Hommage à Jean-Luc Nancy

Hommage à Jean-Luc Nancy | La « persévérance » de l’ « enthousiasme » #13

Jean-Luc Nancy (Crédits : Luca Cezaro, 2016)

«… les rapports ne meurent pas.»
Jean-Luc Nancy à Hugo Santiago, L’Adoration.

Quand on interroge Jean-Luc Nancy sur ses années d’apprentissage, il évoque assez rapidement une enfance originale : il a en effet passé ses cinq premières années à Bordeaux puis les cinq suivantes à Baden-Baden en Allemagne occupée avant son retour en France. D’où chez lui, le sentiment de vivre dans un espace quelque peu hors du monde. Il est de retour en France, à Bergerac en 1956, au milieu de son année de sixième au lycée Henri IV. C’est en ce lieu   qu’il fait une rencontre décisive, celle de l’abbé Barré, son aumônier qui lui fait découvrir l’intérêt des textes bibliques et le militantisme de la JEC (Jeunesse Étudiante Chrétienne). Jean-Luc Nancy dresse un bilan en ces termes : « Deux voies pour moi s’étaient donc dégagées d’emblée : la voie d’action sociale et politique, qui s’autonomisait de plus en plus et l’autre voie, celle du rapport à la Bible et au message évangélique, qui a continué à produire ses effets quant à l’interprétation des textes mais dont l’adhésion religieuse s’est fortement tarie. Tout cela a joué un grand rôle. Ce sont là les premiers ferments de ma formation intellectuelle.[1] » Ces propos datent de 2013 et présentent une évaluation des expériences de sa jeunesse mais celles-ci n’entreront pas en sommeil ; elles seront l’occasion d’un examen vigilant, qu’il s’agisse de celui du politique ou du religieux. Il faut aller jusqu’à dire que tous les grands territoires rassemblés par la métaphysique occidentale auront été retournés. A l’horizon s’annonçait déjà l’obsédante pensée du sens.

Jean-Luc Nancy adopte une démarche nouvelle dans les registres du savoir dont il analyse l’élaboration ; lecteur de Heidegger comme de Derrida il reprend la traduction « déconstruction » de l’allemand « Abbau », écartant ainsi « Zerstören » « détruire ». Il est pour nous opportun de comprendre la démarche de cette pratique approchant le christianisme : « Par « déconstruction du christianisme », j’essaie de désigner un mouvement qui serait à la fois d’analyse du christianisme – à partir d’une proposition supposée capable de le dépasser – et de déplacement propre, avec transformation du christianisme lui-même se dépassant, se déposant tout en donnant accès à des ressources qu’il recèle et recouvre à la fois. Pour l’essentiel, il s’agit de ceci : non seulement le christianisme se détache et s’excepte du religieux, mais il désigne en creux, au-delà de lui, le lieu de ce qui devra finir par se dérober à l’alternative primaire du théisme et de l’athéisme.[2] »

« La Possibilité d’un monde: Dialogue avec Pierre-Philippe Jandin », Jean-Luc Nancy (Les Petits Platons, 2013)

La pensée de l’existence de Dieu et sa formulation dans les grands classiques de la métaphysique occidentale serait peut-être rétive au « principe des principes » aristotélicien ainsi qu’au rythme ternaire des raisonnements dialectiques. C’est là une leçon de la démarche déconstructrice qui remet en jeu l’assurance de l’approche de la théologie et de la religion ; nous sommes exclus désormais peut-être d’une certaine griserie. Jean-Luc Nancy peut sembler désemparé, lui qui a contribué à « déclore », dans sa « déconstruction du christianisme », la raison et la foi, chacune envers l’autre et les deux envers un « au-delà » qui ne serait pas un lieu mais une modalité d’être-au-monde. N’est-ce pas ce trouble fertile qui imprègne ses propos ? « De temps en temps, je me dis que je vais abandonner le motif du christianisme comme tel, ce n’est pas impossible… Peut-être que c’est simplement une question de mots. Il y a un endroit où je ne sais pas clairement de quel mot je pourrais me servir à la place – pas à la place du christianisme – mais des trois vertus théologales – foi, espérance, charité – et à la place du nom de Dieu. (…) Il y a là-dedans quelque chose que nous devons apprendre à prononcer de nouveau sous d’autres mots. Cela veut dire que ce n’est pas seulement un travail philosophique. J’ai de plus en plus conscience d’être au bord de quelque chose, qui ne peut pas être philosophique jusqu’au bout, qui, à un moment donné, demande de passer dans – mais alors, avec d’autres mots religieux – la prière, l’adoration[3] ». Cette gêne qui trouble Jean-Luc Nancy, ces hésitations entre des mots anciens réévalués ou des innovations approximatives, ce sont là autant d’invitations à risquer un nouveau « style ». La tâche essentielle engage de distinguer ce que l’on dit d’une chose de la manière dont on en parle ou qu’on s’y adresse.

C’est ici qu’il nous revient de penser l’« adoration »  comme   « une   allure de l’esprit pour notre temps[4] ». Autrement dit il s’agit de s’arracher à la tristesse du nihilisme mais aussi à la « persévérance » d’un certain catéchisme encore trop timoré lors du concile de Vatican II (Cf. Jean-Luc Nancy, « Un certain sourire », Esprit, oct. 1962 « Catéchisme de persévérance », Esprit, 1966.) La philosophie et la théologie doivent peut-être cesser de peindre du gris sur du gris mais on peut rester muré dans le vœu pieux et condamné à cette peinture. Est-il encore temps de s’exposer à l’enthousiasme ? : « « Enthousiasme » veut dire en grec « passage en dieu » ou « partage du divin » : comment ne pas emporter l’enthousiasme dans la mort de Dieu ? C’est une question grave »[5]. La prudence est d’autant plus nécessaire que les causes de cet emportement ont connu historiquement des expressions très diverses mêlant pour le pire la ferveur de l’enthousiasme et la ferveur des fascismes. On rappellera dans quels termes innocents et pervers à la fois la jeune Inge Scholl évoque ses plaisirs d’enfants : « Autre chose nous séduisit, qui revêtait pour nous une puissance mystérieuse (mit geheimnisvoller Macht) : la jeunesse défilant en rangs serrés, drapeaux flottants, au son des roulements de tambour et des chants. Cette communauté (Gemeinschaft) n’avait-elle pas quelque chose d’invincible (Ueberwaltigendes) ? (…) Nous nous sentions solidaires d’une cause, d’un mouvement qui, de la masse (Masse), créaient un peuple (Volk)[6] ». La parade précise est simple à énoncer mais elle engage en fait toute l’ontologie nancyenne, toute sa méditation sur les tensions entre finitude et infinitude, toute son économie du singulier et du pluriel. La confusion entre l’adoration et l’adulation, telle que la présente Jean-Luc Nancy, vient troubler la notion de « figure » : « la fureur fasciste a toujours affaire à une figure déterminée, fermée (peuple ou parti, chef ou idée, version, vision, conception)[7] ». L’enthousiasme qui adore est dilection et « incandescence », qui, « en même temps et sans contradiction » est « pour tous et pour toutes (tous les étants) ». Cette ferveur s’offre à « l’existence multiple et singulière : pour chacune donc, tour à tour, pour chacune à l’exception des autres et cependant pour toutes, en droit, et en fait au moins pour plusieurs qui répondent à plusieurs modes de cet « amour » unique et polymorphe[8] ». Une fois distingué ce « bon » enthousiasme de ses perversions possibles, il nous appartient d’analyser quel affect peut nous pousser-porter vers un monde qui soit un lieu de rencontres infinies.

Il nous faut donc (au moins) parler de l’amour (erôs) avec Platon, de l’amitié (philia) avec Aristote, de la charité (agapè) avec Paul en remarquant, pour commencer par un geste très nancyen, que nous avons à présenter ces catégories comme des appellations du « rapport ». Qu’avons-nous donc à déclarer, d’une manière ou de l’autre ? « Que l’amour, précise notre auteur, déclare l’impossible même (« folie », dit le christianisme), qu’il avance un geste exorbitant pour qui le reçoit comme pour qui le donne – s’il est du moins possible de faire cette distinction -, et qu’en définitive, il échappe à la maîtrise qui permettrait de programmer le « donner » ou le « recevoir », cette « folie » étendue de la fureur érotique à la ferveur spirituelle tient à ceci : le rapport s’y porte à l’incandescence en s’adressant à ce qui, dans l’autre, lui est incommensurable à partir de ce qui l’est aussi en moi. Ainsi l’amour atteste chacun comme unique, mais d’une unicité qui excède l’« un » de chacun(e). Cette attestation est proprement impossible, elle ne saurait être présentée, effectuée mais c’est elle que demande l’existence nue, sans outre-monde et sans essence[9] ». Ce qui est en jeu dans ces propos très denses, c’est la possibilité de laisser venir ou d’aider à venir un nouveau monde qui ne relèverait pas d’une simple pré-méditation mais dans lequel le « rapport », l’« avec » et l’ « au » entreraient en jeu. On pourrait dire que le rapport prendrait le pas sur l’être et que dans ce nouvel espace, l’adoration laisserait s’élever le sens comme une invocation : irait-on jusqu’à parler de « prière » ?

« La Déclosion. Déconstruction du christianisme 1 », Jean-Luc Nancy (Galilée, 2005)

Aristote avait précisément souligné que, si la question de la vérité et de la fausseté ne se pose que dans le cadre de la proposition, toute proposition n’a pas en charge de trancher sur la vérité ; et le Stagirite donne justement comme exemple la prière. Une prière peut être longue ou brève, triste ou réjouie, sincère ou hypocrite, mais elle n’est ni vraie ni fausse. On peut dire aussi que son élément n’est pas l’inconnu mais l’inconnaissable, ce qui a conduit depuis toujours pourrait-on dire l’être humain à s’interroger sur la différence entre la pensée et la connaissance. C’est au cœur de cette difficulté que se jouent l’« intension » et l’«intuition» de l’esprit. Ainsi devrait-on concéder que l’adoration n’a pas d’objet et que c’est précisément en cela qu’elle consiste ; en fait adorer reviendrait à se montrer sensible à ce qui ne se donne pas comme « objet », comme « chose », comme « présence » stable. Jean-Luc Nancy insiste avec grande minutie sur nos chances d’une « mutation », incommensurable et incommunsurable. Dire que l’adoration n’a pas d’objet, cela se peut entendre doublement : «ne s’adresser à rien, ne rien avoir en face de soi. Ne s’adresser à rien, aucun être ou étant, et ainsi s’adresser à « rien », à cette « res » minimale (ce « petit » rien) qu’est la « réalité » (non le Réel majestueux et surimposant de toutes les ontothéologies): le « rien » du simple « voici », « ceci est mon corps ». Mais à ce « rien » s’adresser, en tant que son infinité (…) clignote en signal d’un « dehors » absolu, d’un « nihil » dans lequel tout nihilisme perd son « -isme » … S’adresser, donc, à ce dehors qui ne peut même pas être dit « comme tel » ». Ainsi l’adoration ne doit rien avoir en face de soi, «ni comme objet pour un sujet, ni comme objection pour une thèse, ni comme objectif pour une visée. « Donc avoir le « rien » de l’infime-fortuit-insignifiant. Mais de plus, ne pas avoir affaire à cette chose infime-infinie « en face » » (…)  … il n’y a pas d’espace polarisé selon une topologie du vis-à-vis[10] ».

Garder sauf l’enthousiasme et accéder à l’adoration exige donc des attitudes théoriques ou pratiques qui relèvent de l’ordre du renoncement ou simplement de la limitation et non d’une plus grande maîtrise. Comprendre, concevoir, il s’agit de saisir donc aussi de limiter. L’adoration ne vit pas sa retenue comme privation mais comme condition d’accès à un autre registre de l’être et de la pensée. De l’enthousiasme à l’adoration, il n’y a pas seulement un accroissement d’intensité mais aussi le passage d’une connaissance à la promesse.  On comprend le trouble de Jean-Luc Nancy quand la subtilité de son propos l’amène à s’interroger sur la nature même de sa question : « « Esprit ? ». « Comment nommer le régime ou le registre selon lequel doit être pensée l’« adoration » ? Il est bien clair que nous ne sommes pas dans la politique. Nous ne sommes pas non plus dans la morale ou dans l’éthique, ni dans l’esthétique : l’enjeu serait même plutôt, à l’égard de ces catégories, d’en excéder les contours. Nous ne sommes pas non plus dans la philosophie, car le registre est plutôt celui d’une conduite que d’une réflexion et d’une analyse ». Il serait tentant alors de parler d’un espace « spirituel » ; il reste que le lexique du « souffle » (spiritus) semble nous exposer à des souvenirs « spiritualistes » ou à des nostalgies « pneumatiques » difficiles à accepter. Ce qui peut nous libérer de cette séduction, c’est que « dans l’« adoration » sonne la voix. C’est-à-dire la parole ou le chant et, par eux, en deçà ou au-delà de la signification, le sens comme appel, adresse et donc aussi rapport. Le rapport d’un « salut ! »[11]. Jean-Luc Nancy rappelle encore une fois, une thèse majeure de ses travaux : « Car il y a du rapport, il n’y a même que ça (…). Rapport infini qui ne rapporte rien – pas de sens pris dans un filet – et qui ouvre tout et tous. Rapport infini que la finitude seule opère ». La finitude, encore une fois, n’est pas mortifiée dans ses limites, elle éprouve intensément un infini qui se livre par répétition de son retrait, par une sorte de dérobade ontologique, par esquive de toute saisie. La finitude est engagée dans un « passage » infini. La présence est en fait à-venir ou « en partance » ; la vie « tombe » de sommeil ou de trépas mais elle palpite et rythme les souffles mêlés des générations.

Le toucher, Jean-Luc Nancy : il peut sembler téméraire de rassembler ces deux penseurs dans un même « salut », au simple motif de l’ampleur de leur réflexion. Certes le sens du « toucher » – et du « voir » – embrassent les grandes interrogations de la tradition philosophique – et religieuse ; c’est vraisemblablement ce que J. Derrida évoque finement dès le début de son livre : « Quand nos yeux se touchent, fait-il jour ou fait-il nuit ?[12] ». La fin de son propos est beaucoup plus emportée et pressante au sujet « du » salut. Et c’est le moment où il se risque à nommer son ami : « un parieur désespéré », un joueur qui n’attend aucun gain et se trouve soustrait par-là même à toute ressemblance avec le joueur pascalien, un « esprit fort » sans doute mais qui n’est pas étranger à tout esprit de promesse.  Parler d’un « joueur désespéré », c’est pour ainsi dire se situer en dehors de la vision classique de la problématique du salut, enjeu central de toute discussion sur la foi et le savoir, C’est aussi s’inscrire dans le projet de « déconstruction du christianisme ». J. Derrida, malgré des réserves envers « cette folie », est impliqué, ce qui n’engage pas un refus ; il prend grand soin de préciser : « Nous ne sommes pas « chrétiens » ou « non-chrétiens », entre guillemets, de la même façon, mais peu importe ici, sans doute ». (Notons que Derrida adopte souvent ce style de parade quand on l’interroge sur son rapport au « judaïsme »). Vient alors la vision qui touche Derrida au point de la proposer comme seule et impossible réponse : « Et que cela soit – béni comme une bénédiction encore impensable, une bénédiction exaspérée, une bénédiction accordée, et accordée à son « consentement exaspérée », une bénédiction sans espoir de salut, un salut exespéré, un salut sans calcul, un incalculable, un imprésentable salut qui d’avance renonce, comme il se doit pour être un salut digne de ce nom, au Salut. Un salut sans salvation, un salut juste à venir. »

J. Derrida et Jean-Luc Nancy ne pourront nourrir très longtemps leur dialogue critique ; le premier décède en 2004, le second vient de nous quitter. Ce dernier, nous l’avons vu, s’est attaché à accentuer les enjeux portés par les notions et les pratiques de foi et d’adoration. Un grand savoir fut donc sollicité mais non soustrait à l’expérience affective. Nous lisons maintenant une lettre écrite par Jean-Luc Nancy à son ami Hugo Santiago ; il est question de la mort des « êtres humains » dont on n’oublie jamais qu’ils sont « mortels ». Nous nous effaçons devant le texte de Jean-Luc qui souligne que « l’immense majorité des hommes tient dans cet intenable », avant d’enchaîner : « On ne peut pas simplement dire que c’est par instinct et dans la stupeur, ou dans l’illusion superstitieuse. L’humanité de l’homme mérite plus de considération. C’est pourquoi je pense – là aussi, entre foi et croyance – que nous partageons tous, à travers les deuils des autres et de nous-mêmes, une tenue qui excède les savoirs, les sagesses, les consciences aussi ».

Tenue entre foi et croyance : ce serait peut-être ce bref viatique qui pourrait nous accompagner.

© Pierre-Philippe Jandin


Notes :

[1] Jean-Luc Nancy, Jean-Luc Nancy : la possibilité d’un monde. Dialogue avec Pierre-Philippe Jandin, Eds. Les petits Platons, p.15.

[2] Jean-Luc Nancy, Déconstruction du christianisme. 1. La déclosion, Eds Galilée, 2005 ; L’adoration. 2., Eds Galilée, 2010.

[3] Ces propos de J.-L. Nancy sont recueillis par Ginette Michaud au cours d’un échange intitulé : « Penser l’excédence de l’art. Entretien avec Jean-Luc Nancy ».  Ce dernier les rappellera dans son étude : « Adoration de l’art. Jean-Luc Nancy et l’iconographie « chrétienne » ». On n’oubliera pas l’« excès » de l’exposition consacrée au « Trop » et de son catalogue à Montréal (21/10/2005-26/11/2005). Ces textes et ces propos, outre ceux de Ginette Michaud, se trouvent dans l’ouvrage édité par ses soins : Cosa volante. Le désir des arts dans la pensée de Jean-Luc Nancy, Hermann, 2013.

[4] L’adoration, op.cit., 4ème de couverture.

[5] Id., p. 113.

[6] Inge Scholl, La rose blanche. Six allemands contre le nazisme, trad. de l’allemand Jacques Delpeyroux, Eds de Minuit, 1955-2008, p.23, p. 24.

[7] L’ adoration, op.cit., p.113.

[8] Ibid., p. 114.

[9] Ibid., p.87-88.

[10] Ibid., p. 109

[11] Ibid., p. 126.

[12] Jacques Derrida, Le toucher, Jean-Luc Nancy, Galilée, 2000, p. 11.

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