Philosophie

[Texte + Vidéo] Jonathan Daudey : « La période de crise sanitaire ouvre un temps de création politique et démocratique qui doit se fonder en partie sur la mémoire collective de cette période »

Je voudrais, dans cet espace de prise de parole, développer les éléments généraux que j’avais esquissé lors de la vidéo collective répondant à la question « Où est l’urgence ? ». Car, s’il semble en effet urgent de penser l’après, il semble aussi absolument nécessaire de ne pas verser dans une forme de prophétisme ou de divination. Souvent la philosophie s’est révélée être une bonne médecine en tissant de bons diagnostics, mais en se trompant souvent de remèdes. Les prophéties, d’une forme de l’éditorialisme notamment, depuis ces derniers mois, ont par ailleurs régulièrement flanché ou été invalidées par l’expérience elle-même. La période de confinement et de crise sanitaire ouvre sur un monde en questions. Ainsi, cette période n’est pas une expérience politique mais bel et bien un temps de création politique qui doit se fonder en partie sur la mémoire collective de cette période.

Je vais tenter de dégager quelques pistes de réflexions autour de cette articulation entre mémoire, autonomie et création dans une perspective politique. Car si les crises sociales ont cette capacité de redéfinir les catégories politiques et sociales, comme l’a pu être Mai 68, la crise sanitaire que nous traversons semble être le produit d’une superposition de crises à retardement : inégalités sociales, dérèglement climatique, faiblesses des États bureaucratiques libéraux ou totalitaires, déficits dans tous les domaines de la société — tout cela redoublé par leur internationalisation ou leur globalisation. En effet, si de nombreux mouvements dans le monde ont tenté de réclamer une démocratisation du pouvoir, jusqu’à une plus grande horizontalité et immanence de son agencement et de sa structuration, c’est à chaque fois en cherchant à se réapproprier leur historicité et la construction de la mémoire collective. On voit comment certaines microdécisions politiques tentent de s’arroger une certaine mémoire des événements dans leurs modes de commémoration, à l’image de la récente idée de créer un mémorial destiné aux victimes du Covid-19.

Dans ce petit moment, j’avais donc essayé de mettre en avant l’importance d’une mémoire collective à partir de quoi les formes politiques et la démocratie elle-même pourraient sans doute regagner une certaine vitalité et certaines capacités à se renouveler en vue d’une autonomie collective, d’une forme de démocratie radicale et autonome. Si on se situe du point de vue de la psychologie individuelle, on sait combien l’autonomie d’une personne atteinte de pertes de mémoire est réduite, tant elle n’est pas libre d’agir, de choisir et de décider pour elle-même avec toute la lucidité et la liberté nécessaires. Pour tenter d’opérer une bifurcation allant de la sphère individuelle à la sphère sociale, nous pouvons avoir recours à la fiction, et à la science-fiction en particulier. En effet, si un auteur a parfaitement interrogé les questions de la mémoire, c’est Philip K. Dick. Dans son roman de science-fiction de 1959, Le Temps désarticulé, Philip K. Dick imagine une société dont certains personnages sont privés de leur mémoire et de leur véritable relation à une temporalité qu’ils ne maîtrisent plus, car imposée de l’extérieur et ignorant qu’elle peut avoir la main dessus. Ainsi les décisions et pensées du personnage principales Ragle Gumm sont en oscillation entre la paranoïa et une forme de lucidité. Cette incapacité à se forger une mémoire qui lui appartienne véritablement l’empêche de comprendre et de transformer le monde, percevant des complots et des conspirations, faisant de lui un fou après avoir été comme hypnotisé ou manipulé. L’absence de mémoire propre désynchronise les personnes en les plongeant dans des temporalités qui leur échappe et dont elles ne sont plus les initiatrices. Ce vont être des fissures et des imperfections qui vont troubler la quiétude des habitudes sociales de ses personnages, les invitant à être progressivement moins passif et plus attentif à la manière dont le monde qu’ils habitent se présente et s’agence. Néanmoins, ce désir d’autonomie n’est pas sans risque et sans difficultés.

Or, comment ne pas devenir fou, voire paranoïaque chez K. Dick, dans un monde qui nous échappe sans cesse ? Dans lequel nous pouvons avoir la sensation que le demos n’est plus l’unique détenteur du cratos ? Car c’est bien une défaillance de la mémoire individuelle et collective qui met en péril l’agir politique. En perdant son autonomie, une société dérive vers son impuissance démocratique et son incapacité à créer et à inventer de nouvelles formes politiques. La perte progressive de la mémoire condamne progressivement tout individu à perdre le pouvoir sur son existence et sur les perceptives politiques collectives de son groupe ou de sa société. La disparition d’une mémoire collective fondée sur la praxis au profit d’un roman national fictionnalisé par un État et sa bureaucratie, provoque le passage à l’hétéronomie.

A cet égard, lorsque j’ai répondu à l’appel de Jérôme Lèbre, j’avais en tête un extrait d’un texte de Castoriadis qui me travaille depuis que je l’ai découvert à l’époque où j’étais étudiant et qui me semble plus que jamais éclairant parmi les problématiques que nous rencontrons et que nous soulevons. Dans le livre Une société à la dérive, Cornelius Castoriadis s’interroge sur les méthodes que la bureaucratie libérale utilise afin de s’imposer dans toutes les sphères de l’existence. Mais, il soulève aussi, peut-être à la manière de La Boétie, une forme de servitude qui proviendrait, non pas d’une volonté populaire, mais d’une passivité de la mémoire, d’une amnénisation des consciences individuelles. Ainsi, je relis ici ce qu’il disait :

Une société démocratique, quelle que soit sa taille, est toujours formée d’une pluralité d’individus qui participent tous au pouvoir dans la mesure où chacun a autant qu’un autre la possibilité effective d’influer sur ce qui se passe, ce qui n’est absolument pas le cas en pratique dans nos sociétés démocratiques, qui sont plutôt ce que j’appellerais des oligarchies électives et libérales, avec des strates sociales bien barricadées dans leurs positions de pouvoir. […] Mais il ne faudrait pas croire pour autant que les oligarchies dominantes, capitalistes ou politiciennes, violent partout et toujours un peuple innocent, à son corps défendant. Les citoyens se laissent mener par le bout du nez, se font berner par des politiciens habiles ou corrompus, et manipuler par des médias avides de scoop, mais n’ont-ils aucun moyen de les contrôler ? Pourquoi sont-ils devenus tellement amnésiques ? Pourquoi oublient-ils si facilement que le même Reagan ou le même Mitterrand, il y a un an, il y a quatre ans, tenait de tout autres discours… Ont-ils été zombifiés par des esprits maléfiques ?[1]

Ainsi, ce qui perdrait les sociétés dans leur majorité serait une forme de passivité de la mémoire, qui oublient à coups de faiblesses mais aussi d’une forme d’incapacité de dresser une archive du temps qui passe, des temps présents — noyées violemment dans la pure actualité ; le premier indice de cette idée étant la côte de popularité ascendante des dirigeants politiques une fois clôt l’exercice de leurs fonctions. Ce que désigne ici ce passage ce ne sont pas des « omissions sélectives », occultant un passé peu reluisant, mais bien plutôt les effets des institutions telles qu’elles régissent nos sociétés. Un mémorial consacrant les morts du Covid-19 n’a de sens qu’étant accompagné d’un damnatio memoriae à destination des institutions et des représentants qui ont dessiné la crise actuelle pendant des décennies.

On sait combien il était central pour Castoriadis de rester révolutionnaire. La succession des réformes invitent les sociétés à changer leurs désirs plutôt que l’ordre du monde, de se résigner au monde tel que présenté en conformité à une économie capitaliste ayant ses propres désirs. En pensant l’avènement d’une « société autonome » qui ne peut se fonder que sur la démocratie directe, trouvant son germe dans la démocratie athénienne, Castoriadis fait appel à notre histoire, notre mémoire pour réactiver la centralité de l’autonomie collective. Je veux suivre ici son idée selon laquelle la plupart de nos sociétés sont amplement qualifiables d’« hétéronomes », dans la mesure où elles sont déterminées et enferrées au sein de l’institué, c’est-à-dire de structures sociales, politiques ou idéologiques anesthésient la créativité. Qu’est-ce que pourrait être une société autonome ? Il faudrait en appeler, pour y répondre, aux mouvements sociaux capables par la pratique de créer de nouveaux imaginaires, car il semble impossible de théoriser a priori sans accompagner une construction pratique politique. Si l’on lit les romans de science-fiction d’Alain Damasio, nous découvrons la richesse d’une imagination créatrice par le biais de la fiction, éclairant pour penser ce désir d’une société autonome et collective, s’inspirant notamment de l’intelligence créatrice des différentes ZAD. Cette autonomie de la société permettrait alors d’échapper à la sclérose imposée par l’institué, que ce soit par le marché, la religion ou l’État. On sait combien le dépassement de Marx par Castoriadis peut permettre la revitalisation de ce qu’il appelle l’« imaginaire collectif instituant », que l’on peut comprendre en tant que pouvoir spécifique de l’humain fondant et forgeant un lien indéfectible entre l’individu et la société, et qui permettrait notamment le refus de toute séparation entre dirigeants et dirigés, politiciens et « société civile », ou experts et « simples » citoyens.

Sans cela, il y aurait donc une condamnation à la répétition, à une éternel retour du même, par cette condamnation à l’oubli, au fait que nous passons à autre chose. Or, nous pouvons l’observer, cette mêmeté dont nous parlons contient une dualité que pose Marx : d’abord le tragique, puis la farce. Cette répétition du même ne se ferait pas sur le mode de l’identité mais bien plutôt sur celui de « l’air de famille », comme un déjà-vu. Si Nietzsche disait que « Chaque époque a sa propre, sa divine naïveté, qui fera l’envie d’autres époques[2] », c’est de cette spontanéité qui se déroule presque imperceptiblement dans le monde actuel qu’il serait nécessaire de se saisir. Pour cause, l’erreur serait de condamner un tel événement politique à n’être qu’une anecdote que nous raconterons à nos enfants ou nos petits-enfants — d’autant plus que la crise écologique semble appeler d’autres crises majeures à l’avenir. C’est l’exemple des time caps ou « capsules de temps » dans lesquels on scelle des objets de l’époque présent dans une boite dont l’ouverture est prévue des décennies plus tard. La réouverture de ces capsules n’engage pas la certitude que ce qu’elles refermaient fonctionnent, servent ou aient encore du sens. Quand on apprend que le confinement a réduit de près de 30% les émissions de gaz à effet de serre sur l’ensemble du globe terrestre, comment peut-on s’interroger sérieusement sur la reprise de la vie d’avant, sur la reprise du trafic aérien, maritime, sur la reprise de la production industrielle, sans inventer d’autres manières de faire le monde ?  Quand on voit comment la créativité et la solidarité ont su naître dans différentes situations auxquelles les populations ont été exposées, comment ne pas vouloir redonner le pouvoir de décision au demos afin que nous puissions instituer l’autonomie la plus radicale ? Cela semble une certitude : la dépendance à des pouvoirs politiques, économiques, financiers ne permet pas d’opérer de manière autonome. Rappelons qu’ « autonomie » signifie se donner à soi-même sa propre loi. Est-ce que la démocratie représentative telle qu’elle fonctionne actuellement, liée à la logique des partis, fonctionnent toujours ? N’est-elle pas en contradiction directe avec l’idée grecque de démocratie ? Ne faut-il pas transformer les modes de contestations et de revendications qui semblent s’essouffler, tel que le montre Peter Gelderloos dans ses travaux sur la non-violence ? Je laisse ici ces menues questions ouvertes vers leur mise en pratique.

Pour finir, s’il y a un monde d’après à penser, un monde dans lequel nous avons toujours déjà les deux pieds dedans, c’est vers un sursaut vital d’autonomie démocratique que le politique peut se construire, se créer, s’inventer, s’imaginer. Pour cela, ne pas oublier les crises, les discours, les choix et les décisions qui s’engagent bureaucratiquement, en France, aux États-Unis, en Hongrie, au Brésil ou en Chine, c’est donner de quoi transformer le monde écologiquement et économiquement, plutôt que de l’interpréter ou de le réformer.

© Jonathan Daudey


Notes :

[1] Castoriadis, Cornelius. Une société à la dérive. Entretiens et débats 1974-1997, « Les enjeux actuels de la démocratie », Points, 2011, p. 204

[2] Nietzsche, Friedrich, Par-delà bien et mal, §58

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