Entretiens/Philosophie

Entretien avec Jean-Hugues Barthélémy : « L’écologie sans la refondation du droit au profit des non-humains, c’est de l’anthropocentrisme persistant protégeant l’équilibre biosphérique pour sauver l’humanité »

Jean-Hugues Barthélémy

Jean-Hugues Barthélémy est philosophe et auteur, aux éditions Matériologiques, de La Société de l’invention. Pour une architectonique philosophique de l’âge écologique (2018) et d’Ego Alter. Dialogues pour l’avenir de la Terre (2021). Il a également publié en février 2022 son Manifeste pour l’écologie humaine aux éditions Actes Sud, et s’était d’abord fait connaître internationalement en tant que spécialiste de la pensée de Gilbert Simondon (1924-1989), auquel il a consacré plusieurs ouvrages de référence, dont le Simondon de la collection « Figures du savoir » aux Belles Lettres en 2014 (réédition 2016). Sa dernière publication relative à ce philosophe est l’ouvrage collectif Écologie et technologie. Redéfinir le progrès après Simondon (2022), qu’il a dirigé avec Ludovic Duhem pour les éditions Matériologiques. Il avait participé, en 2020, à notre série d’hommages à Bernard Stiegler par un texte fort intitulé « Au confluent du désir et de l’humain ».


Au cœur de ce Manifeste, vous développez une réflexion autour de ce que vous appelez une « écologie humaine ». Pourriez-vous, pour nos lectrices et lecteurs, revenir sur ce concept ?

Jean-Hugues Barthélémy, « Manifeste pour l’écologie humaine », Actes Sud (2022)

En 2018, dans mon ouvrage séminal – et s’adressant aux philosophes – La Société de l’invention. Pour une architectonique philosophique de l’âge écologique, paru aux Éditions Matériologiques, j’avais baptisé « écologie humaine » la philosophie nouvelle dont je donnais en seconde partie (chapitres V à VIII) le programme et la structure, et dont le récent Manifeste pour l’écologie humaine paru chez Actes Sud est la présentation à la fois très politisée et destinée, elle, au « grand public cultivé ». Je donnais ainsi un sens philosophique et fondamental à une expression qui existe en réalité depuis un siècle et qui a pris diverses significations, y compris une acception désignant une « (sous-)discipline » des sciences humaines, mais sans jamais désigner un projet philosophique fondamental comme c’est le cas dans mon travail, qui vise à rendre possible aujourd’hui une Relativité philosophique après la « révolution copernicienne » de Kant. Comme quelques autres philosophes actuels, je suis convaincu que notre époque doit tout repenser et requiert donc rien de moins que de « nouvelles Lumières », Kant étant, lui, le sommet des anciennes Lumières, capable de tout repenser pour son époque après que Rousseau a eu l’immense mérite de refonder le droit sur le contrat social démocratique. Aujourd’hui il nous faut à nouveau une refondation du droit, élargie cette fois au-delà de l’humain, et plus largement tous les domaines de la philosophie doivent être reconstruits – pas seulement la philosophie politique fondant le droit. C’est pourquoi le Manifeste consacre son dernier chapitre à l’idée des « nouvelles Lumières ». Quant à l’idée de Relativité philosophique, elle fait l’objet de mon prochain livre, qui sera le complément proprement méthodologique de La Société de l’invention, et qui paraîtra à l’automne 2023.

Dans ma propre perspective, donc, « écologie humaine » désigne un système philosophique global, et cette expression prend véritablement sens à travers deux idées cardinales :

a/ D’une part, l’écologie politique, comme la philosophie politique en général, n’est pas son propre sol et doit devenir une traduction d’une pensée plus fondamentale et plus profonde, que je nomme « écologie du sens ». L’écologie politique, dans son état actuel, est encore assez superficielle, et Bruno Latour avait raison de dire qu’elle n’a pas fait le « travail idéologique ». Mais contrairement à Latour, je ne pense pas que ce travail consiste à trouver « les mots répondant aux affects », pour reprendre son expression. Je soutiens que le travail idéologique consiste bien plutôt à inventer les concepts qui obligeront les intelligences à dépasser les affects, dont notre époque est bien trop victime. Et il nous faut pour cela un nouveau « discours de la méthode » reconstruisant la philosophie selon un ordre des problèmes. Or, la question qui vient en premier en philosophie est celle du sens, dont l’actualité est par ailleurs celle d’une crise. Et puisque la nouveauté de ma méthode consiste à montrer que le sens ne se réduit jamais à la dimension de l’objet de connaissance mais possède plusieurs dimensions, cette démarche me conduit à dire que la crise du sens est en réalité une crise de chacune de ses dimensions. Cette crise du sens dans chacune de ses dimensions est aussi une crise de l’existence dans chacune de ses dimensions, car mon analyse conduit à dire que les dimensions les plus générales de l’existence sont les dimensions les plus générales du sens.

Je précise que ce que je nomme ici le « sens », c’est le faire-sens de chaque chose que nous pensons. Ce (faire-)sens est le Milieu de tous les milieux, puisque nous ne pensons ces derniers que parce qu’ils font sens pour nous. Et dès lors que l’écologie humaine s’ouvre sur une écologie fondamentale du (faire-)sens et de sa crise, elle n’est pas seulement une Relativité philosophique mais a aussi pour troisième nom possible : « système radicalement anti-dogmatique de l’individuation du sens ». L’écologie du (faire-)sens, que je nomme également « sémantique archiréflexive », consiste à dégager la pluridimensionnalité inaperçue du (faire-)sens, ce qui est la condition première pour résoudre sa crise, celle-ci étant par ailleurs une crise de la réflexivité, dont les formes diverses sont justement liées aux différentes dimensions du (faire-)sens. Or, l’archiréflexivité ici requise pour résoudre la crise de la réflexivité comme crise du (faire-)sens implique que l’individu philosophant pense sa propre finitude ou non-originarité d’individu fait par le (faire-)sens, ce (faire-)sens ne se réduisant jamais à la seule dimension de l’ob-jet « là-devant » qui ne me ferait pas. C’est pourquoi le (faire-)sens tel qu’il est pensé par l’écologie du (faire-)sens n’est pas le (faire-)sens vécu par l’animal – certes déjà pluridimensionnel -, mais il est le (faire-)sens complexifié vécu par cet être humain qu’est l’individu philosophant.

L’expression « écologie humaine », donc, possède pour première motivation cardinale la dépendance de l’écologie politique à l’égard d’une écologie du (faire-)sens et de sa crise, problématique philosophiquement plus profonde qui oblige l’individu philosophant à penser le (faire-)sens s’individuant en lui en tant qu’être à la fois humain et non originaire – ou « fini ».

Portrait de Bruno Latour, à Paris le 3, février 2021. © AFP Joel Saget

b/ D’autre part, l’écologie politique ainsi fondée sur une écologie du (faire-)sens se trouve réconciliée avec la philosophie du droit, cœur de la philosophie politique, mais aussi avec l’économie politique. Avant de dire en quoi il y a là aussi une motivation cardinale pour nommer « écologie humaine » ma philosophie, je tiens à dire qu’à mes yeux il est assez dramatique de voir que la philosophie du droit, l’écologie politique et l’économie politique sont totalement désunies à ce jour. On a d’abord confondu économie politique et économie, alors que la seconde appartient au domaine scientifique, et la première, à la philosophie. L’économie politique pense non pas ce qui est, mais ce qui devrait être, et c’est pourquoi elle relève de la philosophie politique et de la normativité juridique dont cette philosophie politique doit révéler la nature. Ensuite, on a développé l’écologie politique contre l’économie politique ainsi confondue avec l’économie, alors que l’écologie politique appartient elle aussi à la philosophie politique et doit s’unifier avec l’économie politique via la refondation du droit.

Or, ce qui fournit ici une nouvelle motivation cardinale pour nommer « écologie humaine » ma philosophie, c’est que dans une telle perspective d’unification de l’écologie politique et de l’économie politique via la philosophie du droit, l’humanisme se définit comme une lutte pour la liberté humaine qui exige aujourd’hui de donner des droits aux non-humains. C’est là un paradoxe, mais contrairement à ce que la crise actuelle de la réflexivité nous conduit à penser, un paradoxe n’est pas la même chose qu’une contradiction – il est là encore dramatique de voir cette confusion se répandre, y compris chez les philosophes… Résolvons donc le paradoxe : d’abord, même si l’humanisme classique est anthropocentré, l’essence de l’humanisme n’est pas l’anthropocentrisme mais la lutte pour la libération des humains. Or, aujourd’hui, le consumérisme nous a plongés dans un nouveau type d’aliénation qui nous conduit à manger deux ou trois fois plus de viande qu’autrefois, grâce à un « élevage » intensif et sur-productif permettant cette sur-consommation, mais impliquant un univers concentrationnaire qui est un univers de souffrance animale. Ainsi, notre aliénation culturelle nouvelle implique la souffrance animale, et libérer l’animal de cet univers concentrationnaire c’est nous libérer nous-mêmes d’une aliénation. Plus largement, l’ « élevage » intensif participe de façon non négligeable à la pollution de la planète et au réchauffement climatique, donc à la progressive destruction de l’équilibre biosphérique, et notre rapport aux animaux non-humains en général, lui, reste un rapport de domination impitoyable et d’exploitation participant à la sixième « extinction des espèces ».

Refonder le droit comme j’entends le faire, c’est accorder des droits au moins aux sujets sensitivo-émotifs non-humains, pour des raisons fondamentales mais restées jusqu’ici impensées. Je ne puis y revenir ici, et je renvoie aux chapitres III et V du Manifeste, ainsi qu’au chapitre VII de La Société de l’invention et au deuxième des cinq dialogues qui composent l’ouvrage Ego Alter. Dialogues pour l’avenir de la Terre (éditions Matériologiques, 2021).

C’est aussi permettre au droit de devenir la nouvelle base d’un équilibre biosphérique dont la base naturelle, elle, est en passe d’être détruite du fait d’un droit totalement anthropocentré ayant fait de la planète notre simple « environnement » à exploiter. C’est là l’un des éléments théoriques de ce que je nomme mon humanisme décentré, qui est par ailleurs un humanisme revendiquant ce qui n’est toujours pas pleinement intégré dans nos sociétés encore dominées par le très naïf anthropocentrisme religieux : le fait que nous ne sommes que les produits d’une évolution des espèces sur une petite planète qui n’est pas au centre de l’univers.

L’écologie humaine, donc, est le système philosophique global qui s’ouvre sur une « écologie du (faire-)sens », puis qui traduit celle-ci dans chacune des dimensions du sens dégagées par elle. Et dans la dimension identifiée comme « politico-économique », cette traduction est une « ÉCO-logie politique », c’est-à-dire une économie politique dont le nouveau système du droit en fait une économie politique pour un âge écologique de la pensée et de l’action politiques. Ici, on se doute que mon projet philosophique fondamental de l’écologie humaine n’a rien à voir avec le groupuscule catholique français qui avait lui aussi repris l’expression « écologie humaine » pour se nommer. Leur pensée centrée sur la « personne » humaine est même à l’opposé de ma refondation du droit au profit des non-humains. Mon ÉCO-logie politique s’accompagne d’une position animaliste, tandis que leur idéologie catholique est difficilement écologiste, et totalement anthropocentrée.

Le paradoxe fondamental de mon système philosophique est alors que sa globalité même n’est en réalité que la conséquence la plus immédiate de l’abandon de la visée d’un savoir ou d’une connaissance proprement dit(e) en philosophie – je ne distingue pas « connaissance » et « savoir », et ce qui suit fera comprendre pourquoi. L’écologie humaine est un retour à la simple « connaissance » de soi qui définit la philosophie depuis son origine dans le « connais-toi toi-même » origine sans doute quelque peu oubliée par notre tradition occidentale du « Savoir » philosophique -, et elle opère ce retour au mot d’ordre originel en se positionnant contre l’ambition d’un savoir ou d’une connaissance proprement dit(e) en philosophie. Elle entend ainsi fournir une nouvelle modalité de cette simple « connaissance » de soi, que notre tradition philosophique a trop eu tendance à ériger au statut d’un « Savoir » qui, en vertu de sa réflexivité, serait supérieur à la connaissance scientifique. Avec Platon et surtout l’idéalisme allemand, notamment, la distinction quelque peu arbitraire entre « connaissance » et « savoir » n’a finalement été qu’un subtil prétexte pour prétendre que la simple « connaissance » philosophique de soi pourrait devenir un Savoir…

Vous repensez le débat terminologique et conceptuel autour de l’Anthropocène, notamment à travers les travaux de Fressoz et Bonneuil. On se souvient de la formule attribuée à Chico Mendes : « L’écologie sans la lutte des classes, c’est du jardinage». N’y aurait-il pas justement plus de sens à parler de Capitalocène, plutôt que d’Anthropocène ou de Technocène, en réactivant une grille de lecture marxiste, étant donné qu’au centre de la question écologique se trouverait celle du capital, de l’exploitation et des dégâts environnementaux causés notamment par la course à la sur-valeur et au consumérisme ?

« L’événement anthropocène ; la terre, l’histoire et nous »,
Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz (Seuil, 2013)

Dans le récent Manifeste, je remarque d’abord que ce que vous nommez le « débat terminologique », qui est aussi en réalité un débat sur la bonne notion, repose au moins en partie sur des malentendus. Par exemple, ceux qui proposent de remplacer « Anthropocène » par « Occidentalocène » le font pour la bonne raison que ce n’est pas l’humanité en général qui est devenue le facteur géologique – ou tout au moins biosphérique, atmosphérique, hydrosphérique et même lithosphérique – décisif. Mais le problème est que l’idée d’Anthropocène n’a jamais prétendu le contraire. Le terme « Anthropocène » signifie d’abord que, parmi toutes les espèces vivantes, seule l’espèce humaine peut faire que le facteur géologique décisif en vienne à s’identifier à une espèce vivant à la surface de la terre.  Cela étant dit, si l’on pose la question de l’adéquation du terme à l’idée – je rappelle que l’idée elle-même est variable, en fait -, et puisque par ailleurs seule la croissante partie industrialisée de l’humanité est réellement ce nouveau facteur géologique décisif, il est légitime de proposer « Capitalocène », du moins si l’on tient compte des faiblesses, que j’ai rappelées dans le Manifeste, de la notion de « Technocène » – dont le mérite, lui, est de suggérer que l’industrialisme surpuissant n’est pas propre au capitalisme. La profondeur de l’idée de Capitalocène consiste à pointer, derrière la puissance technique comme expression plutôt que cause, un désir de croissance et de consommation dont Bonneuil et Fressoz rappellent que ses prémices datent en réalité des origines mêmes du capitalisme. En revanche, je ne dirais pas qu’il s’agit là de la « réactivation » d’une « grille de lecture marxiste ». Car le problème n’est plus l’exploitation de l’homme par l’homme, mais la destruction de l’équilibre biosphérique par l’homme. Et même si les injustices sociales sont indissociables du problème écologique, la « grille de lecture marxiste », elle, n’a jamais considéré la sur-exploitation de la nature elle-même comme une injustice qu’il faudrait réparer par une refondation du droit au profit des non-humains. C’est pourquoi je remplacerais pour ma part la formule provocatrice « l’écologie sans la lutte des classes, c’est du jardinage » par la formule « l’écologie sans la refondation du droit au profit des non-humains, c’est de l’anthropocentrisme persistant protégeant l’équilibre biosphérique pour sauver l’humanité ». Dans Ego Alter, j’avais consacré un chapitre entier à la notion d’Anthropocène, mais en insistant sur les différences entre les positions de Latour et les miennes.

A cet égard, puisque la politique publique, en laquelle Hans Jonas plaçait son espoir dans son Principe de responsabilité, n’agit pas et ne prend pas les décisions nécessaires et radicales qui s’imposent, n’est-ce pas aux luttes sociales de faire advenir ce retour à la véritable utopie comprise comme possibles ouverts et inviter ainsi à l’inversion de son sens ?

Je vous remercie d’évoquer Jonas, par rapport à qui je me suis positionné dans La Société de l’invention. Mais avant de revenir à lui, je voudrais dissiper un malentendu afin de préparer ma réponse à votre question. Vous parlez de « véritable utopie » et d’ « inviter ainsi » à l’ « inversion de son sens ». Ce n’est pas du tout le sens du Manifeste et de la phrase placée en guise de sous-titre : « Le consumérisme conduit à une inversion historique du sens de l’utopie qui nous oblige au Grand Décentrement ». Ici, l’inversion du sens de l’utopie n’est pas ce à quoi il faut inviter, mais ce qui est en cours et que nous subissons à cause du consumérisme. De même, il n’y a pas de véritable utopie à défendre, mais au contraire un nouveau type d’utopie à diagnostiquer et dénoncer dans ce consumérisme lui-même, ce nouveau type étant celui qui provoque l’inversion du sens classique de l’utopie. Ce qui, à lire les réceptions de mon Manifeste, me semble avoir engendré des malentendus, c’est le fait que ce que je nomme « inversion du sens de l’utopie » ressemble à la dystopie mais doit pourtant en être distingué, cette distinction étant justement ce qui est rarement compris – peut-être par ma faute, et c’est pourquoi j’y reviendrai plus en détails dans la Critique de la raison désirante. Je vais tâcher de dire les choses le plus clairement possible.

Une utopie au sens classique est une théorie socio-politique impossible à réaliser en quelque lieu (topos) au sein de ce monde. Une dystopie est un type très particulier d’utopie qui n’est pas seulement irréalisable dans la visée qui lui donne son sens, mais qui se transforme en cauchemard lors de sa mise en œuvre. Ce que je diagnostique dans le consumérisme ne se réduit ni à l’utopie au sens classique, ni même à la dystopie, mais doit prendre le nom d’« inversion du sens (classique) de l’utopie ». Le consumérisme inclut certes quelque chose qui relève de ce sens classique de l’utopie, puisqu’il implique la croyance irréalisable en une croissance infinie dans un monde dont les ressources sont, elles, finies. En ce sens, d’ailleurs, on pourrait dire que l’ironie de l’Histoire est le fait que le capitalisme, qui s’était toujours moqué du caractère utopique du marxisme et de son espoir d’une disparition de l’égoïsme humain, se révèle à son tour utopique dans sa confrontation au problème écologique et aux limites des ressources naturelles. Quant à son rapport à la dystopie, le consumérisme peut là encore être jugé concerné par cette dernière puisque la pente sur laquelle il nous place est celle d’un prochain effondrement civilisationnel tout à fait cauchemardesque. Mais ce que je soutiens, c’est que le consumérisme ne se réduit à aucun de ces deux caractères dans son rapport à l’utopie, qu’elle soit classique ou dystopique. Car ce que nous préparent la croyance irréalisable en une croissance infinie et le prochain effondrement civilisationnel cauchemardesque, c’est en réalité la destruction de l’équilibre biosphérique par lequel il y a eu ce que nous nommons « le monde » dans son habitabilité. Le consumérisme est une utopie qui, au lieu de « simplement » contenir ce qui est irréalisable en quelque lieu ou même de nous faire progressivement vivre un cauchemard, a pris le pouvoir sur le monde et risque bien de rendre ce dernier impossible. Ici, donc, ce qui est en cours, c’est le devenir-impossible du monde lui-même, plutôt que l’impossibilité de réaliser une théorie dans le monde. Telle est à proprement parler l’inversion du sens (classique) de l’utopie.

« La Société de l’invention
Pour une architectonique philosophique de l’âge écologique », Jean-Hugues Barthélémy (Editions Matériologiques, 2018)

Ce qui a sans doute empêché la compréhension de ce point dans le Manifeste, c’est le fait que je présente également l’impossibilité classique de la réalisation d’une théorie comme étant l’impossibilité de trouver un lieu(topos) pour la réaliser. Les lecteurs qui se sont focalisés sur cette formulation, à l’exclusion de la première, ne pouvaient plus comprendre le rapport d’inversion avec l’impossibilité à venir du monde lui-même comme condition de tous les lieux – ils n’y ont vu qu’un rapport de radicalisation vers cette condition. C’est pourquoi je veux ici insister sur la première idée, comme également sur le fait que le consumérisme, ainsi que le disait déjà le Manifeste, a pris le pouvoir sur la planète via la « mondialisation » en tant qu’occidentalisation hétérogène du monde.

Cela étant précisé, je peux maintenant répondre à votre question tout en réagissant à son point de départ, qui évoquait Jonas. Ce dernier, en effet, reconnaissait explicitement que son « éthique de la responsabilité » était en fait davantage une pensée politique, et dans La Société de l’invention je me suis attardé sur ce point à partir du passage où est formulé l’aveu en question. C’est d’ailleurs pourquoi je lui reprochais d’avoir – bien sûr à sa façon, bien spécifique – pratiqué ce que j’ai nommé la « confusion éthico-politique », qui domine en réalité, sous diverses formes, notre tradition philosophique occidentale.  Dans ma perspective, la normativité juridique véritable, qui est l’enjeu central de la philosophie politique, est celle des besoins en souffrance, et donc elle est économique au sens profond de ce terme, au lieu d’être axiologique. Il n’y a plus de confusion éthico-politique, mais sans que l’on retombe pour autant dans le positivisme juridique, qui est un déni bien naïf du caractère philosophique des fondements du faire-droit. J’aurai l’occasion de préciser ce point, qui n’est pas central par rapport à votre question actuelle.

J’en viens donc pour finir à l’opposition que vous faites entre d’une part la « politique publique », aujourd’hui impuissante à prendre « les décisions nécessaires et radicales qui s’imposent », comme vous disiez, et d’autre part ce que vous nommez les « luttes sociales ». Dans La Société de l’invention, je concluais sur « l’âge éco-logique de la responsabilité comme âge de la société civile internationale ». Et je distinguais ce que je nommais l’« âge politico-éco-logique de la société internationale et responsable » de l’unification progressive, théorisée par Kant, des États au sein d’une « Société des nations », comme il la nommait dans son texte « L’idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique ». Car la catastrophe écologique, et le fait que nos représentants politiques persistent dans la voie – totalement déniée, bien sûr – du suicide collectif à moyen terme, signifient que la démocratie s’est laissée phagocytée par le processus capitaliste mondialisé, devenu consumériste, et par ses puissances économiques faisant pression sur les pouvoirs législatifs eux-mêmes via les lobbies. Dès lors, la société civile, mondialisée elle aussi à l’époque où nul pays ne saurait survivre à une révolution isolée, devient notre seul espoir d’une véritable réaction à la catastrophe en cours. Faut-il alors parler de la nécessité de « luttes sociales », comme vous disiez ? Certainement, mais pas au sens d’une « lutte des classes ». Notre époque est celle d’une catastrophe écologique qui redéfinit complètement le débat politique, et c’est pourquoi j’ai pensé dans le Manifeste ce que je nomme l’inversion du sens de l’utopie – dont il fut question plus haut. Les sociétés de surconsommation qui mènent l’équilibre biosphérique à sa perte ne sont plus des sociétés d’affrontement entre « prolétaires » et « bourgeois », mais des sociétés menacées par l’absorption idéologique des classes populaires, ainsi d’ailleurs que de la bourgeoisie la moins cultivée et la plus catholique, dans les idéologies d’extrême-droite. Dès lors, ce qu’il s’agit de provoquer, c’est le remplacement de l’actuelle opposition entre extrême-droite et « social »-démocratie (néolibérale en réalité) par une future opposition, rendue possible chez les nouvelles générations, entre conscience écologique et irresponsabilité. Cette nouvelle opposition peut et doit être internationale.

Dans son livre Écologie et démocratie (Premier parallèle, février 2022), la philosophe Joëlle Zask remarque qu’il existe, aussi bien dans le militantisme écologiste que chez les adversaires (ultra)conservateurs, une idée répandue qui défendrait que sauver la planète serait indissociable d’une remise en cause de la démocratie et des libertés individuelles, voire indissociable d’un certain autoritarisme. Comment le renouvellement nécessaire du droit peut-il s’articuler avec une démocratie qui, au contraire, serait toujours plus horizontale, discursive et mise en commun ?

Vous posez là une question extrêmement importante, et ma réponse se fera en plusieurs étapes qui sont ici requises. D’abord, il se trouve que, dans la logique qui est celle de l’écologie humaine comprise comme système étagé à partir d’une problématique première ne relevant plus du savoir proprement dit, chacune des problématiques de la philosophie (épistémo-ontologique, politico-économique et pédagogico-axiologique), en tant que traduction unidimensionnelle de la sémantique archiréflexive qui pense la tridimensionnalité du (faire-)sens me faisant et qui est simple « connaissance » de soi plutôt qu’une connaissance proprement dite, est soumise à ce que je nomme une « transcendance » : la philosophie de l’information ontologique est soumise au savoir scientifique, qui est gnoséologiquement souverain et méthodologiquement autonome ; la philosophie de l’éducation axiologique est soumise au verdict sur la cohérence entre ce qu’y propose l’individu philosophant et son propre comportement ; la philosophie de la production économique, enfin, est soumise à la volonté législative du collectif humain, auquel l’individu philosophant ne peut que proposer la refondation du droit à partir de la conscience archiréflexive de sa propre non-originarité.

« Ecologie et démocratie », Joëlle Zask (Premier parallèle, 2022)

Dès lors, dans la logique qui est celle de l’écologie humaine, il faut articuler deux temps différents et complémentaires. D’une part, le contrat social démocratique n’est certes plus ce qui définit le faire-droit, puisque ce dernier est pensé par l’ÉCO-logie politique, ou « philosophie de la production économique », comme relevant de la normativité des besoins en souffrance – dont nous aurons l’occasion de préciser le sens. Mais d’autre part, et une fois cette refondation du droit opérée par l’écologie humaine, c’est bien la volonté générale du collectif humain qui décide de ce que doit devenir le système juridique. En fait, il s’agit de sortir de la mythologie d’un « contrat social originaire », cette mythologie ayant été nécessaire aux théories du contrat social, tandis qu’elle est inutile pour l’écologie humaine. Il n’y a pas de contrat social originaire qui fonde le collectif humain comme société de droit, mais il y a un collectif humain qui décide de ce que doit devenir le système juridique, et auquel l’individu philosophant peut proposer une prise de conscience de la non-originarité et de ce qu’elle implique pour la définition du faire-droit.

Or, ces implications pour la refondation du droit contiennent l’idée que la liberté, dans ses différentes formes plus ou moins complexes – de la simple liberté de mouvement à la liberté d’opinion -, est en réalité un besoin humain mais aussi non-humain, dont la non-satisfaction engendre la souffrance psychique. Et les besoins étant, chez un être, compatibles entre eux puisque tous ordonnés au besoin central et auto-normatif de santé – nous y reviendrons là aussi -, il s’agit de comprendre que liberté et santé ne peuvent s’opposer : elles ne le font que dans un système de pensée où elles sont des valeurs plutôt que des besoins d’un même être. Ainsi, mon besoin de liberté doit être satisfait pour que mon besoin de santé le soit aussi, et si l’on m’enferme dans une cellule alors que je n’ai rien à me reprocher, je vais tomber en dépression parce que ma santé psychique s’en trouvera altérée.

Cette nouvelle logique, lorsqu’on l’applique ensuite à la question des besoins des individus au sein d’une même espèce, puis à la question des besoins des différentes espèces au sein de la biosphère et de son propre équilibre général, devient celle de la plus grande compatibilité possible entre les besoins en souffrance de tous les êtres ayant de tels besoins. Au sein d’une même espèce, d’abord, ceux qui jugent que leur liberté est sacrifiée au nom de la protection de la santé du collectif, comme ce fut le cas des extrémistes trumpiens de la liberté armée mais aussi sans masque face au Covid – ce sont les mêmes qui ont investi le Capitol -, sont des individus manifestement égoïstes, voire psychiquement déséquilibrés pour les plus radicaux d’entre eux. La question à poser est la suivante : mon besoin de liberté peut-il rester radicalement incompatible avec le besoin de santé du collectif  ? Dès lors que liberté et santé ne sont plus considérées comme des valeurs mais comme des besoins, n’est-il pas absurde d’affirmer une incompatibilité radicale ?

La même question, celle de la plus grande compatibilité possible, se posera à propos des besoins en souffrance de tous les êtres ayant de tels besoins, autrement dit à l’échelle cette fois interspécifique qui définit la biosphère. Le Manifeste, en abordant ces différents niveaux de la logique des besoins dont la normativité fait droit, prépare déjà la future Critique de la raison désirante qui m’occupera dès que j’aurai achevé l’écriture de La Philosophie du paradoxe.

Finalement, les écologistes extrémistes et non-démocrates que vous évoquiez oublient que la fondation philosophique du droit, même lorsqu’elle ne se fait pas au sein d’une théorie du contrat social mais au sein d’une pensée de la normativité des besoins en souffrance humains et non-humains, doit laisser la volonté générale du collectif humain décider de la transformation ou non du système juridique. Quant à leurs adversaires démocrates mais extrémistes que vous nommiez les « (ultra)conservateurs », et dont vous disiez qu’eux aussi opposent liberté individuelle démocratique et protection de l’équilibre biosphérique, ils restent englués dans l’idée classique selon laquelle la liberté et la santé seraient des valeurs plutôt que des besoins humains et non-humains, et des valeurs susceptibles de devenir radicalement incompatibles l’une avec l’autre.

Comme Ego Alter. Dialogues pour l’avenir de la Terre, votre Manifeste est aussi – vous y avez fait plus haut allusion – l’occasion de remettre en jeu la question de l’anthropocentrisme, et cela en pensant ce que vous nommez le « grand décentrement », dans l’esprit de Galilée, Darwin et Freud. Or, le décentrement qui a lieu, de manière radicale et malheureuse, actuellement, n’est-il pas celui opéré par la technologie et les courants transhumanistes ou technoprogresssites, avec la figure d’Elon Musk en tête de proue? L’humain serait décentré au profit de la « machine » (au sens large), d’une machine qui ne serait plus prothèse de l’humain, ce dernier étant devenu bien plutôt un moyen pour la machine. Comment concevez-vous, dès lors, ce grand décentrement, amplement thématisé dans les dialogues d’Ego Alter, et que vous appelez de vos vœux, en articulation avec l’écologie humaine et un technocapitalisme toujours plus redoutable ?

« Ego Alter. Dialogues pour l’avenir de la Terre », Jean-Hugues Barthélémy (Editions Matériologiques, 2021)

Il y a ici plusieurs malentendus à dissiper. D’abord, le « grand décentrement » dont je parle ne se limite pas au décentrement thétique provoqué par Galilée, Darwin et Freud. Par « thétique », j’entends ce qui relève des thèses, et la force des sciences est ici d’avoir su imposer rationnellement des thèses diverses et complémentaires battant en brèche la naïveté de l’anthropocentrisme qui gît au fondement des trois grands monothéismes. L’être humain n’est pas le centre de l’univers, ni géographiquement ni par sa nature « spirituelle », mais il est un simple primate supérieur, fruit accidentel d’une évolution des espèces, et il se trouve perdu dans un univers qui ne possède pas de centre géographique, et qui pourrait bien abriter quelque part une espèce plus intelligente que la nôtre – mais tout aussi peu « faite par Dieu à son image ». Le personnage d’Ego Alter, notre alter ego non humain, était justement là pour nous expliquer en quoi nos monothéismes sont habités par – et même fondés sur – un anthropocentrisme dont la naïveté est révélée par ce que Freud, faisant le bilan des découvertes de Copernic, Darwin et lui-même, a nommé les trois « blessures narcissiques » infligées par la science à l’ « égoïsme » – l’égocentrisme, ici – de l’espèce humaine.

Or, je disais que le « grand décentrement » ne se limite pas à ce décentrement thétique provoqué par les sciences. Cela signifie que la philosophie, elle, doit résoudre un problème méthodologique et non plus thétique qui est aussi un problème de décentrement. Le Manifeste consacre son chapitre V à cette « théorie générale du décentrement » en tant que colonne vertébrale de l’écologie humaine, tandis qu’Ego Alter scindait cette théorie générale en deux propos espacés : l’un contenu dans le « dialogue du lundi », et portant sur le décentrement thétique imposé par les sciences, l’autre contenu dans le « dialogue du vendredi », et portant sur le problème du décentrement méthodologique que la philosophie a à résoudre. Or, lorsque la philosophie parviendra à résoudre le problème méthodologique, et non plus thétique, du décentrement tel que je le pose depuis La Société de l’invention, elle nous donnera ce qui nous manque manifestement en cette époque de crise de la réflexivité : la capacité à intégrer vraiment le décentrement thétique provoqué par les sciences. Partout dans le monde, cette intégration ne se fait toujours pas. Aux États-Unis, par exemple, diverses enquêtes établissent que 35% à 45% des citoyens sont créationnistes et refusent donc l’enseignement de la théorie scientifique de l’évolution…

Un deuxième malentendu concerne le statut du transhumanisme eu égard à cette question du décentrement. Le transhumanisme n’est pas du tout une idéologie du décentrement de l’humain, mais il est bien plutôt l’idéologie qui affirme que l’être humain est l’espèce suffisamment supérieure pour se reconstruire bientôt par-delà ce que la nature avait fait d’elle. Le décentrement, lui, ne peut être « technique » que dans son aspect méthodologique et non pas thétique : le sujet scientifique se décentre méthodologiquement via des médiations, comme la médiation mathématico-instrumentale par laquelle le physicien, par exemple, décentre son point de vue. Sous l’aspect thétique et non plus méthodologique du problème du décentrement, c’est à travers Galilée, Darwin et Freud que l’être humain perd son statut de centre de l’univers, et non pas à travers une idéologie techniciste comme le transhumanisme. L’idée du « trans »-humain est celle d’une humanité se dépassant elle-même en inventant l’humain « augmenté », voire l’humain immortel… Cette idée-limite, introduite par l’illuminé « Ray »(mond) Kurzweil, grand prêtre du transhumanisme dans sa version la plus « dure », est une idée en définitive incompatible avec la théorie de l’évolution, puisque pour Kurzweil nous serions l’espèce capable de créer la « Singularité », moment suprêmement historique où l’humanité se réinvente elle-même comme immortelle et donc libérée de la condition finie héritée de l’évolution des espèces. Nous deviendrions notre propre origine, dès lors immortelle, au lieu d’être les produits inexorablement finis d’une évolution. Il y a là une contradiction : devenir soi-même sa propre origine. Car tout devenir procède déjà d’une origine…

Un dernier point mérite d’être clarifié. Vous parler d’une « articulation » entre le décentrement, l’écologie humaine « et un technocapitalisme toujours plus redoutable ». Bien sûr, cette formulation ne reflète pas votre propre compréhension d’un point qui va de soi : le technocapitalisme, qui est aussi un consumérisme néolibéral devenu techno-solutionniste face à la catastrophe écologique, est l’adversaire de l’écologie humaine. Quant au décentrement, il est la grande tâche théorique introduite par celle-ci. J’ai rappelé que le décentrement thétique, lui, est l’œuvre des sciences, et qu’il concerne le statut réel de l’humain dans l’univers, contre le naïf anthropocentrisme religieux. Mais j’ai aussi rappelé que ce décentrement thétique n’est toujours pas pleinement intégré par nos sociétés, et que pour l’intégrer il nous faut justement une démarche philosophique nouvelle : celle de l’écologie humaine et du problème nouveau qu’elle introduit, qui est le problème du décentrement méthodologique et non plus thétique. Cette fois, il y va du statut impensé de l’individu philosophant, et non plus du statut de l’être humain dans l’univers. La question de cet impensé et de sa nature est la plus fondamentale de toutes, puisqu’il s’agit d’un impensé de la philosophie occidentale tout entière, et le chapitre V du Manifeste en donne la présentation pédagogique, tandis que le chapitre V de La Société de l’invention en donnait la version technique – le chapitre V d’Ego Alter se situant entre ces deux niveaux de difficulté. Ce n’est pas le lieu, ici, d’entrer dans ce questionnement le plus fondamental de tous.

Vous évoquez en fin de Manifeste le projet d’une future Critique de la raison désirante, ouvrant, à partir de vos réflexions dans La Société de l’invention ainsi que des travaux de Bernard Stiegler et de Corine Pelluchon, au projet des « nouvelles lumières » auquel vous avez fait plus haut allusion. Pourriez-vous nous en dire plus à propos de vos travaux à venir ?

Avant de parler de mes travaux à venir et de la future Critique de la raison désirante, je dirai un mot rapide sur mes travaux en cours. D’abord, nous avons récemment publié, avec Ludovic Duhem, un ouvrage collectif intitulé Écologie et technologie. Redéfinir le progrès après Simondon, qui s’inscrit lui aussi, comme le Manifeste, dans les préparatifs à la Critique de la raison désirante. Le but de cet ouvrage était d’introduire l’idée d’éco-techno-logie en tant qu’au-delà du techno-solutionnisme, allié idéologique du capitalisme, mais aussi en tant qu’au-delà de l’écologisme technophobe. Redéfinir le progrès, comme le dit le sous-titre de l’ouvrage, cela suppose que l’on comprenne en quoi la technique, qui définit l’humain depuis ses origines, ne se réduit pas à la Puissance humaine que voulait voir en elle l’ancienne idéologie techniciste d’un « progrès » anti-écologique, dont les idées de « développement » et de « croissance » sont la version capitaliste plus récente. Simondon, dont la conscience écologique n’a fait que progresser entre 1958 et 1982, est celui qui nous donne les premières armes pour construire une technophilie savante et anti-techniciste, condition indispensable pour envisager ensuite une éco-techno-logie. Je dirai bientôt en quoi ma Critique de la raison désirante, elle, fournira le cadre à la fois nouveau et plus global pour élaborer en son sein cette éco-techno-logie.

Bernard Stiegler @ Lamiot (2014)

Comme je l’ai indiqué plus haut, je termine par ailleurs d’ici l’été prochain ce qui sera, du moins pour l’instant, mon livre le plus ambitieux : un très gros ouvrage intitulé La Philosophie du paradoxe. Prolégomènes à la Relativité philosophique, et consacré au problème de la méthode en philosophie, que je qualifie de problème archiréflexif et que j’identifie au problème du (faire-)sens comme non-ob-jet spécifique de la philosophie. C’est en effet parce que le (faire-)sens ne se réduit pas à la seule dimension de l’ob-jet « là-devant » à connaître que le problème du (faire-)sens peut être la même chose que le problème particulièrement réflexif de la méthode en philosophie. Le sous-titre de cet ouvrage indique que, dans la mesure où l’écologie humaine comme système global mais radicalement anti-dogmatique résulte d’une reprise à nouveaux frais du problème de la méthode, elle devra se proposer comme un au-delà de la « révolution copernicienne » de Kant, et donc offrir une analogie nouvelle – celle avec Einstein et la question du rapport de simultanéité relative entre deux événements dans l’univers – en lieu et place de l’analogie faite par Kant avec Copernic. Mais comme chez Kant, ce qui est mis en relation d’analogie avec un rapport physique – le rapport Terre/soleil, chez Copernic – reste le rapport sujet/objet, qui est au cœur de la question philosophiquement fondamentale du (faire-)sens. Quant au titre principal de l’ouvrage, il est à comprendre en même temps comme affirmant la nature foncièrement paradoxale du philosopher lui-même tel qu’il doit se construire aujourd’hui, et non pas seulement comme désignant une nouvelle théorisation du paradoxe. En fait, cette nouvelle théorisation conduit à une réhabilitation du paradoxe en philosophie, parce que la crise du (faire-)sens compte parmi ses symptômes en philosophie la confusion de plus en plus répandue entre paradoxe et contradiction. Cette confusion se répand tout autant que celle, proprement consumériste, entre besoin et désir – celui-ci se prenant de plus en plus pour un besoin.

Si tout se passe comme je l’ai prévu, la Critique de la raison désirante (CRD) sera, elle, écrite entre la fin 2023 et, fort probablement, la fin 2027 ou un peu après, en parallèle avec un petit livre sur l’œuvre de Bernard Stiegler, qui est certainement l’œuvre que je connais le mieux, avec évidemment celle de Gilbert Simondon, au sein de la philosophie française contemporaine. Vous étiez d’ailleurs vous-même l’éditeur, dans cette même revue en ligne, de mon hommage à Bernard trois semaines après sa mort. La CRD ne sera pas déjà le développement proprement dit de la « philosophie de la production économique » que doit offrir l’écologie humaine comme système global contenant également une « philosophie de l’information ontologique » et une « philosophie de l’éducation axiologique », celles-ci étant à chaque fois des traductions uni-dimensionnelles de la sémantique archiréflexive première, où l’individu philosophant se « connaît » lui-même comme non originaire car individuant le (faire-)sens tri-dimensionnel de toute chose. Exactement comme La Société de l’invention, qui donnait le programme et la structure de l’écologie humaine, et La Philosophie du paradoxe, qui en établit actuellement la méthode, la CRD sera un ouvrage préparatoire au futur système, mais spécifiquement consacré à la problématique politico-économique qui devra plus tard, lorsque s’écrira le système proprement dit, fournir la philosophie de la production économique comme lieu de réconciliation de la philosophie du droit – cœur de la philosophie politique – avec l’écologie politique et l’économie politique, cette dernière n’étant pas l’économie comme science mais relevant bien plutôt de la philosophie.

C’est en vertu de cette réconciliation que la refondation du droit préparée par la CRD engage simultanément une économie politique pour l’âge écologique : ce que je nomme « ÉCO-logie politique », et qui fera le sous-titre de la CRD. L’unification en question repose sur la normativité  des besoins en souffrance – humains et  non-humains – et leur mise au service du besoin central et auto-normatif de santé. Une économie politique pour l’âge écologique est une économie politique reposant sur un droit conçu comme système de la plus grande compatibilité possible des besoins en souffrance de tous les êtres ayant de tels besoins, la santé psycho-sociale des humains étant parfaitement compatible avec la santé des animaux non-humains comme également avec la santé des écosystèmeset l’équilibre biosphérique. Au contraire, l’idéologie économique de la « croisssance infinie » n’est compatible ni avec la santé des animaux non-humains capables de souffrir, ni avec la santé des écosystèmes et l’équilibre biosphérique. J’ajouterais que cette idéologie, dont le Manifeste pour l’écologie humaine a dit en quoi elle est une utopie qui provoque l’inversion du sens de l’utopie, conduit à altérer la santé psycho-sociale des humains eux-mêmes. Or, depuis les Lumières et Kant, qui définissait le droit comme le système de la compatibilité des seuls « libres-arbitres » des « personnes morales », le droit occidental, qui a toujours  été anthropocentré, est devenu le cadre pour une économie politique – fondée par Adam Smith, le contemporain de Kant – « légitimant » un système économique capitaliste ayant finalement conduit au consumérisme, dont l’élevage intensif fait souffrir les animaux non-humains, et qui provoque plus généralement la destruction de l’équilibre biosphérique lui-même…  La CRD doit donc son titre au fait que nos « sociétés du désir », en tant que sociétés devenues consuméristes, ont complètement oblitéré la normativité des besoins en souffrance, lieu véritable du faire-droit. Elles ont aussi fait oublier la différence entre nos désirs et nos besoins, alors que les seconds se reconnaissent au fait que leur satisfaction est la condition du maintien de la santé… Disant cela, je ne réduis plus du tout les besoins aux seuls « besoins vitaux », mais je combats en même temps la terrible confusion actuelle entre le désir et le besoin. Notre époque est celle d’une crise de la réflexivité, et l’un des plus symptômes les plus flagrants de cette crise est le fait que d’un côté notre époque continue de réduire les besoins aux besoins vitaux sur fond de coupure nature/culture, et de l’autre elle prend de plus en plus  ses désirs pour des besoins. Nous sommes dans deux confusions qui, par ailleurs, sont en contradiction l’une avec l’autre…

2

« Écologie et technologie. Redéfinir le progrès après Simondon », sous la direction de Jean-Hugues Barthélémy & Ludovic Duhem, préface de Catherine Larrère (Editions Matériologies, 2022)

Mais pour comprendre en quoi le faire-droit réside dans la normativité des besoins en souffrance, l’individu philosophant doit penser la rencontre entre d’une part son être-en-dette à l’égard de la biosphère dans la satisfaction de ses besoins, d’autre part cette normativité des besoins en souffrance de tous les êtres qui peuplent cette biosphère. Or, ce qu’avait commencé de montrer La Société de l’invention, et que précisera La Philosophie du paradoxe en approfondissant la question de la méthode en philosophie, c’est que notre être-en-dette dans la satisfaction de nos besoins est la traduction politico-économique de notre non-originarité dans notre rapport au (faire-)sens de toute chose.  C’est pourquoi le Manifeste, après avoir montré la nécessité d’une refondation du droit en procédant à une critique interne des théories du contrat social, en est venu en son chapitre V à la théorie générale du décentrement par laquelle l’écologie humaine instaure la sémantique archiréflexive comme problématique fondamentale se traduisant ensuite en philosophie de la production économique refondant le droit. La philosophie politique n’est pas son propre sol, et ses fondements ultimes relèvent de la sémantique archiréflexive. La Philosophie du paradoxe développe actuellement et précise ainsi l’idée, apparue dans La Société de l’invention, de traduction de la sémantique archiréflexive dans chacun des domaines de la philosophie, ainsi refondés sur la simple « connaissance » de soi comme non originaire ou constitué par le (faire-)sens des significations manipulées. La CRD, elle, développera certains des thèmes politico-économiques fondamentaux du Manifeste, dans l’optique de la refondation du droit au sein de l’ÉCO-logie politique. Mais cette refondation pleine et entière n’aura lieu que dans le futur système, qui développera dans l’ordre, et en quatre tomes, les chapitres V à VIII de La Société de l’invention, où étaient livrés le programme et la structure de l’écologie humaine.

C’est donc seulement après avoir achevé La Philosophie du paradoxe puis écrit la CRD – et l’ouvrage, prévu en parallèle, sur Bernard Stiegler – que je pourrai en venir à ce système proprement dit de l’écologie humaine, sous la forme des quatre tomes respectivement consacrés à la sémantique archiréflexive, la philosophie de l’information ontologique, la philosophie de la production économique et la philosophie de l’éducation axiologique. J’ai également posé déjà la table générale d’un ouvrage qui devrait accompagner le système : l’ouvrage Philosophie et réflexivité. Une histoire critique de l’idée de système, qui sera mon histoire de la philosophie. Si je dois écrire encore un autre ouvrage, il porterait certainement sur le lien entre la philosophie, dans sa vocation ultime, et la formation de la jeunesse, étant entendu que je nomme « formation » ce que d’autres nomment « éducation », cette dernière notion désignant bien plutôt chez moi la transmission de valeurs uniquement tandis que la formation prend en charge les trois dimensions de l’existence humaine, qui sont aussi les trois dimensions du (faire-)sens de toute chose. Bien sûr, il est aussi possible que me viennent un ou deux petits livres du type du Manifeste ou d’Ego Alter, qui ont été des écrits non anticipés. Mais je dois prioritairement remplir le programme évoqué, tel qu’il avait été défini en fait dès l’ouvrage séminal La Société de l’invention.

Entretien préparé et propos recueillis par Jonathan Daudey

3 réflexions sur “Entretien avec Jean-Hugues Barthélémy : « L’écologie sans la refondation du droit au profit des non-humains, c’est de l’anthropocentrisme persistant protégeant l’équilibre biosphérique pour sauver l’humanité »

  1. Je tiens à vous remercier pour l’envoi de cet entretien. Afin que le lectorat arabophone bénéficie de cette approche, est ce qu’il est possible que je le traduise en arabe? . Cordiales salutations Pr.Bencherki BENMEZIANE Département de philosophie Université d’Oran 2 Algérie

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  2. Pingback: Janvier – Écologie | Revue de presse Emancipation

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