
Portrait de Jean-Luc Nancy © Héloïse Berns
Si l’importance d’une pensée se mesurait à sa discrétion, Jean-Luc Nancy serait champion. Un des plus grands représentants de la philosophie française, un parangon de la pensée européenne, un monument du savoir mondial vient de s’éteindre. Discrètement.
C’était un roi. Un roi très discret, mais un roi sans détour pour la communauté des fidèles qui priait ses parutions un peu partout à travers le monde. Cette cour, c’est celle des lecteurs. Au moment où s’écrivent péniblement ces lignes, un exemplaire dédicacé, illisible, conservé pour la beauté du geste et des signes, de L’absolu littéraire : théorie de la littérature du romantisme allemand, coécrit avec son binôme théorique Philippe Lacoue-Labarthe et traduit en coréen, trône au-dessus de nos têtes. L’ouvrage voisine avec une rangée épaisse d’essais qui résument mieux que n’importe quel hommage qui il fut : un grand lecteur, un immense philosophe, un curieux merveilleux. En vrac et empilés au-dessus de nos têtes toujours : L’Expérience de la liberté (1988), Être singulier pluriel (1996), L’Intrus (2000), Le Sens du monde (2001), À l’écoute (2002), La Déclosion (2005), L’Adoration (2010), La Communauté désavouée (2014), Demande (2015), Banalité de Heidegger(2015), Que faire ? (2016), Sexistence (2017)…
L’essentiel de son œuvre est disponible chez son éditeur de toujours, Galilée, dont les couvertures reconnaissables à leur allure sobre, élégante, sont prêtes à vieillir comme des livres anciens. D’emblée classiques, aussi classiques que le statut que notre auteur avait commencé à conquérir de son vivant. Par la seule force des idées, transmises avec une plume si précise, ciselée, économe, qu’elle rappelle un rayonnement, celui des Lumières qui servait les idées avec la langue. Comme un enfant poursuivant son ballon dans la cour de récréation, il jouait joyeusement avec les allitérations.
Jean-Luc Nancy était de ceux qui cheminent sans se soucier des modes et qui font sans crier leurs victoires. Il réclamait plutôt le droit de se taire. Le silence, pour lui, était d’or. Le bruit ? De la boue ! Silence philosophique, abstinence médiatique (ou presque : si il contribuait volontiers au débat d’idées sous la forme de tribunes, il fallait appeler sa parole, l’encourager, la mériter aussi). Il était inconnu des plateaux télévisions mais fameux dans les librairies. Le temps perdu par les « philosophes » à servir leur image plutôt qu’à nourrir les concepts, il le passait dans sa bibliothèque, à chercher, à (re)lire, à se questionner, à se dédire s’il le fallait. À son contact, les idées reçues, celles creuses aussi, les certitudes fausses, tout ça avait une durée de vie très limitée… Il se comportait en véritable philosophe, pratiquant le doute, malmenant les préjugés, aiguisant une idée. Ses digressions étaient passionnantes, brillantes, déroutantes mais positivement : il menait toujours une intuition le plus loin possible, jusqu’aux limites communes de la pensée et du langage. Il passait chaque idée à la moulinette des contradictions, lui faisait subir l’essorage de l’histoire, rencontrer le réel.
Fasciné par hier, façonné par aujourd’hui

« La peau fragile du monde », Jean-Luc Nancy (Galilée, 2020)
Car s’il venait du ciel des idées et peuplait magnifiquement ce ciel, Jean-Luc Nancy touchait terre jusque dans sa maîtrise de la métaphore. Il était exigeant et pouvait sinuer, comme la conscience, mais il ramenait toujours l’ordinaire, la vie, l’homme dans ses phrases. Invité à réagir dans Marianne sur la publication de La peau fragile du monde (Galilée), un de ses derniers livres en date, il commentait ainsi le vertige et la violence du présent que nous traversons : « Le présent, c’est ce qui arrive et qui part. C’est toute notre vie : sans cesse ça arrive et ça part. On peut se souvenir du passé, on peut espérer tel ou tel futur mais souvenirs et attentes font eux-mêmes partie du présent. De sa fragilité fugitive, instable. Le plus beau moment d’émotion amoureuse ou esthétique passe. L’ardeur de la révolte ou de l’effort sportif arrive, flambe et passe. Nous sommes familiers avec ça. Mais nos mauvaises habitudes de penser par « progrès », « croissance », « accélération » – d’une part – et d’autre part « regrets », « pertes », « âges d’or », etc… nous brouillent la saveur du présent. C’est pourtant elle que nous éprouvons même dans des joies très simples – une rencontre, un sourire, une phrase, une lumière. Cela se cultive en effet. C’est même ce pour quoi une culture existe : les formes, les signes, les saveurs ou les résonances – le « partage du sensible » selon l’expression de Rancière. »
Comme beaucoup de savants, Nancy était à la fois fasciné par hier, dont il maîtrisait méthodiquement la lettre, et façonné par aujourd’hui, dont il saisissait l’esprit avec une rare lucidité. Dans le dernier entretien qu’il nous accordait, il pouvait affirmer au cours de la même interview : « Je suis propulsé par mon temps ». Et plus loin : « Se prive qui veut se priver ou qui a perdu le fil ! Marx, Heidegger, Freud sont toujours autant présents pour moi et d’eux à moi, ces formidables relais qui ont nom Derrida, Deleuze, Lacan. Sans parler de ce qui est toujours neuf à cueillir chez Kant, Hegel, Nietzsche… ».
Le sort de la philosophie, qui fait son entrée tardive dans la scolarité mais dont le travestissement n’attend jamais, était, pour lui, autant lié à la possibilité de son enseignement qu’à son épanouissement en dehors de lui. Il nous relatait avec sa clairvoyance coutumière son expérience d’enseignant, avant de devenir, un peu malgré lui, un phare de la vie universitaire strasbourgeoise. « En 1964, se souvenait-il, j’ai commencé à enseigner au lycée. J’ai annoncé qu’on lirait le Phédon de Platon et qu’il y était question de l’âme. Intervention d’un élève : « Qu’est-ce qu’on a à faire de ces vieilleries ? » C’était un très bon élève. Et ça m’a fait un bien fou car j’ai dû expliquer ce que « âme » pouvait recouvrir. Mais c’était il y a plus de 50 ans. Aujourd’hui, il n’y aurait pas d’intervention car on ne m’aurait pas écouté. Or, si on n’est pas écouté, c’est que ce n’est pas audible. C’est à la société de trouver ce qu’elle veut se faire entendre. »
Penseurs du corps
Paradoxe exemplaire, ou accord parfait, celui qui a tant lutté contre son corps et avec lui, est devenu un des penseurs les déterminants sur cet objet qui, littéralement, nous porte : le corps. « Il est strictement impossible d’imaginer une émotion sans ancrage physique. Le corps, c’est là où on lâche pied et là où on a les pieds pourtant. On lâche pied dans la mesure où on a la représentation d’une présence à nous-mêmes en quelque sorte pure, tandis qu’au contraire, quand nous sommes dans l’émotion (il y a des émotions qu’on peut tenir pour légères : nervosité, agitation, paralysie… face à l’amour, la haine, les passions), nous sommes tout le temps là-dedans, sauf peut-être quand nous dormons. Et encore ! Quand nous dormons, les rêves sont entièrement de l’émotion. Le corps est par lui-même la motricité et la mobilité par lesquels nous sommes en rapport avec autre chose que nous », résume-t-il dans Marquage manquant (Venterniers, 2017).
À propos de sa transplantation cardiaque qui n’a pas manqué de le malmener régulièrement, il témoignait de ses effets concrets et contrastés : « Mon corps ne triche pas, en effet. Je vois même mal comment mon corps pourrait tricher. S’il a mal, il a mal. S’il est bien, il est bien. La jeunesse du corps qui est ici suggérée me fait passer à la greffe. Il y a deux aspects de la greffe du corps : l’aspect technique d’un côté, une vie greffée est une vie médicamentée, ça transforme beaucoup un organisme, et d’un autre côté, la greffe m’a apporté une seconde jeunesse. Souvent, j’ai dit que j’ai été greffé à 51 ans et ça m’a fait sauter l’étape entre 50 et 60 ans qui est l’âge de la mauvaise pente. Moi, à 51 ans, j’ai eu l’impression de recommencer. Les choses étaient très mélangées : à la fois j’étais épuisé et tout fonctionnait. »
Dans une prière d’insérer, son ami Jacques Derrida avait déjà repéré un motif, à moins qu’il ne s’agisse d’un refrain, dans son œuvre : « le meilleur conducteur, le plus économique, pour recommencer à lire Nancy aujourd’hui, de façon à la fois diachronique et synchronique, ce serait, me semble-t-il, de suivre sa question du toucher. Elle se déploie jusqu’à tout envahir, parasiter, surdéterminer, au fil des années. Elle touche à tout. » Quant à Éros, dixit l’intéressé dans l’Humanité, « il est revenu au-devant de la scène lorsque Dieu est mort », c’est « le dernier dieu, la dernière puissance divine avant la venue du dieu unique, qui est une Idée plutôt qu’une puissance ».
Littérature et poésie

« Corpus », Jean-Luc Nancy (Métailié, 2000)
Il pensait le corps, et le disant, il pouvait se tenir au bord de la littérature. La frontière est parfois mince, la porte étroite entre littérature et philosophie. « Les corps sont d’emblée dans la clarté de l’aube, et tout est net », écrit-il poétiquement dans Corpus (Métailié, 1992), phrase dont ce cinéphile nous confiera qu’elle lui évoquait une séquence, une ritournelle matinale et gracieuse de Paterson de Jim Jarmusch. Plusieurs fois, il nous est arrivé de plaisanter sur son refoulé littéraire. « Quand les philosophes sont au bord de la littérature, c’est souvent par la poésie qu’ils le sont plutôt que par le récit », admettait toutefois celui qui refusait le refus de la poésie. Lorsqu’il ne s’interrogeait pas – interrogation politique s’il en est – sur la communauté, le communisme, le commun… il était un des rares à réfléchir à la façon dont littérature et philosophie demandent respectivement la vérité.
Tandis que « la vérité est l’agent actif de la philosophie et sa ligne de fuite », précisait-il, « la littérature, elle, ne s’interroge pas sur la vérité : on peut dire qu’elle est dedans, ou bien qu’elle la fait ». Exemple mémorable entre tous à l’appui : « Proust ouvre la Recherche par la phrase : « Longtemps je me suis couché de bonne heure ». En tant qu’information, cette phrase est pauvre et n’intéresse personne. Mais je ne lis pas pour m’informer ; d’ailleurs je ne sais pas qui est ce « je » qui parle. Encore moins pourquoi il écrit à la première personne. En revanche me voici pris dans la phrase, dans son allure : elle commence par « longtemps ». Cet adverbe imprime une cadence lente qui laisse le long temps suspendu dans une imprécision manifeste, tout autant que « de bonne heure » reste peu déterminé. Qui parle là ? Pourquoi dit-il cela ? Ne suis-je pas aussitôt renvoyé à mes couchers d’enfance ou de jeunesse ? Mais aussi, ce narrateur parle au passé, parle du passé : Lequel ? Pourquoi ? »
Une phrase croisée du côté de Madame Bovary à propos de Monsieur Homais, extirpée à l’hiver, arrachée au hasard – heureux – d’une relecture récente, sied à ravir à notre homme : « Car ses convictions philosophiques n’empêchaient pas ses admirations artistiques, le penseur chez lui n’étouffait point l’homme sensible.»
Face aux défis dévorants de demain et aux préoccupations obsédantes du jour, Jean-Luc Nancy concluait dans un ultime échange : « En fait nous commençons sans doute seulement une période dont moins que jamais nous ne pouvons prévoir ce qu’elle apportera. C’est là sans doute ce qui est le plus impressionnant pour les populations habituées à une relative continuité plus ou moins programmée. Le confinement local n’est pas grand-chose comparé à ce confinement temporel : désormais l’avenir devient clairement incertain et obscur. Nous avions oublié que c’est son essence ».
Une seule chose est sûre, l’avenir de l’œuvre de Jean-Luc Nancy est plus assuré que l’incertitude naturelle qui est la nôtre. Le philosophe est entré dans sa nuit. Il continuera de faire jour dans ses livres. Nous avons tout. Je cherche votre chapeau en feutre dans mes souvenirs, je vois vos vêtements trop grands pour votre corps chétif. Je vois surtout votre grandeur. À cet instant, il ne nous reste plus que ces mots, exprimés rituellement en conclusion des courriels qu’on avait l’habitude d’échanger, déchirants cette fois-ci : « Bonne nuit maître. Et merci. »
© Nicolas Dutent
Ce texte est la version augmentée de l’hommage publié sur le site internet de l’hebdomadaire Marianne à l’occasion du décès de Jean-Luc Nancy.