrivent, qui interagissent, qui se font corriger également, dans une démarche initiatique, c’est-à-dire un développement très important sur plusieurs années. Si vous suivez Pythagore, vous êtes réduit au silence pendant cinq ans, vous êtes également caché, sans pouvoir voir les autres disciples ni le maître de la secte. Ainsi vous vous trouvez dans une situation où vous devez d’abord penser, réfléchir sur vous-même. Or, un programme de développement personnel va vous dire qu’en une semaine, un mois ou six mois vous allez pouvoir changer votre vie. Cela ne peut pas fonctionner !

Notre vie est forcément complexe et vouloir changer de vie n’est pas possible avec quelques phrases de cette nature-là. Il y a un détournement de ces concepts dont il faut absolument s’écarter en tant que philosophe ; les personnes qui les utilisent et les suivent font ce qu’elles veulent, chacun est libre d’utiliser les livres qu’ils veulent… Toutefois, on sait que ce n’est pas de la philosophie et que cela n’a aucune utilité. C’est en ce sens que je dénonce et que je condamne, par exemple, la philosophie en entreprise alors que je suis professeur à l’ESSEC et que la question de l’entreprise m’intéresse. Il faut en effet faire très attention : la philosophie n’est pas là pour aider une entreprise, jamais, en aucune manière. Un philosophe qui interviendrait en entreprise et qui pourrait, de manière directe ou indirecte, influencer sa productivité n’a pas de sens. Ce n’est pas le but de la philosophie, de la même manière que l’entreprise a des buts très clairs et tout à fait louable par ailleurs. L’entreprise a une dimension sociale et économique majeure pour les pays et les citoyens, il n’y a aucun doute là-dessus. La philosophie a aussi son intérêt, mais ce n’est pas le même. J’insiste toujours sur le fait que c’est l’entreprise qui doit être au service de la philosophie, c’est-à-dire de faire en sorte de vivre moins mal et c’est ce vers quoi on doit aller. Et à ce titre je suis convaincu que les organisations ont leur rôle à jouer et nous avons un grand nombre d’exemples. Owen, Godin ou Olivetti par le passé ou Chouinard par exemple aujourd’hui sont des entrepreneurs philosophes d’une certaine manière.

Votre organisation des exercices spirituels se fait en 9 dimensions de la pratique philosophique (apprendre à se préparer et s’équiper ; apprendre à se connaître et prendre soin de soi ; apprendre à se détacher ; apprendre le mode de vie philosophique ; apprendre l’usage du corps ; apprendre d’autrui ; apprendre à lire, écrire, écouter et à se regarder ; apprendre le regard d’en haut ; apprendre à mourir). Nous remarquons que la dimension d’apprentissage est centrale. Faut-il comprendre la notion d’exercice à partir d’un « travail » sur soi ou en rapport avec la skolè grecque ?

Vous avez parfaitement compris, c’est effectivement, le travail sur soi qui au cœur des exercices spirituels. J’avais écrit un livre qui s’appelle L’apprentissage de soi (Eyrolles, 2009) qui posait la question de savoir « Comment est-ce qu’on se change ? », « Comment évoluer ? ». Cette dimension je l’ai retravaillé dans Le choix d’exister. Se convertir à une vie meilleure (Les Belles Lettres, 2015) parce que nous sommes forcément avec des conditionnements familiaux, environnementaux, éducatifs, et la grande difficulté est d’en sortir. Dans la philosophie grecque, on parle notamment de la stultitia qui désigne l’endroit dans lequel on est enfermé, où l’on n’arrive pas à penser autrement alors que nous avons besoin de penser différemment. Nous avons besoin de changer ou penser d’une autre manière pour essayer de vivre le moins mal et trouver comment nous pouvons nous améliorer face à certaines situations qui sont données — sans nécessairement faire référence au bonheur qui est pour moi une notion très complexe désignant l’accession ultime du sage mais aussi une forme éphémère et extrêmement subjective. Cela signifie pouvoir couper les ponts, couper la branche de l’arbre qui nous a fait grandir. Même si ensuite nous voulons reconstruire une passerelle ou essayer de bouturer proche de l’arbre quitté, mais il faut le faire pour de bonnes raisons. La façon avec laquelle pense vos parents, votre entourage, vos enseignants, vos amis, est-elle bonne ou est-elle juste ? L’important est de se poser cette question et se permettre ainsi de pouvoir se remettre en cause. Se remettre en cause veut dire aussi prendre des chemins différents, on parle du bivium dans la philosophie grecque pythagoricienne, y compris s’il faut finalement revenir sur le premier chemin, sur la première façon de penser, car au moins, lorsqu’elle est réfléchie, on revient sur celle-ci pour de bonnes raisons. Pour permettre cette remise en question nous avons besoin d’apprendre et l’apprentissage de soi est quelque chose qui doit être permanent. L’objectif est de viser la sagesse, le philosophe ne l’a pas atteint, il n’est que sur le chemin de cette sagesse, avec pour seul moyen l’apprentissage permanent, continu. C’est cette difficulté que l’on peut voir dans nos existences : à partir de quand commençons-nous et arrêtons-nous d’apprendre le travail sur soi ? Celui-ci est quotidien et nous entoure, il peut être la politesse, le respect, le dialogue, les interactions avec les autres, la manière dont on appréhende notre corps, dont on apprend à se connaître, dont on prend soin de soi…

Les chapitres que j’ai mentionnés correspondent à des actions existentielles de tous les jours, montrant que nous n’avons pas d’autres choix que d’avoir besoin de ce travail sur soi. Le besoin du travail est la démarche d’amélioration de soi à la fois d’un point de vue individuel et collectif. Cette démarche est fondamentale, l’epimelia heatou grec est là pour nous le rappeler : on prend soin de soi et on prend soin des autres. Prendre soin de soi veut dire travailler, lire, écrire, s’occuper de son corps, se préparer, s’équiper et se détacher aussi dans une perspective stoïcienne. Toutes ces dimensions reviennent à prendre soin de soi, pour enfin ensuite construire la société. Si on ne fait pas cela, nous évoluons dans la société de manière écrasée où l’on pense sans réflexion, comme ses parents, ses amis, et l’on ne se pose alors aucune question, nous n’apprenons pas. On apprend à lire, à écrire, à parler une langue mais jamais à être alors que c’est l’objectif fondamental, pour tous et pour le philosophe en particulier.

Michel Foucault

Dans son Histoire de la sexualité, Foucault estime que l’examen des plaisirs et le souci de soi initieraient une critique porteuse d’émancipation. On connaît l’intérêt marqué par Foucault pour les exercices spirituels de l’Antiquité, qu’il découvre grâce notamment à Pierre Hadot. On observe aussi depuis quelques années maintenant une tentation vers une grande discipline du corps et de l’esprit à travers différentes pratiques, à l’image de l’alimentation et d’une véritable diét-éthique vegan par exemple. Comment, dans cette logique, articulez-vous exercices spirituels et émancipation ?

Nous en avons parlé plus haut et je souscris à nouveau à vos propos. Foucault découvre aux États-Unis la pensée de Pierre Hadot. Cette dimension va particulièrement intéresser Michel Foucault car il va prendre conscience de ce qu’est un mode de vie philosophique et l’articulation entre théorie et pratique. Foucault en est un parfait exemple. C’est quelqu’un qui n’est pas tout dans l’exclusivité théorique et n’hésite pas à faire un usage du corps à travers la sexualité ou la drogue notamment. Toutefois il n’e s’arrête pas là, Foucault conceptualise, intellectualise, réfléchi, théorise ce qu’il vit. Et en cela nous pouvons dire qu’il s’approche de la réalisation d’exercices spirituels. C’est très important car un sportif n’est pas forcément dans une pratique d’exercice spirituel ; en revanche, un sportif qui va se mettre à réfléchir sur sa pratique en écrivant, en méditant, en analysant, en montrant comment mieux vivre grâce à sa pratique et à sa réflexion, sera dans l’exercice spirituel. Foucault fait cela de manière très claire dans un grand nombre de compartiments de sa vie.

Cette dimension est une réappropriation de ce que nous faisons, que l’on peut aussi appeler émancipation. Quelle est l’activité que je pratique et dans laquelle je ne suis pas écrasé car j’y intègre un espace conceptuel ? Si on pense à une pratique corporelle sans réflexion, nécessairement nous allons être écrasé parce qu’il n’y a pas l’espace de la conscience permettant de s’émanciper en soi et avec soi par rapport à l’activité que l’on est en train de faire. L’alimentation que vous mentionnez à une dimension très importante : nous mangeons de la viande par réflexe. Personnellement, j’ai été élevé de cette manière et c’était une fierté, ne venant pas d’une famille très aisée, de la part de mes parents, de pouvoir offrir de la viande ou du poisson à mes frères et moi midi et soir. C’était quelque chose de sain, permettant le développement physiologique et encore une fois un peu de fierté. Mes parents m’ont inculqué un réflexe alimentaire associé à un comportement et une valeur. Ce n’est pas moins vrai lorsqu’on voit les carnivores qui associent la viande avec de prétendues formes de virilité, ils agissent par réflexe, par instinct, par habitude, sans aucune réflexion. Autrement dit, il n’y a absolument aucune réflexion sur ce pourquoi nous mangeons de la viande. Or il existe de nombreuses alternatives aussi bonnes gustativement, nutritivement que du point de vue de l’apparence, montrant qu’aujourd’hui il n’y a aucune raison de se jeter sur le cadavre d’un animal. Pourquoi cela n’est pas fait ? Pour les raisons précises dont on vient de parler dans les précédentes questions : nous ne prenons pas le temps d’augmenter l’espace de la conscience, nécessaire pour pouvoir réfléchir à pourquoi je fais ce que je fais. Si je commence à me poser la question « pourquoi je fais ce que je fais ? » alors on va manger différemment. Il n’y a pas de bonnes raisons, à la fois pour le respect du vivant, d’un point de vue aussi environnemental, ainsi qu’au niveau de la santé, de manger de la viande. Quelqu’un, et c’est un exercice spirituel tout à fait pratique, qui voudrait mettre en œuvre ou s’intéresser à cela, va de manière très claire ouvrir son espace de conscience et comprendre pourquoi alors il devient végétarien. Attention : si vous êtes végétarien pour des raisons médicales ou alimentaires, ce n’est évidemment pas la même chose. Il y a une importance de l’implication consciente de comprendre ce que vous faites et pourquoi vous le faites. Ainsi, exercices spirituels et émancipation sont intimement liés.

Il y a quelques années, vous aviez publié un livre visant à mettre la notion d’innovation à l’épreuve de la philosophie. Jacques Ellul écrivait que « La technique ne supportant aucun jugement éthique […] elle ne tolère pas d’être arrêtée pour une raison morale. Il va de soi qu’opposer des jugements de bien ou de mal à une opération jugée techniquement nécessaire est simplement absurde » et que dès lors« la puissance et l’autonomie de la technique sont si bien assurées que maintenant, elle se transforme à son tour en juge de la morale : une proposition morale ne sera considérée comme valable pour un temps que si elle peut entrer dans le système technique, si elle s’accorde avec lui» (Le système technicien, 1977, p. 161 et pp. 165-166.). Pourriez-vous revenir sur cette dimension à l’aune des exercices spirituels ? N’y a-t-il malgré tout une impossibilité de fait dans le rapport entre innovation technologique et la pratique des exercices spirituels notamment dans leur approche antique ? Ou alors faut-il selon vous refonder les modalités des exercices spirituels pour les faire coïncider avec le progrès technologique ?

« L’innovation à l’épreuve de la philosophie », Xavier Pavie (PUF, 2017)

La problématique que j’essaye d’aborder est une problématique qui n’est pas, il me semble, abordée par Jacques Ellul ou par Gilbert Simondon car il y a un « regard de la technique sans le technicien ». Or, ce qui m’importe c’est justement la question du technicien, pas seulement celui qui va être l’inventeur mais aussi l’innovateur. Il faut d’abord bien comprendre la différence entre invention et innovation. L’invention va être de l’ordre de la technique, et qui va avoir pour fonction de développer tel ou tel appareil, maquette ou prototype. L’innovation est l’exploitation industrielle des inventions, leur dissémination (Schumpeter, 1911), et leur importance économique ensuite. Les innovations techniques et technologiques ont trois influences considérables sur notre société : politique, humaine et environnementale. Si vous prenez une caméra de vidéosurveillance, elle va avoir une implication politique : dans quelle mesure la caméra de vidéosurveillance va être capable d’utiliser l’IA pour faire de la reconnaissance faciale dans la surveillance des citoyens Chinois par exemple ? Pour la dimension environnementale, vous avez des innovations comme les ordinateurs portables ou les téléphones qui vont finir pour une large quantité d’entre eux sur une plage du Ghana parce que nous ne savons pas les récupérer pour les recycler. Concernant la dimension humaine, je pense ici aux problématiques liées au transhumanisme ou les manipulations génétiques du type CRISPR.

Quand vous regardez ces questions, l’important n’est pas tant, il me semble, la technique que l’innovateur, c’est à dire ce qui va en être fait. Encore une fois : pourquoi nous faisons ce que nous faisons ? Pourquoi est-ce que je fais cette caméra de surveillance ? Pourquoi est-ce qu’on met ces téléphones portables sur le marché alors qu’on sait très bien qu’on va utiliser des matériaux rares et qu’on sait très bien qu’on ne pourra pas les récupérer ? Pourquoi est-ce qu’on met en place un jeu vidéo comme Fortnite qui consomme 24 millions de tonnes de CO2 uniquement pour les États-Unis, correspondant aux tonnes de CO2 émises par le Sri Lanka ou le Liban ? Je ne dis pas qu’il ne faut pas le faire, je dis que si on ne sait pas comment cela va être récupéré, modéré, compensé, réutilisé, alors cela n’a aucun sens car terriblement nuisible à la société. Il faut avoir en tête qu’en 2022, plus de 80% du trafic Internet, dont les émissions de CO2 par les serveurs sont considérables, sont dédiés au streaming des vidéos sur Internet. Aujourd’hui qui est responsable de cela ? On peut dire que c’est l’utilisateur, mais l’utilisateur n’a pas la connaissance qui lui permet de porter un jugement et de réaliser des actions éclairées. Celui qui sait, c’est l’innovateur, c’est le technicien, celui qui met en place. C’est à ce titre là que la question des exercices spirituels est importante. Pourquoi est-ce que l’on fait ce que l’on fait ? Est-ce pour gagner de l’argent ? Est-ce pour un statut social ? Est-ce pour résoudre un problème ? On a à se poser ces questions.

Elon Musk ne fait pas ce qu’il fait pour gagner de l’argent, il est déjà très riche, il pourrait passer sa vie au soleil sur une île, mais il veut accomplir d’autres choses. Quand Mark Zuckerberg sait très bien que ses bases de données vont être utilisées et vendues, manipulant le vote des individus comme cela s’est vu dans le scandale Cambridge Analyticapour le Brexit ou l’élection de Donald Trump, la question de sa responsabilité est extrêmement forte. La question majeure est : est-ce que Mark Zuckerberg est correctement formé à la question de la responsabilité ? Est-ce qu’il sait pourquoi il fait ce qu’il fait ? Dans quelle mesure cette personne, en position de puissance avec ces 2 milliards de données, va être en mesure d’avoir une réaction ou un comportement éthique ? Un comportement éthique ne se devine pas, cela s’apprend, cela se met en œuvre, cela se met en perspective avec des enseignants. On ne nait pas éthique ou responsable et la compréhension ainsi que la pratique des exercices spirituels a cet objectif de comprendre ces dimensions pour nous comme pour autrui. Pourquoi Mark Zuckerberg fait ce qu’il fait ? Comme le dit Platon, nul ne fait le mal volontairement, c’est l’ignorance, l’absence de réflexion qui conduit au mal. Cette dimension est cruciale dans mes réflexions et je cherche à répondre à la question : comment est-ce que l’on forme les individus et plus particulièrement les innovateurs car ce sont eux qui changent le monde et qui vont être dans cette démarche d’apprentissage ? En latin, innovation se dit innovare, c’est-à-dire « le changement à l’intérieur » : ce changement à l’intérieur a besoin d’être le changement à l’intérieur des humains. Si nous transformons les hommes de l’intérieur alors nous pourrons voir aussi un changement pour la société.

Entretien préparé et propos recueillis par Jonathan Daudey

Une réflexion sur “Entretien avec Xavier Pavie : « Exercices spirituels et émancipation sont intimement liés »

  1. Foucault n’a pas voulu prendre le créneau qui a mes yeux est seul passionnant: les autres. Sa pensée , notamment sur la sexualité, élabore un nouveau bien-être personnel, dégagé des enjeux sociétaux et donc de la « polis », toujours suspecte. Déconstruire cette idée de la liberté sexuelle en tant qu’arme structurelle de domination ne doit pas forcément dire se retourner totalement sur le moi, oublier le groupe, réinventer sa propre félicité orgastique sans se soucier des enjeux moraux dont il se fichait. Comment accéder à d’autre standard du bien vivre, du bonheur , uniquement redéfinis individuellement? Une forme d’égoïsme doit forcément se dégager de la part d’un penseur comme lui, ayant expérimenté des jouissances « interdites » et même admis une sexualité sans tabous, y compris avec des jeunes ados. Des positions inacceptables de nos jours. Le bonheur ne peut être en aucun cas strictement le produit d’une recherche individuelle. Lucrèce et ses amis autistes ont voulu atomiser la joie d’être humain « au cas par cas », dans un particularisme détaché et égocentré, comme si les autres n’existaient plus. Je ne pense pas que la voie soit celle-ci. L’homme est un animal grégaire, dépendant, voire interdépendant; et la voie rousseauiste me semble de loin la plus juste.

    J’aime

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.