
Jean-Luc Nancy, Paris, le 7 avril 2016. Rassemblement place de la République, pour la huitème « Nuit debout ». Crédits : Photo Albert Facelly
Jean-Luc Nancy passe, bon gré mal gré, pour le « dernier communiste »[1], pour le « plus grand penseur du toucher de tous les temps »[2], mais encore, pour le dernier représentant de cette mystérieuse École de Strasbourg, dont l’appellation n’a cours que dans « la France de l’intérieur », peut-être pour mieux marginaliser cette prétendue École qui, du moins par les auteurs qu’elle semble regrouper (Derrida, Lacoue-Labarthe et Nancy), s’occupait des marges et de l’extériorité. Dès lors, puisque Strasbourg, pour certains encore, se situe dans « la France de l’extérieur » – comme le gouvernement français le disait de l’Alsace et de la Moselle, après l’annexion de ces territoires par l’Allemagne –, Nancy devrait déjà être suspecté d’intelligence avec l’ennemi, et nommément d’intelligence avec l’ennemi passionné de la philosophie française contemporaine : Heidegger. On ne compte plus les articles ou les recensions voulant faire passer J.-L. Nancy pour le dernier des heideggeriens, ou du moins, son dernier défenseur. Par extension, on croit reconnaître en lui, le dernier penseur de l’être.
Nancy est donc, pour tout le moins, à chaque fois présenté comme « le dernier ». Mais que veut dire cet adjectif ? Est-il le dernier de cette génération française, des années 60-70, qui a tant influencé la philosophie et la pensée de par le monde ? Ou est-ce que cet adjectif signifie le « dernier », au sens du plus récent ? De l’ultime, et donc du plus jeune ? Le dernier philosophe, donc le dernier à avoir mis à jour la philosophie, le dernier à lui avoir redonné un coup de jeune. Le premier, donc, des « post-déconstructeurs ». Le premier, donc encore, à réengager la philosophie, ou la pensée, qui sait, dans une écriture moins critique et commentante qu’affirmative. D’une affirmation non-systématique, mais radicale, ultime, post-tout, « post-déconstructif »[3], post-apocalyptique, post-postmoderne, l’affirmation d’une cadence, d’un corps de pensée dansant, léger, non pas sans responsabilité à l’égard de son temps, mais sans surenchère de sérieux, ou plutôt, affirmant que le monde étant sans raison, la joie est un cas de « force majeure »[4], ce qui rend la vie adorable au beau milieu de ce monde désolé.

« La pensée dérobée », Jean-Luc Nancy (Galilée, 2001)
On le dit, donc, le dernier des communistes, le dernier des penseurs, le dernier des heideggeriens, ou le dernier des chrétiens. Comme toutes les identifications, celles-ci sont réductrices et injustes. D’autant que l’identification – ou l’identité – est précisément ce que Nancy nous a appris à soupçonner. Et si Nancy était irréductible à toutes ces caractérisations ? Et si Nancy n’était pas un penseur de l’être, et encore moins heideggerien ? Et si l’existence, pour lui, ne renvoyait pas à l’être ni à quelque ontologie que ce soit, mais indiquait l’infinitude de la vie, sa poussée excessive, son élan, son plaisir de vivre, son extase ? Cette pulsion ne reviendrait dès lors pas à l’être qui ignore les plaisirs de la chair, elle reviendrait à la vie, mais à une vie qu’il nous resterait à penser, comme le fait J.-L. Nancy, à partir de Freud[5]. Car tout le difficile est là : « la vie est ek-sistence dans son principe ou dans son essence. Déjà la vie est hors de soi, affamée de soi et excédée de soi – jusqu’à chercher sa mort. »[6]
Tout l’embarras de Nancy est de nommer cette pulsion vitale de l’ex-sistence qui ne ressort pas à l’être. D’où la référence faite à Freud, et à la métapsychologie freudienne, car : « La pulsion n’est pas seulement un concept fondamental pour la pensée métapsychologique : elle nomme dans cette métaphysique dépourvue d’ « d’être » et de « principe » la poussée primordiale de l’existence et à l’existence. »[7] En d’autres termes, tout l’enjeu est de penser cette pulsion de vie, cette Lebenstriebe, ou ce Lustprinzip sans « principe », afin de rendre la vie à son élan, à son évolution créatrice, à son plaisir impulsif. Ainsi écrit-il, dans un mouvement ample traversant toute la philosophie, comme pour essayer d’en sonder le mouvement même, l’impulsion et, oserait-on dire, la destination au-delà de l’être :
« L’« être » n’est pas un attribut réel, mais seulement et tout au plus logique : cette affirmation de Kant ouvre une époque où la Raison doit elle-même se considérer comme Trieb, pulsion, poussée, tension et désir vers un « inconditionné » qui finit par se révéler ne consister en rien d’autre que dans sa propre poussée. Nommée « volonté » par Schopenhauer puis par Nietzsche elle surgira comme « pulsion » chez Freud – non sans être passée par la « force de travail » de Marx et par le « saut » de Kierkegaard. Certainement aussi par les « différences parallèles » de Deleuze et Derrida – différenciation et différance qui ont au moins en commun la mise en jeu d’une tension, d’une pulsion, d’une pulsation. »[8]
On pourrait proposer pour nommer ces différentes poussées, ces différentes forces que la vie affirme en chaque pensée, le terme : d’en-vie. Il a au moins pour avantage de renvoyer d’emblée à la dimension sexuelle de la vie (« j’ai envie de toi »), mais encore à sa dimension corporelle (les « envies » sont les peaux mortes qui se détachent au coin des ongles ; mais c’est encore l’appétit sans faim, « je n’ai pas faim, j’ai envie de manger »), et, enfin, à la dimension pulsionnelle ou pulsative de la vie (son entrain, l’insistance de la vie en elle) qui se laisse au moins entendre en lui de manière homophonique. L’épithumia, chez Platon, dit, de manière la plus courante (il suffit d’ouvrir un dictionnaire de grec ancien) : l’envie, au sens de l’appétit, du désir. L’impulsion première de la philosophie, s’il est vrai que la philosophie a commencé avec la question du désir, tient peut-être tout entièrement en elle. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien, sans doute, que Freud, instruit par la philosophie, eût recourt au terme de Lust. C’est ce « principe d’envie »(Lustprinzip) qui demeure le moteur et le point aveugle de la tradition philosophique. C’est également à lui, on le verra, que Nancy s’attache, tout autrement.
En cela, la vie est l’étendue de l’infini, elle s’étend infiniment, se prélasse dans cet excès, est tout entier un univers en expansion. Le nouveau courant philosophique, qu’on appelle « le réalisme spéculatif », prétend en finir avec la finitude du sujet, à laquelle ce dernier serait réduit depuis Kant[9]. Et ce, afin de le libérer vers un « Grand Dehors », vers un « absolu » marquant en creux l’infinité enfin retrouvée. Comme si la philosophie, depuis Kant, avait renoncé à l’infini au profit du sujet fini et mortel, comme si de Hegel jusqu’à Levinas, l’une des questions fondamentales de la philosophie avait été une autre que celle de l’infini ! Nancy est à ce propos exemplaire, car sa philosophie consiste à penser l’infinitude finie du sujet, la vie en ce qu’elle se dédie toujours à plus qu’elle-même. La « différance infinie est finie », écrivait Derrida dans La voix et le phénomène. Cette formule se comprend, chez Nancy, comme le mouvement même de la vie, comme son exubérance. La « « différance » pour [Derrida] n’étant pas « retard », mais au contraire présence absolue de l’incommensurable. » « Elle est la présence de l’infini dans le fini, ouvert en lui. »[10] Si bien que l’infini est la « matière » dont est fait le sujet. La vie nomme cette irradiation infinie finissant dans la nuit, ou mieux, cette irradiation infinie au cœur de la nuit finissante :
« La finitude ne signifie pas que nous sommes non infinis – tels des êtres petits ou éphémères au sein d’un être grand, universel et continu –, mais cela signifie que nous sommes infiniment finis, infiniment exposés à notre existence comme non-essence, infiniment exposés à l’altérité de notre propre « être » (…). Nous commençons pet finissons sans commencer ni finir : sans avoir un commencement et une fin qui soient nôtres, mais en les ayant (ou en les étant) seulement comme autres, et à travers les autres. Mon commencement et ma fin sont précisément ce que je ne peux avoir comme miens, et que personne ne peut avoir comme sien. »[11]
L’ex-istant est donc celui qui s’ex-hibe, celui qui exhibe sa vie comme l’inappropriable même, qui expose donc sa propre vie comme ce qui le désempare. La vie, comme son désir de vivre, est plus forte que lui : elle le pousse à vivre, à se garder infiniment en vie. Mais cette garde est impossible, je n’ai pas ma vie comme un acquis, mais j’ai à vivre, j’ai à me l’approprier comme on s’approprie ses lieux de vie afin de les aménager, et d’y ménager un avenir pour soi et pour les autres. Toute l’énigme est dans ce qui est « mien », « tien » ou « nôtre ». Toute l’énigme est donc dans l’appropriation (l’Ereignis, si l’on veut), ou dans ce que peut bien signifier « avoir ». Être ou avoir ? C’est une question qui paraît si clichée, si rebattue, si rabâchée. Le problème n’est pas d’ailleurs dans cette fausse alternative. Heidegger nous a permis de penser à nouveaux frais la question de l’être, et nous a ouvert le chemin, sans vraiment l’apercevoir, de celle de l’appropriation, ou si l’on veut, de l’avoir. Nancy, peut-être, en filigrane de son œuvre nous enjoint d’entrer sur cette crête mal assurée et risquée.
Mais reprenons. Si l’infini est la « matière » du sujet, c’est en tant que cet infini s’exhibe, et qu’il ne fait que s’exhiber comme le fait même de l’ex-istence. L’ex-hibition n’est pas un terme très usité par J.-L. Nancy, pourtant, c’est autour de ce mot, peut-être, que s’organise sa pensée. Il ne dit pas, on le verra, la seule « expeausition » de l’existence, mais encore l’éclat de sa richesse se soustrayant à la richesse reproductive du capital, le luxe inéquivalent de la vie, et son désir de s’approprier, de s’adonner à elle, à sa pure floraison, sans principe ni projet. On ne pourra entendre cela qu’à comprendre que Nancy n’est pas un penseur de l’être, mais un penseur de l’ « avoir » ; et que nul ne sait encore ce que signifie « avoir ». L’enjeu de cet essai est aussi d’éclairer, grâce au corpus nancyéen, la portée de ce verbe et de cet auxiliaire – qui est, d’emblée, auxiliaire de vie.

Jean-Luc Nancy et Jacques Derrida
Une simple précision à ce propos : le verbe « avoir » vient de l’indoeuropéen *GhABh : « donner, recevoir ». « Avoir la vie devant soi », c’est ainsi avoir reçu le don d’en disposer, d’en jouir, d’en user, d’en profiter. Mais accordons-nous d’emblée sur cela : il n’y a nul don, ou nul concept de don qui puisse nous permettre de penser ce qui s’adonne à nous par là. Voilà ce que J.-L. Nancy nous aura aussi donné à penser en investissant la question de la creatio ex nihilo. Quand je dis, par exemple, « j’ai la crève », je ne dis que je dispose de la « crève » comme d’un objet, mais je signifie par là que je porte cette maladie, et que mon existence n’est rien de plus actuellement que cette maladie en acte, son développement, son achèvement, son endurance. Pour donner un autre exemple : le zoon logon ekhon n’est pas l’animal qui a le langage comme un acquis, mais l’animal qui a en puissance la capacité de le posséder, c’est-à-dire d’en jouir, de parler, d’écrire, de s’ex-hiber en exhibant un sens.
Cette appropriation est, elle aussi, infinie. Et elle l’est, en emportant avec elle, d’autres infinis : l’existence, l’anastasis, la valeur, la démocratie, la communauté (ou le vivre-avec), le corps, le toucher, la sortie du nihilisme, l’adoration, la déclosion, le divin, etc., etc. Tous ces motifs qui constituent le cortège de pensée de J.-L. Nancy, ses couleurs, ses intonations, ses notes, ses touches, ses saveurs, ses pas dansants. Au fond, ce qui se dégage, c’est une triptyque – insécable et indémêlable – que l’on vérifiera dans son exactitude tout au long de ce travail, laquelle serait : appropriation, infinitude finie, richesse de l’éclat. Existence, donc, s’appropriant l’inappropriable d’une vie, et dont la richesse est de se créer infiniment, vaille que vaille, précisément parce que si « plus rien ne vaut, rien ne vaut la vie ».
La dernière discussion publique qui eût lieu, en juin 2004, entre Derrida, Lacoue-Labarthe et Nancy, portait – est-ce un hasard ? – sur la question de l’appropriation, mais également sur celle de l’infinitude finie ou de la finitude infinie. Lesquelles ne reviennent pas au même. Nancy se rangeait du côté de Derrida, ou plutôt rangeait ce dernier avec lui du côté de la finitude infinie ; et Lacoue-Labarthe, inversement, du côté de l’infinitude finie. On est souvent pour soi un mauvais conseiller. Car ce sont bien plutôt Derrida et Lacoue-Labarthe les penseurs de cette finitude infinie, eux dont la langue, le style, le ton, les motifs, la prudence, la mélancolie, marquent une primauté de la finitude, et oserais-je dire, de la hantise de la mort, qui serait comme dit le Coran, « plus proche de moi que ma propre veine ». Et c’est, au contraire, Nancy qui seul soutient ou plutôt affirme l’in-fini, le bon infini qu’il ne cesse d’opposer au mauvais infini d’une richesse reproductive recouvrant sous l’amoncellement de ses passifs le fait que vivre est un luxe. Et Nancy d’ajouter :
« Je crois qu’il y a là quelque chose, une certaine typologie entre nous trois. Une typologie dans laquelle Philippe, tu serais du côté du tragique, Jacques de l’indécidable, et moi…, je ne sais pas, peut-être du côté de l’anastasis… Alors comment chacune de ces trois postures affecte ce qui est appelé finitude infinie, c’est là sans doute une question. »[12]
Nancy serait du côté de l’anastasis, de la levée, de la survenue, de la surrection, bref, du côté d’une en-vie de vivre affirmant la vie infiniment. C’est en effet sa chose. Mais celle-ci n’affecte en rien ce qu’on pourrait appeler une « finitude infinie ». Et c’est là sans doute toute la question. En quoi, dès lors, la pensée de Nancy est-elle celle d’une exhibition in-finie de l’existence, affirmant que si tout est du « pareil du même », cette vie-là est à nulle autre pareille ?
Le corpus de J.-L. Nancy, si on voulait le dire d’un mot, est celui d’une santé affirmée dans un Occident malade. Son corps de texte répond à la maladie que Nietzsche décelait comme étant l’homme lui-même : « La terre a une peau et cette peau a des maladies ; une de ces maladies s’appelle l’homme ». Du reste, Nancy ne se différenciait pas de ce corpus, il suffisait de le voir, de le rencontrer, de l’entendre parler, de le lire, pour savoir qu’il ne faisait pas son âge, malgré (ou peut-être à cause ou grâce à) son corps éreinté. Rien ne semblait pouvoir affecter sa forme, ni son désir de vivre et de penser.
Le corpus de Nancy est pluriel, singulier mais pluriel, reste qu’on peut au moins dire, comme annoncé, qu’il s’orchestre autour d’un nihilisme qui ne cesse pas de croître, à mesure que l’équivalence généralisée se globalise. Tout part finalement de ce diagnostic. Le corps, nos corps, s’exhibent depuis cette maladie, si bien que le corpus de J.-L. Nancy est comme un anticorps contre cette pathologie : il affirme la valeur absolue de la vie, la vie de la vie, la vie inconditionnellement, la vie avant tout et plus que tout, tout entièrement tenue dans son anastasis, sa levée, sa surrection, et donc son im-mortalité ou sa sur-vie. « Créer, c’est résister », disait Deleuze. La vie se créant résiste par là même. Son existence est résistance. Persévérance dans ce soulèvement ou cette poussée.

Jacques Lacan, 1967 (Photo by BOTTI/Gamma-Rapho via Getty Images)
Pour enrayer ce nihilisme, cette équivalence catastrophique, Nancy oppose trois digues, trois Dinge, qui sont autant d’impératifs pour redonner du crédit à la vie, à sa dignité (ou sa ding-nité, pour écrire comme Lacan), c’est-à-dire à sa valeur absolue au-delà de toute valeur : 1) l’appropriation ; 2) l’infinitude finie ; 3) la richesse de l’éclat :
1) L’appropriation, premièrement : si celle-ci est de provenance heideggerienne, et si cette provenance est soulignée par Nancy, notamment dans « D’un Wink divin », cette appropriation ne se réduit pas à l’Ereignis. En d’autres termes, l’appropriation en question ne relève pas de l’être, elle n’est pas l’événement-appropriant qui fait venir l’être à lui-même sur fond d’une privation ou d’une pauvreté originaire. Bien plutôt, l’appropriation, pensée par Nancy, s’enlève sur fond d’une richesse, qui est celle d’avoirs de vie, d’un solde créditeur créditant la vie d’une puissance dont elle fait l’épreuve, dépensant sa vie, se faisant plaisir et assouvissant ses envies, car vivre ne se peut sans quelqu’en-vies de vivre. Appropriation signifie dès lors : prendre à son compte la richesse et l’excédence de sa vie.
2) L’infinitude finie, deuxièmement, a pour sens de court-circuiter le circuit de la valeur capitaliste. Deux infinis s’opposent : le mauvais fini, d’une part, qui est un infini s’infinissant dans la production de marchandises et de richesses dont le sens est la seule reproduction de celle-ci ; et, d’autre part, le bon infini, soit l’infinité enclose dans le fini et ne cessant pas de déclore cette finitude afin de la dédier à plus qu’elle-même. Dès lors, l’infinitude finie est requise stratégiquement pour instiller dans cette circulation marchande, un autre infini, celui de la vie, nommément, dont la valeur absolue n’est pas la plus-value (Mehrwert) du profit, mais le plus-d’envie ou le plus-de-jouir (Mehrlust) faisant le luxe d’une vie qui n’a pas de prix.
3) La richesse de l’éclat, enfin, que Nancy oppose à la richesse reproductive, ayant pour seule fin l’accumulation des capitaux et des objets marchands. Or la richesse somptuaire, celle du luxe, n’est pas soumise à la valeur d’échange : rien ne vaut celle-ci, parce que précisément rien ne vaut la vie. Ainsi, cette richesse est celle d’une vie riche d’en-vies, de désirs, de possibles, de passions, riche d’elle-même au fond, et en son fonds. Elle est celle de ce « prix fou », dont parle Derrida dans Circonfession, que coûte l’amusement, et le fait de s’amuser comme un petit fou. Elle est la part maudite de Bataille : l’énergie excédentaire dont la vie se nourrit par des fêtes, des spectacles ou du sexe.
Reste que ces trois motifs s’imbriquent et s’entrelacent, on le voit bien. L’un ne va pas sans l’autre, l’un appelle l’autre. Sans doute se tressent-ils, d’ailleurs, autour d’une ex-hibition charriant avec elle ce triptyque. Au reste, tous trois ouvrent la voie d’une sortie du nihilisme. Celle nommément consistant à penser que si tout est égal, rien n’égale la vie. Or cette sortie du nihilisme indexée à celle de l’appropriation, de l’infinitude finie et de la richesse d’éclat, n’est pas rendue possible par l’être, mais par l’avoir, un avoir inouï que l’Occident n’a peut-être pas même encore pensé, sauf dans sa dimension marchande ou pécuniaire. Pourtant, s’il s’agit de jouer une richesse contre une autre, c’est qu’il s’agit de jouer un avoir contre un autre : jouer les actifs de vie contre les passifs qui la plombent et lui brisent les épaules, jouer le luxe contre la valeur d’échange relative, jouer donc la richesse de la vie contre la richesse marchande qui l’appauvrit. L’appropriation, elle-même, est double : elle peut être appropriation de soi, manière dont la vie se fait sienne en collant à son en-vie, mais encore propriété privée, expropriation de biens, spoliation ou dépossession.

« Le poids d’une pensée, lapproche », Jean-Luc Nancy (La Phocide, 2008)
C’est peut-être là la chose du monde la mieux partagée. On a même tort de se moquer de ces jeunes (ou moins jeunes, d’ailleurs) qui n’évaluent la valeur d’une vie qu’à l’argent qu’elle pèse. « Il ou elle pèse », dit-on désormais : cela veut dire que sa vie vaut ce que vaut sa fortune. Le problème n’est pas d’identifier la vie à l’avoir, mais de l’identifier à cet avoir, soit celui capitaliste de l’accumulation de biens et de capitaux. Rien n’est plus naturel que d’avoir, que de s’avoir, que d’avoir la vie et le temps devant soi ; rien n’est plus naturel, dit Nietzsche encore, que celui qui raconte sa vie de manière épique, quitte à l’enjoliver : car « il ne veut même pas se laisser déposséder de son passé, il veut l’avoir, lui aussi ! »[13]. Ainsi, « il semble que l’homme n’agisse jamais qu’en vue de posséder (um zu besitzen) »[14]. Or cette possession n’est pas un acquis, c’est un héritage, un actif, une valeur qui ne cesse pas de se transvaluer, de se valoriser à nouveaux frais : c’est le fonds même d’une vie héritant d’elle-même afin d’apprendre à vivre infiniment.
De sorte que si J.-L. Nancy est un enfant, un enfant philosophant, ou l’enfance de la philosophie, c’est que « celui qui vit comme les enfants (…) n’a pas à se battre pour son pain quotidien et ne prête pas à ses actions de signification définitive. »[15] L’enfant est simplement riche de sa vie, il n’a pas d’autre richesse qu’elle. Il ne lui cherche pas plus de signification, il vit et se réjouit de vivre sans même savoir pourquoi il vit. En d’autres termes, cet enfant (tout spinoziste, en un sens) trouve la plénitude de son existence dans son existence même, il vit pour vivre, en pure perte, il joue et se dépense, sans mutiler cette vie par un quelconque « sens de la vie » qui l’appauvrirait, elle, qui est déjà assez riche d’elle-même[16].
« Chi non ha, non è, comme on dit en Italie. »[17] « Celui qui n’a pas, n’est pas. » La question de l’être elle-même est mise sous cette condition : en cela que l’être a à être (« zu sein hat »), et que le es gibt lui-même renvoie au *GhABh indoeuropéen indiquant l’avoir ; sans rien dire, de surcroît, du « il y a » français que Heidegger trouvait meilleur en ce qu’il se passait du verbe « être » lui-même, comme si la donation, ou l’adonation de l’être avait besoin d’un auxiliaire, et nommément, de l’auxiliaire « avoir ». Mais c’est encore la vie comme telle qui est appelée à vivre depuis une richesse d’éclat, comme la nomme Nancy, qui est celle d’une dignité ou d’une « noblesse » de cœur ou de caractère.
D’où l’importance, pour Nancy, de cette étymologie qu’il rappelle sans cesse, celle de la pensée, qui est « pesée ». La pensée pèse. « Pensare signifie peser, apprécier, évaluer (et aussi compenser, contre-balancer, remplacer ou échanger). C’est une forme intensive de pendo : soupeser, faire ou laisser prendre les plateaux d’une balance, peser, apprécier, payer, et, sur un mode intransitif, prendre, être pesant. »[18] Or, si la pensée pèse, c’est que l’humain, ce « roseau pensant », est ce qui se définit par ce qu’il pèse, ou pense, c’est égal. « Il ou elle pèse » : cela peut donc signifier, soit qu’il ou elle pèse par sa richesse, ses biens, son argent ; soit qu’il pèse, en tant qu’il évalue, apprécie, paye comptant le prix fou que coûte sa vie. Si la première pesée relève d’un calcul (Forbes publie chaque année le classement des plus grandes fortunes mondiales), la seconde relève d’une pesée infinie, en ce que « la consistance pesante de la pensée est (…) inséparable d’une approche sans fin »[19]. Qu’est-ce à dire ?, sinon que que la richesse intérieure – appelons-la de son nom courant, faute de mieux – s’éprouve infiniment, se pèse et se sous-pèse, s’évalue et s’apprécie sans que jamais on ne puisse savoir ce qu’il en est de ces avoirs et de ces actifs de vie qui nous poussent à vivre.
Rien d’autre ne fait tourner le monde que cet « avoir » : parieurs de PMU, joueurs du loto, spéculateurs, boursiers, traders, investisseurs, jusqu’aux parieurs des cours de récré, rien ne fait tourner ce monde que le « gain », le mauvais gain du mauvais infini, mauvais précisément en ce que la richesse qu’il offre n’est qu’éphémère, elle pèse trop peu pour nous rendre riche en vie. A l’opposé de ces paris, il y a le pari de Pascal qui promet au gagnant de « gagner une infinité de vie infiniment heureuse ». Dès lors, si « l’homme passe infiniment l’homme », comme le répète souvent Nancy en faisant siens les mots de Pascal, c’est que ce « roseau pensant » ne cesse pas de peser ce passage, ce dépassement, cette excédence de soi sur soi. Et voilà le bon infini : la gagne de la vie, celle qui fait que la vie tient « le pas gagné » sur la mort, heureuse qu’elle est de vivre sans savoir pourquoi, sinon parce qu’elle s’éprouve en vie.

« Sexistence », Jean-Luc Nancy (Galilée, 2017)
D’où l’importance de l’ « exhibition ». Celle, pour Nancy, de la chose, de cette vérité – car il n’y a de vérité qu’exhibée, c’est-à-dire présentée –, l’importance, donc, de ce qui se montre dans son éclat, dans sa débauche, son faste ou sa profondeur. Car l’exhibition sourd comme ressource, profusion ou prospérité, elle se ressource en elle, dans sa source de vie, afin de se jeter vers elle. Si ce mot, qui n’est pas un mot de J.-L. Nancy – nous n’avons eu de cesse de le répéter –, est pourtant la chose même de sa pensée, c’est qu’il engage avec lui tous les motifs si chers à ce dernier, et si décisifs, si décisivement pensants, que sont la communauté, l’adoration, le sexe, le divin, la déclosion, la liberté, le corps, etc., etc. Tous s’exhibent, car tous s’exposent dans un excès de sens s’adressant à plus que lui-même, se dédiant donc infiniment.
Dédier se dit en allemand : zueignen. C’est un mot auquel J.-L. Nancy tient énormément. Dans leur dernier entretien, duquel nous étions parti en introduction afin d’engager la conversation et le dialogue avec ce dernier,[20] Nancy raconte, au détour d’une conversation sur l’exappropriation, à ses amis Derrida et Lacoue-Labarthe, comment à l’âge de trente, trente-cinq ans, il a jeté tous les courriers qu’il avait reçus. Derrida s’en offusque, lui a tout gardé, jusqu’aux mots les plus insignifiants. Mais pour tout garder, il a dû mettre tous ces papiers, ces archives dans un lieu sûr. Reste qu’un tel lieu n’est jamais à l’abri de rien, il est toujours exposé au danger, à l’inondation, à l’incendie. Autrement dit, nous dit Derrida : pour tout garder, il faut tout (risquer de) perdre, tout abandonner. Et Nancy de répondre (comme pour souligner ce ton mélancolique que Nancy ne connaît guère) :
« Tu te remets à accentuer « il faut perdre ». Bien sûr. Je ne demande pas que tu accentues « pour garder ». Je ne veux pas te faire avouer qu’au fond, tu te réappropries tout. Mais c’est simplement ceci : on atteint là quelque chose de ce que Heidegger a voulu nommer par le triplet Er-eignis, Ent-eignis, Zu-eignis. C’est-à-dire l’événement appropriant, qui est l’événement dépropriant, qui est aussi l’événement, peut-être pourrions-nous dire, déviant ou déliquataire. »
Il ne veut pas lui faire avouer, mais tout de même !, il aimerait quand même que Derrida lui reconnaisse qu’au fond, l’essentiel, le plus important, c’est l’appropriation, la garde, l’avoir. Précisément, parce que c’est depuis l’Ereignisque l’existant peut s’abandonner, et s’adonner à la l’existence, se dédier à elle, c’est-à-dire aussi, exister déliquatement. Le « déliquat » de toute délicatesse indique le fait même de s’abandonner à quelqu’un, à son corps, à sa peau, à sa voix. Il faut donc lâcher prise, se laisser aller, délicatement se laisser porter par son toucher, sa caresse, ses gestes tendres. Le déliquat traduit donc parfaitement le : zu-eignen, le fait de se dédier à, de se dédier proprement à l’autre, comme si je me laissais – moi, proprement moi – à la merci de l’autre.
« On n’a rien sans rien ». Tout Nancy est peut-être là, dans cette expression, dans ce qu’il y a de plus familier dans cette expression, et peut-être aussi dans ce qu’il y a de plus méconnu dans cette phrase bien connue. « On n’a rien sans rien » : tout se joue en tous les cas dans ce « rien » lui-même, dans sa compréhension, dans son évaluation. Pour avoir le temps et la vie devant soi, pour avoir en-vie de vivre, c’est-à-dire pour jouir de cette vie, en tirer puissance, et joie de vivre, il faut s’ex-hiber, se dédier déliquatement à elle, s’y adonner pour l’adorer. Car si « la vie ne vaut rien, rien ne vaut la vie ». Sortir du nihilisme, c’est donc sortir de ce rien qui fait que tout s’équivaut car rien ne vaut, pour porter le curseur vers ce qui n’est pas rien, mais déjà quelque chose, déjà res, déjà la chose même, la chose dont il est question, trois fois rien peut-être, mais rien de moins que ce qui est appelé pour rester sur le qui-vive de la vie.
Une telle vie est divine, non tant parce que son sens serait alloué par Dieu, mais parce que libérée de Lui, l’existence est libre de jouir de la vie, libérée qu’elle est de ses passifs, de ses dettes, rendue en cela au divin comme divus, c’est-à-dire comme richesse, divin n’étant rien de plus que le surnom faisant signe vers cette luxuriance, ou cette luxure faisant que l’existence s’adonne à elle-même comme sexistence, s’exhibant, se créant, s’élançant vers soi pour toucher au but de toute vie qui est simplement : de vivre, de prendre plaisir à la vie, de jouir d’elle encore et en corps sans en préempter le sens, car la vie vit et se nourrit d’elle-même. Vivre, c’est ainsi, comme le dit Balzac, « fondre toutes les joies dans une joie », fondre toutes les joies dans la seule joie de vivre.

Valentin Husson, « L’Ecologique de l’Histoire » (Diaphanes, 2020)
Post-scriptum : ces lignes datent de 2018, d’un temps révolu, donc, où j’avais l’impression, comme beaucoup d’autres, que Jean-Luc veillait sur ce que je pensais ou écrivais, c’est-à-dire supportait de loin mes tentatives, avec une générosité qui semblait à chacun unique, et qui, pourtant, était la même, je le crois, pour tous et toutes, pour autant qu’on s’adressait à lui. Jamais n’a-t-il laissé un mot sans réponse. Jamais n’usait-il du silence comme pour marquer une fin de non-recevoir. Sa bienveillance fut pour moi un honneur et une joie. De mes textes de jeune étudiant jusqu’à mon dernier livre, qu’il avait accepté de préfacer, en passant par ma thèse dont il avait été le rapporteur, il a accompagné le début de mon cheminement philosophique en ne manquant jamais de m’encourager, ni même de marquer ses réserves quand il ne m’approuvait pas dans mes hypothèses.
Ce texte qui, plus largement, fut un manuscrit consacré à sa pensée, avait reçu son aval ; il l’avait aimé, m’avait-il dit, parce qu’en un sens il ne s’y reconnaissait peu (chose qu’il trouvait parfois pénible dans les travaux qui lui étaient consacrés), parce que, comme il me l’avait écrit, je l’avais emmené « dans ma poche » avec moi ailleurs, le déportant du centre de gravité de ce qu’on pouvait dire généralement de son œuvre si riche. Et après tout, comprendre, n’est-ce pas toujours prendre (l’autre) avec soi, pour dire autrement l’autre avec qui l’on pense en soi ? Question de traduction.
Depuis l’écriture de ces lignes, Jean-Luc Nancy est mort. Sa voix ne tombera pas dans l’oubli. Son timbre résonne encore. Il perce notre tympan pour nous réapprendre à écouter, ne serait-ce que ce nom de voix, voix de l’inspiration et des muses, mais encore ces noms de corps, de communauté, de vie partagée, d’existence comme sexistence, de sens en tous les sens, de création, de démocratie, de divin, de christianisme, ou de nihilisme. Je ne sais pas encore dire ce que j’hérite de lui, mais ce qui est certain c’est que son héritage sans testament ne cessera de trouver en moi, et dans mon écriture, un témoin reconnaissant et un témoignage fidèle. Merci, Jean-Luc, d’un merci, comme je te l’avais un jour écrit, qui n’égale ni celui ni ce qu’il remercie. Un merci se laissant à la merci de ta pensée, de ta voix…
© Valentin Husson
Notes :
[1] Badiou, « Entretien avec Alain Badiou : Politique, démocratie et hypothèse communiste », consultable sur : https://www.nonfiction.fr/article-887-entretien_avec_alain_badiou__2__politique_democratie_et_hypothese_communiste.htm
[2] Derrida, Le toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000, p.14.
[3] Ibid., p.
[4] J’écris ces lignes juste après la mort de Clément Rosset qui partageait certainement plus d’un point d’accord avec J.-L. Nancy. Cf. Rosset, La force majeure, Paris, Les éditions de minuit, 2011.
[5] Par exemple : Nancy, La pensée dérobée, « Système du plaisir (kantien) (avec post-scriptum freudien), Paris, Galilée, 2001, pp.78-80 ; Nancy, L’Adoration, (Déconstruction du christianisme, 2), « Freud – pour ainsi dire », Paris, Galilée, 2010, pp.141-148.
[6] Nancy, Sexistence, Paris, Galilée, 2017, p.75.
[7] Ibid., p.179.
[8] Ibid., p.31.
[9] Je songe ici à Quentin Meillassoux, Après la finitude, Paris, Seuil, « L’ordre philosophique », 2006.
[10] Nancy, Vérité de la démocratie, Paris, Galilée, 2008, p.38. Abrégé désormais : VDM.
[11] Nancy, La communauté désœuvrée, Paris, Christian Bourgois, 2004, p.259. Abrégé désormais : LCD.
[12] « Dialogue entre Jacques Derrida, Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy », Rue Descartes, vol. 52, no. 2, 2006, pp. 86-99.
[13] Nietzsche, Aurore, §281, p.214.
[14] Ibid.
[15] Ibid.
[16] Je lis, à l’instant, ce 11 avril 2018 sur le site de France Culture consacrant une émission en hommage à Antoine Blondin, auteur d’Un singe en hiver, cette phrase de son cru : « Aux signes extérieures de richesse, je préfère les signes de richesse intérieure. » Si l’opposition entre extérieur et intérieur reste peut-être naïve, toute la question est là.
[17] Nietzsche, Aurore, §285.
[18] Nancy, Le poids d’une pensée, l’approche, La Phocide, Strasbourg, 2008, p.9.
[19] Ibid.
[20] « Dialogue entre Jacques Derrida, Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy », Rue Descartes, vol. 52, no. 2, 2006, pp. 86-99.