Philosophie

[Texte + Vidéo] Valentin Husson : « Le virus biologique est devenu numériquement viral » (Philosopher en temps d’épidémie)

La double viralité de l’e-monde

La propagation virale du Covid-19 s’est accompagnée d’une autre viralité qui serait intéressant de penser. Le confinement a en effet profité, d’une certaine façon, à l’économie des Big data, via la viralité numérique. D’un virus l’autre – logique ambivalente, ou amphibologie du virus. Au lendemain de la décision, en France, par exemple, du confinement général, a été lancé un challenge – en apparence ludique et anodin – consistant à poster une photo de soi enfant, tout en taguant les personnes, les proches, les ami.e.s à qui le challenge était, à leur tour, lancé. Ainsi, en l’espace de 24h, Instagram a vu déferlé des millions de photographies d’enfant, toutes plus touchantes et amusantes, créant une boucle virale considérable. Qu’est-ce que la viralité du point de vue des médias et du numérique, cependant ? C’est la diffusion rapide, imprévisible et étendue d’une vidéo, d’une photo, d’un quelconque contenu créant une émulation quasi-mondiale. Cette viralité, dans le cas présent, n’est cependant pas, malgré les apparences, anodine. Elle est la viralité de la globalisation économique et de ce qu’on pourrait appeler l’e-monde.

Si elle n’est pas banal, en effet, c’est en tant que ces challenges servent, en vérité, à des entreprises de récolte et d’analyse de données numériques – les Big data –, dont l’un des noms les plus célèbres est Cambridge Analytica. Celle-ci, on s’en souvient, fut éclaboussée dans l’affaire de la vente de données privées par Facebook ayant permis une campagne d’influence trumpiste auprès des électeurs indécis américains lors de la dernière campagne présidentielle aux E.-U. Ces entreprises, a fortiori, utilisent ces données à des fins mercantiles de ciblage commercial. Pis encore, ces données ne sont pas simplement vendues à des entreprises cherchant à mieux nous connaître, afin de mieux cibler les offres qui s’afficheront sur nos fils d’actualité, et autres réseaux sociaux, mais également à des entreprises spécialisées dans les techniques de reconnaissances faciales. Ainsi, ce challenge n’est rien de plus qu’une entreprise de récolte de données, organisées sous couvert d’un jeu, en vue de pouvoir enregistrer les traits caractéristiques de nos visages.  Ce qui servira, un jour, à la biométrie et à la vidéo-surveillance à reconnaissance faciale de nos villes, comme il en est déjà le cas en Chine (et chez nous, à Nice!). Et je dis, sous couvert d’un jeu, car cette logique répond de la fameuse logique de gamification inventée par l’ancien numéro 2 de Facebook, et désormais repenti, Gabe Zichermann, consistant à rendre les applications ludiques pour créer de la dépendance – c’est le cas du like sur FB, le coeur sur Instagram, ou la flamme sur Snapchat. A ce titre, nous savons déjà que ces entreprises d’analyses de données, spécialisées dans l’influence comportementale, en savent plus sur nous, ou du moins sur nos goûts ou nos opinions, que nos propres proches. Avec 10 likes, nous apprend Michal Kosinski, chercheur à l’Université de Stanford, l’algorithme traitant ces données nous connaît mieux que nos collègues ; avec 100 likes, il nous connaît mieux que notre famille ; et avec 230 likes, il nous connaît mieux que notre conjoint.

Ainsi, la viralité d’un virus biologique a drainé dans sa propagation la viralité numérique et économique. Le biopouvoir, tant dénoncé par des intellectuels, ne se logeait pas dans les mesures de confinement, mais dans le confinement lui-même, dans la caverne de nos appartements où, enchaînés à nos ordinateurs, tablettes et portables, nous avons préparé notre future servitude volontaire, et le « psychopouvoir »(Stiegler) qui vient. C’est encore au moyen du numérique que nos gouvernants ont enfin annoncé lutter contre l’immonde du virus léthifère : la France, notamment, envisage une application pour nos smartphones, appelée StopCovid, permettant le traçage numérique des individus contaminés pendant la phase de déconfinement. Une nouvelle fois, l’immonde viral devient e-monde (et inversement) ! Il reste à penser ce double rapport de contagion entre la biologie et le numérique à partir de la pierre touche qu’est la viralité.

Au demeurant, si le déconfinement – dans le monde entier – s’accompagnait d’un traçage numérique des sujets, il s’agirait de penser, avec et au-delà d’un psycho- ou d’un biopouvoir, un psycho-somato-bio-pouvoir indexé à un numéropouvoir ou à une datacratie (je dis les choses, ainsi, faute de mieux). Le déconfinement, au reste, ne serait plus en ce sens qu’une illusion, puisque déconfiner signifierait : laisser sortir les individus de leur espace privé pour confiner leurs données dans un espace numérique plus large, s’étendant aux lieux publics. Le déconfinement spatial, en vue d’arriver à une immunité collective permettant de lutter contre le virus, serait un reconfinement numérique. Le problème est donc celui-ci : peut-on être libre sans s’abandonner ?, c’est-à-dire sans s’oublier (éminent thème nietzschéen!) ?, sans avoir le droit à l’oubli ?, peut-on être libre si ‘‘s’abandonner’’ prend les contours de donner à un pouvoir établi des données personnelles ?

Ce sont des questions qui viennent contaminer bien des champs de la pensée, notamment celui du droit : on en vient à parler de plus en plus d’imprescriptibilité pour des crimes qui ne sont pas des crimes contre l’Humanité. Qu’est-ce que cela signifie comme contagion virale ? Le numéropouvoir ou l’e-monde ne viennent-il pas là menacer le droit à l’oubli ?, le droit à l’abandon des charges contre un individu ? Qu’est-ce que serait une société où les individus vivraient accablés par des données et des charges sur et contre eux ineffaçables? L’État-prêtre, au sens nietzschéen de la figure du prêtre asservissant les individus par une dette ineffaçable, est devant nous. La donnée devient dette ; et le numérique devient une modélisation de la prêtrise. La mémoire-vive infinie qu’était Dieu mute en mémoire-vive informatique. Je rappelle à ce titre que le terme d’ « ordinateur », en français, qui a été choisi par Jacques Perret, philologue, pour traduire le terme anglais de computer, se réfère au Dieu ordinator, tel que pensé par les chrétiens, lequel met de l’ordre dans le monde. Ordinateur dit l’ordination, c’est-à-dire le sacrément de l’Ordre conférant à des individus la mission de prêtrise. Et il y en a à ce titre : les Etats, naturellement, récolant nos données pour nous identifier dans le cadre d’un pouvoir biométrique, mais encore les influenceurs, les instagrameurs, les youtubeurs, etc. ! Par ailleurs, et comme on l’a dit, liker telle ou telle publication, opère comme une confession à un prêtre-algorithmique : en likant telle ou telle chose, nous nous confessons à un algorithme pouvant modifier notre comportement. Le like du matin est devenu la confession de l’homme moderne. Là encore toute une analyse reste à faire sur le rapport entre viralité et religion…

J’ajoute, à ce propos, que le traçage numérique d’un Etat-prête n’est pas une hypothèse : si le système du crédit social chinois l’atteste déjà, il est encore ce qui nous arrive par la télé-surveillance à laquelle nous sommes tous exposés en tant que travailleurs ou employés. Le télé-travail a commencé, non pas avec le confinement, mais depuis que nous sommes devenus incapables de trouver un lieu de repos, même dans l’intériorité de son chez-soi. L’essence du télé-travail réside, naturellement, dans le fait que le travail puisse s’opérer à distance du lieu où il s’exerce habituellement, mais elle réside, a fortiori, dans le fait que le travail ne cesse pas de nous travailler. Le télé-travail commence quand nous n’avons plus de lieu pour que le travail ne nous travaille plus. Les mails que nous recevons, en dehors de nos heures effectives de labeur, est le signe ce télé-traçage entendu comme télé-surveillance de nos activités. Ce qui est attendu de nous, ce n’est plus simplement d’être actif, mais également d’être réactif. D’où les remerciements qui accompagnent les mails auxquels nous avons répondu  promptement : « je vous remercie pour votre réactivité ». Autre version pour dire : qu’être actif, ou travailler, c’est être réactif à la télé-surveillance de notre activité. Dans ce télé-travail, que la pandémie a révélé, c’est la numérosurveillance de l’e-monde qui se met en place. Et nous sommes déjà tous, plus ou moins, contaminés par cette viralité.

Au fond, ce qu’il faudrait affirmer est ceci : le virus biologique est devenu numériquement viral. La propagation du premier a entraîné la propagation du second, selon un enchevêtrement et un chiasme bien indistinguable. Or c’est à ce point que se manifeste le nœud proprement philosophique de l’essence d’un virus. Un virus, par définition, est toujours mondial, puisqu’il expose toujours au danger d’une propagation incontrôlable au-delà de toute frontière. Ainsi, la viralité d’un virus biologique littéralise la viralité numérique ou économique. L’essence numérique de la viralité est l’essence virale du virus biologique[1]. A savoir : sa globalisation immédiate, effrénée et indéfinie.  Au risque pandémique d’une viralité s’étendant au monde entier répond la viralité de la globalisation. L’une ne peut être dissociée de l’autre. L’une l’autre courant sur des différences parallèles. De sorte que la globalisation, elle-même, doit être pensée comme viralité.

C’est pourquoi, d’ailleurs, à cette globalisation virale, il nous faudra sans doute répondre, comme nous l’avons fait pour la pandémie du Covid-19, mondialement. Le globe, l’e-monde, c’est-à-dire, disons-le, l’immonde !, doivent être opposés au monde, et à la cosmopolitique. Par un retournement inattendu, l’essence du virus fait montre de l’essence du monde, ou du faire-monde. Les Nations désolidarisées par l’intérêt survivaliste particulier appellent la naissance d’une nouvelle Internationale qui ne soit pas simplement celle virale de l’Internet-ionale. L’acosmisme de la dernière nécessite l’invention inouïe et sans précédent d’une cosmopolitique digne de ce nom.

L’essence virale de l’Occident se donne ainsi désormais dans sa vérité : elle est l’essence, désormais globalisée, du devenir-technique planétaire. Que la technique ait permis la prolifération du Covid-19 est une chose, c’en est une autre – plus essentielle encore – de comprendre que l’essence de l’Occident, désormais désoccidentalisé si l’on peut dire (c’est-à-dire décalfeutré des frontières simplement occidentales, et étendues au globe entier), l’essence de l’Occident, disais-je donc, vient à s’interroger par cette crise sanitaire, en renvoyant à l’essence technique de la globalisation, nécessitant, à l’horizon de notre crise écologique, une réponse mondiale. La double viralité de l’immonde (entendu comme e-monde et négation du monde cosmopolitisé) rend impérieux l’advenue d’un nouveau monde, c’est-à-dire d’un faire-monde. Si l’e-monde est le devenir-technique planétaire défini comme sauvegarde, au sens numérique, de nos données, visant à établir un pouvoir sur notre vie, notre psychisme ou notre corps ; la cosmopolitique de demain devra opposer une autre forme de sauvegarde, celle du soin et de la préservation de la vie humaine et terrestre en général. Le problème de cette sauvegarde non-numérique de la vie est le problème de l’écologie.

© Valentin Husson


Notes :

[1]    Je remercie ici mon indéfectible ami, Jordan Willocq, pour son amitié pensante, et ces coups de téléphone qui sont autant de coups de fil au coeur et à la réflexion la plus stimulante.

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