Plaidoyer pour la reconnaissance d’une culture légitime différentielle et évolutive

« Si c’était à refaire, je commencerais par la Culture » #1

Shusaku Takaoka (son travail est à découvrir sur Instagram @shusaku1977)

Il existe aujourd’hui certains « grands mots », symboles à eux seuls d’affrontements au sein de notre société française. De plus en plus, ces grands mots sont devenus des gros mots crissants aux oreilles des individus « hyper-modernes »[1]que nous sommes. Leurs simples échos nous font pressentir l’odeur de la discorde et de la violence, aussi de la mort de ceux tombés sous les coups des idéologies. Ils sont alors souvent déconsidérés, malheureusement non pas pour eux-mêmes, mais pour les acceptions auxquelles ils sont historiquement et politiquement associées. De ces mots écorchés par le temps et les hommes, nous diront beaucoup. C’est pourquoi, il est fait appel à la bienveillance et la patience du lecteur, sans laquelle le propos à venir perdrait déjà ici au procès de ses intentions.

Le sujet à suivre, intègre plus largement une réflexion sur la diffusion des valeurs démocratiques dans les sphères dites interindividuelles[2]. L’idée est la suivante : en dissociant la sphère politique des sphères interindividuelles, il nous serait donné de percevoir que, si la demande actuelle de « plus de démocratie » au sein des institutions politiques est une chose nécessaire, celle-ci est sabotée par l’existence même d’un trop-plein de valeurs démocratiques dans les relations interindividuelles. Les causes des multiples et insurmontables « crises » rencontrées dans ces sphères ne seraient finalement que des symptômes. Ceux d’une crise systémique engendrée par une exacerbation d’individualisme et de présentisme, d’auto-validation et de victimisation, enfin de concurrence bardée d’égalitarisme. Des anciennes grandes fondations sociales et politiques françaises qu’ils ont frappé – l’Ecole, la Fraternité, la Nation – ne demeurerait alors plus que les gros mots du débat publique, creux et clivants. Cette série de trois articles est dédiée à l’un de ces mots, celui de « Culture légitime ».

Il est vrai que le sujet peut de prime à bord rendre perplexe. Vraiment, la culture est en crise ? Et puis, qu’est ce que la « Culture légitime » ? Qu’est ce que « la Culture » tout simplement ? Encore, comment imaginer dépasser les clivages politique et idéologique que connait aujourd’hui la notion de Culture à l’heure du triomphe de l’idée de « choc des civilisations »[3]? Nous tenterons de répondre humblement à toutes ces questions, avec en tête, trois objectifs assumés. Eclaircir toute d’abord, puis déconstruire ce que l’on entend par « Culture » et « Culture légitime ». Circonscrire ensuite, l’intarissable débat philosophique et politique qui opposent les universalistes et les différentialistes, pour mieux en distinguer les conséquences sur la société contemporaine. Enfin, apaiser la radicalité de ces confrontations et ouvrir la voie à une réhabilitation de la notion de culture légitime, par une approche différentielle et évolutive, capable de redonner à chacun ses pleins pouvoirs de citoyen. Alors, commençons. Commençons par la Culture !


« Quand on assume comme l’a fait la France en 1789, la fonction de penser pour l’univers, de définir pour lui la justice, on ne devient pas propriétaire de chair humaine ».Voilà, ce qui s’appellerait aujourd’hui une « punchline » redoutable.

Déjà en 1943, Simone Weil[4]résumait pour nous, l’ampleur du paradoxe de la notion de Culture dans la société occidentale, et esquissait par la même, le punch des problématiques contemporaines à venir. Toute l’essence du débat y est. Une volonté messianique de définir ce qui est juste pour l’homme d’être et de penser : la Culture. Une définition pour l’univers tout entier, fondée sur un universalisme auto-proclamé et occidento-centré. Une détermination, enfin, des frontières de la sphère digne d’humanité, excluant l’Autre, la chair humaine possédée. Celle-là même qui sera soumise à l’universel autoritaire. De l’écart entre la belle idée de pensée universelle à sa mise en pratique criminelle,Simone Weil concluait par l’avènement d’un choix crucial : « entre l’attachement à l’Empire et le besoin d’avoir de nouveau une âme ». Car, « si elle – la France – choisit mal, elle n’aura ni l’un, ni l’autre, mais seulement le plus affreux malheur, qu’elle subira avec étonnement sans que personne puisse en discerner la cause ». Cet affreux malheur ne serait-il pas advenu ? Lorsqu’on observe, bras ballants, les divisions, l’enfermement et l’exclusion de chaque coté, que transportent aujourd’hui avec elle la notion de Culture, on peut être tenté de le croire. Agitons alors un peu nos bras, pour discerner les causes de ce constat.

Simone Weil

A bien tendre l’oreille, derrière la notion de Culture se cache une multitude d’autres mots, apportant chacun avec eux leurs lots de difficultés et de complexité dans la clarification du débat. Au-delà de la polysémie (processus d’hominisation, moeurs, culture dite générale), des conceptions philosophiques et idéologiques attachées à chacune de ses acceptions, la notion de « culture » fait ruisseler d’innombrables autres. L’Egalité et l’Equité, la Mondialisation et l’Identité, l’Etat et l’Autorité, enfin la Nation et la Démocratie. Cette Matriochkade concepts en fait certainement l’une des notions les plus complexes de toutes. Pourtant, elle apparaît si familière et fondatrice de l’idée qu’on se fait de l’Homme, et surtout du Français, que chacun se retrouvera sur ce point : « La Culture, c’est important ! ». Mais encore ?

De quoi parle-t-on, lorsque l’on parle de « Culture » ?

De façon très classique, le terme de culture renvoie à l’action de travailler la terre afin d’y faire pousser une subsistance pour l’Homme. L’étymologie latine du mot « cultura » traduit très bien la polysémie du mot – « prendre soin de la nature » puis plus tard « l’habiter » – et son sens philosophique premier : celui de partage entre un monde humain et naturel. La culture est donc avant tout ce processus et ce résultat d’hominisation, par lequel l’Homme a dompté petit à petit les éléments naturels qui le menaçaient ; lui l’oublié d’Epiméthée, sauvé par la pitié et le feu prométhéen. Ce mythe rapporté par Platon[5]illustre à la perfection la construction d’un monde humain fondé sur la « techné »[6], esquissant les prémisses du rationalisme des siècles à venir. « La raison »,et son expression dans le monde au travers de la culture sont « la seule chose qui rend homme et nous distingue des bêtes »[7]

Aujourd’hui, la notion de culture peut être résumée de façon très générale comme l’ensemble des étapes et des savoirs accumulées à tous les niveaux par l’humanité. Cependant, il faut s’intéresser à la dichotomie des conceptions française et anglaise de la culture pour exorciser le caractère vaporeux de la notion et appréhender ses acceptations contemporaines intriquées.

La conception anglaise de la culture est dite « basse », en opposition à la conception française portant le nom glorieux de « culture haute ». Voyez, les mots crissent déjà aux oreilles, mais patience. La première désigne la totalité de ce qui est commun à un groupe d’individus. Tout aussi variée qu’illimitée, elle rassemble ce qui est connu de tous au sein d’un territoire donné, le fond commun partagé par une même civilisation. La seconde est plus sibylline. La conception française définie la culture comme l’ensemble de ce qui élève l’homme au rang d’Homme, c’est à dire ce qui lui permet de s’émanciper, par le savoir et la réflexion critique, des contraintes naturelles, religieuses, et politiques. Ce « supplément d’âme » – loin de l’animal contraint par ses instincts naturels – qui permet de prendre son destin en main.

Ainsi, ce que l’on appelle aujourd’hui « Culture » se morcelle au sein de ces deux conceptions. La Culture comme fondement d’une civilisation – les moeurs, les langues, les normes et traditions, l’histoire, autant que l’art culinaire et les « biens culturels » – semble appartenir à une conception basse de la culture. Pourtant, ceux-là ne sont pas exclus de l’idée de culture telle que s’en faisait les Lumières. L’opposition des deux conceptions ne se retrouve dès lors pas d’un point de vue matériel, mais plutôt idéologique, et pose les fondements des problématiques contemporaines. En effet, au sein de la conception basse, il n’est fait, de façon schématique, aucune distinction qualitative entre les éléments entrant dans le domaine de la culture. Tous concordent à la mémoire collective d’un groupe faisant société. La hiérarchie, entre ce que l’on nomme aujourd’hui en France « culture populaire » et « culture des élites », est gommée au profit d’un vivre ensemble, construit en opposition à la conception haute plus universelle. On voit poindre ici le fondement du mouvement contemporain dit « différentialiste ».

La conception française, sans exclure les fondements liants objectivement les individus au sein de la société, les hiérarchise. Aujourd’hui, l’idée peut paraître détestable, mais il faut la recontextualiser pour l’entendre. Elle découle d’une reconstruction idéologique, institutionnelle et politique complète de la société au XVIIIème siècle. Pensée par les Lumières, cette révolution se fonde essentiellement sur l’émancipation par la Raison, fondement de notre modernité et de la Révolution « psycho-politique »[8]de 1789. Elle poursuivait alors l’autonomie du citoyen, l’avènement d’un progrès de l’humanité, et ainsi du Graal ultime : le bonheur.

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L’idée de « Culture haute » est alors l’héritière de ce culte de la Raison et du Savoir. Or, tout savoir n’implique pas la même portée émancipatrice et élévatrice. Dès lors, individuellement, la Culture digne de ce nom fût celle qui libérait de tout déterminisme : cette culture humaniste, non spécialisée, qui exige travail et abnégation pour l’élévation de la raison. Collectivement, ce fût encore celle qui, promue par l’Etat, était porteuse du progrès social et politique démocratique. L’instruction et la faveur de la conception française pour la « Culture générale »[9]ont donc beaucoup eu à voir avec le projet démocratique. L’Ecole, surtout, s’était déjà vu assigner le rôle premier d’éduquer[10]les jeunes esprits à sortir de leur égoïsme naturel – non pas de les préparer à un métier – afin de les élever à la hauteur de la tâche qui les attendait : le choix du bon gouvernement. On voit poindre ici l’idée d’une culture pensée comme universelle, car libératrice, d’une « Culture légitime », car formatrice des enjeux politique et spirituel qui attend l’Homme démocratique.

Comment en est-on arrivé à parler de « Culture légitime » ?

Un jour au bras de ma grand-mère, un individu se dégorgea devant nous d’un crachat en pleine rue. Face à la scène, elle me dit, avec la stupéfaction théâtrale de nos anciens : « Quel barbare ! ». Pour la tempérer, pleine de la tiédeur de mon temps, je lui disais que si les crachats de rue sont aujourd’hui répréhensibles dans une société hygiéniste telle que la nôtre[11], beaucoup d’autres cultures l’acceptent encore[12]. On parla alors du mot « barbare » désignant en grec ancien les personnes qui ne parlaient pas la langue, dont les mots ne pouvaient être identifiés que par les sons « bar bar ». Voyez, aujourd’hui comme hier, dire de quelqu’un qu’il est un barbare, c’est le désigner comme Autre, comme étranger, non seulement à soi mais aussi à sa culture et à ses moeurs.

Dans son grand ouvrage, Race et Histoire, l’ethnologue et anthropologue Claude Lévi-Strauss démontrait que les ethnies rencontrées lors de ces voyages se considéraient toutes, sans exception, comme les meilleures représentantes de l’humanité. Il écrivait alors : « L’attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu’elle tend à réapparaiîre chez chacun de nous (…), consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles, morales, religieuses, sociales, esthétiques qui sont le plus éloignés de celles auxquelles nous nous identifions ».Dès lors, plutôt que de voir dans le panel de civilisations et cultures qui existent « un phénomène naturel résultant des rapports directs ou indirects entre les sociétés ; ils y ont plutôt vu une sorte de monstruosité ».

Photo parue in Vincent Debaene et Frédérick Keck, Claude Lévi-Strauss, L’homme au regard éloigné, 2009.

La question philosophique de l’altérité apparaît ainsi au fondement de la notion de Culture, entendue dans son acception civilisationnelle. Il faut s’y arrêter un instant. Qui est autrui ? Il est celui qui, tout en étant comme moi, un être humain, m’est complètement différent et inconnu. Ce que j’expérimente et ce qu’expérimente autrui – notamment sa culture – n’ont alors pas la même signification pour moi :« pour lui ce sont des situations vécues, pour moi des situations appréhendées. »[13]. La culture, les moeurs et traditions, les savoirs auxquels nous sommes confrontés et qui nous ont façonné, deviennent de l’ordre du sentiment. Ils font incontestablement partie d’une construction collective et personnelle. Cela peut déjà éclairer le phénomène décrit par Lévi-Strauss, que l’on peut constater encore aujourd’hui invariablement. C’est de ce constat qu’il faut partir pour appréhender la construction de ou des idées de Culture dite légitime, bien que celle-ci n’ait pas toujours été appelée ainsi.

Trois temps aux philosophies distinctes, trois compréhensions peuvent venir éclairer ce que l’on appelle aujourd’hui la « Culture légitime ». La première d’entre-elles fut certainement celle qui l’a discrédité pour toujours.

L’idée que l’Occident s’est faite de la notion de Culture a d’abord été marquée par le christianisme, instaurant le principe selon lequel autrui est un égal semblable, par son humanité. Puis, elle a tout autant été marquée par la méthode cartésienne discernant l’essence humaine dans la Raison : penser est l’expérience qui atteste de l’existence de l’homme. Cependant, la découverte d’autres civilisations – Indiennes d’Amérique, Africaine – ont interrogé les convictions de l’époque. De ces hommes d’ailleurs, étrangers au christianisme et au culte de la Raison, fallait-il concéder le statut d’Homme, d’être culturé, civilisé ? La question peut-être paraître choquante et la réponse évidente aujourd’hui, mais le débat était bien celui-là. Savoir si la culture occidentale devait être appréhendée comme la référence en terme d’humanité ou s’il convenait d’accepter que l’Occident, isolé jusqu’à présent, n’avait plus le monopole de la Culture, de la civilisation. Ce débat est souvent représenté par le dialogue de Valladolid en 1551. On y interrogeait sur la légitimité de coloniser les sociétés amérindiennes. Si l’un des théologiens Las Casas soutenait que les Indiens étaient égaux en dignité, c’est le propos de Sepulveda qui l’emportait, faisant d’eux des esclaves nés. L’absurdité intellectuelle de l’argument civilisateur, bien que cachant la forêt des intérêts politiques et économiques en jeu, s’est pourtant ancré aisément dans les esprits de l’époque ; stigmates révélateurs de l’orgueil blessé d’une société occidentale, affligée par les guerres, faisant face pour la première fois à la véritable altérité humaine.

e43c056d623806ea064b1cc23ad344e6d1a8e13eAinsi naissait l’idée d’une Culture universelle, unique, comme seule civilisation digne d’humanité. Le constat est glaçant, mais explique beaucoup du goût âpre que laisse en bouche le mot de Culture légitime. On ne peut, ni ne doit oublier que loin de la beauté du concept de Culture universelle à la française – libératrice et élévatrice, se vouant humblement à penser le Juste pour le reste du monde – celle-ci a eu pour première mise en pratique la légitimation des conquêtes coloniales, des génocides humains et culturels que l’on connaît. C’est au regard de cette mise en pratique que se sont attachées les deux grandes critiques de la Culture légitime, de Marx puis de Bourdieu. A des époques distinctes les deux auteurs ont su mettre en lumière la profondeur des problématiques de la Culture légitime, nouveau lieu stratégique des confrontations de classes et de lutte pour le pouvoir politique.

Karl Marx, qu’il ne s’agit plus de présenter, a fait de la critique du modèle capitaliste la ligne fondamentale de sa pensée fleuve. Il y attaquait l’idéologie matérialiste et utilitariste qui a suivi la reconstruction de la société française après la victoire de la classe bourgeoise lors de la Révolution française[14]. Il y dénonçait également les droits érigés comme sacrés de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, privilégiant la classe dirigeante bourgeoise au détriment de la classe ouvrière démunie de ces mêmes droits. C’est en creux, donc, qu’apparaît la silhouette de la Culture universelle et légitime. Celle qui, d’un point de vue civilisationnelle, promeut les valeurs démocratiques de liberté, d’égalité, de propriété et des droits de l’Homme. Celle qui, d’un point de vue plus sociétale, a été diffusée par les propriétaires terriens de l’époque, libres par leur situation sociale et économique de s’élever par le savoir, et donc d’occuper les places décisionnaires.

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Pierre Bourdieu

L’apport, dans la deuxième moitié du XXème siècle, du sociologue Pierre Bourdieu est venue circonscrire l’idée de Culture légitime dans le cadre de la hiérarchisation des classes sociales au sein de la société française. En forgeant l’expression en elle-même de « Culture légitime » en tant que savoir de classe dirigeante, il a été le premier à mettre en mot, ce qui nous parait aujourd’hui évident : la culture est une pratique – un outil donc – sur laquelle s’appuie « l’élite nationale » pour se distinguer des autres classes[15]. Ce serait dès lors cette nouvelle noblesse d’Etat[16], héritière de l’ancienne noblesse de robe, qui donnerait le La en matière de culture, en définissant les contours d’une « Culture légitime » française.

Deux phénomènes expliqueraient ce constat. Le premier peut s’apparenter à un verrouillage conscient de l’appropriation par les classes supérieures de ce qui serait légitimement bon de connaître : essentiellement ce qu’ils connaissent. En effet, de façon pratique, la Culture légitime désignerait la culture classique, regroupant majoritairement les sciences humaines, attendue aux Concours d’entrée des Grandes écoles de la République. Ces mêmes écoles sur lesquelles se sont fondées l’ascension et la préservation de la position sociale des élites. Ce verrouillage institutionnalisé, largement critiqué aujourd’hui, entretiendrait alors les hiérarchies sociales et la perpétuation d’une prééminence des élites au sein de la société. La description semble digne du complot, secrètement concerté, pour se maintenir au pouvoir. Mais, il faut faire très attention à ne pas tomber dans ce fantasme à la mode, malgré le malaise ressenti face au statut quo. Le second phénomène vient nous y aider, en tempérant le premier.

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Tout l’intérêt de la pensée bourdieusienne a en effet été de mettre en lumière les mécanismes sociologiques inconscients à l’oeuvre. Loin d’un cloisonnement concerté, ce serait l’« habitus », c’est à dire le capital social et économique[17], qui déterminerait nos préférences esthétiques, notre propension à nous tourner vers un certain type de culture : légitime ou plus populaire. Ainsi, les classes moyennes se trouveraient dans une consommation de biens culturels moins raffinés, plus accessibles, mais de façon plus effrénée, tentant par là de combler un complexe de classe. De façon très schématique, plutôt que le théâtre, l’Opéra ou le ballet, ils préféreront le cinéma. Quant aux classes plus populaires, Bourdieu disait qu’elles s’auto-excluaient du domaine culturel ou ne l’aborderaient qu’au travers des biens culturels de grande diffusion promus par la nouvelle industrie culturelle.

Cet état des lieux a, fort heureusement, quelque peu changé aujourd’hui, sans changer pourtant le mécanisme de distinction par la culture. Quarante ans après la publication de La Distinction, l’on constate en effet un décalage entre le positionnement sociale et les pratiques culturelles[18]. La valorisation de la culture ne se ferait plus au regard du type de pratiques, mais bien sur la capacité des individus à cumuler, de façon adéquate, une culture légitime et populaire. Une nouvelle forme de distinction en résulte. L’adaptation et le tri opéré, face à la progression d’une industrie culturelle, se sont donc érigés comme la nouvelle forme d’intelligence des élites. On ne lit que cela dans les rapports des jurys d’examen d’entrée aux Ecole nationale d’administration ou de la magistrature. Etre capable de parler de foot tout autant que de philosophie kantienne, jongler avec les citations des rappeurs français aussi bien qu’avec celles de la littérature classique, est dorénavant de l’ordre du plus grand raffinement intellectuel.

En définitive, de la notion de « Culture légitime », il faudra surtout retenir son caractère protéiforme. Ses multiples visages se retrouvent, il est vrai, autant au sein d’une appréhension civilisationnelle que sociétale de la culture. Ils ont également changés au fil du temps. A l’échelle mondiale, la prise de conscience des dégâts durables de la colonisation, sur les populations et l’ordre politique international, a engendré une remise en question profonde, quasi-angoissante, de l’Occident et de son rapport à la Culture. D’un point de vue plus national, la révélation des inégalités sociales quasi-structurelles depuis les années 70 a rejoint la même introspection.

Ces évolutions historiques, initiatrices du long combat entre universalistes et différentialistes, ont portés vers d’importants changements idéologiques et politiques depuis la fin du XXème siècle. Si, le courant différentialiste a indéniablement été le grand gagnant de cet octogone philosophique, le victorieux prête aujourd’hui le flanc, depuis l’exacerbation des valeurs démocratiques dans la société occidentale, à des conséquences particulièrement critiquables pour le vivre ensemble. Il faut s’y intéresser et discerner ensemble la cause de cet affreux malheur[19].

Voilà de quoi, on l’espère, tenir le lecteur en haleine jusqu’au prochain article (en trois rounds !)

© Rhita Wirth Tijani


Notes :

*Le propos cité en titre a été tenue par Hélène Ahrweiler, ancienne rectrice de l’Académie de Paris, imaginant les possibles regrets de Jean Monet sur la construction européenne (Le Monde, 1998). 

[1]Olivier Bobineau,« La troisième modernité. La nouvelle donne anthropologique ».

[2]Entendez par sphères interindividuelles celles qui promeuvent par leur fonctionnement un lien social dissocié des institutions politiques.

[3]Samuel Huntington, Le Choc des civilisations. Ouvrage dans lequel il prédit queles futurs conflits ne seront plus idéologiques mais culturels :« Dans ce monde nouveau, la source fondamentale et première de conflit ne sera ni idéologique ni économique. Les grandes divisions au sein de l’humanité et la source principale de conflit sont culturelles. Les conflits centraux de la politique globale opposeront des nations et des groupes relevant de civilisations différentes. Le choc des civilisations dominera la politique à l’échelle planétaire. »

[4]Simone Weil, L’Enracinement, Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, Chapitre « Déracinement et Nation ».

[5] Voir Protagoras

[6]Technique

[7]Voir Discours de la méthode

[8]Peter Sloterdjik, Après nous le déluge

[9]Entendue comme l’ensemble des connaissances que l’on ne peut ignorer

[10]Du latin « ducere »: conduire hors de soi, élever

[11]Cela n’a pas toujours été le cas: apparaissent aux XIXème siècle des panneaux d’émail sur lequel il est prescrit de ne pas fumer ou cracher dans certains endroits, cela notamment dans le cadre de la lutte de l’époque contre la tuberculose.

[12]On peut penser par exemple à la culture chinoise, dont la médecine traditionnelle recommande de ne rien garder à l’intérieur de soi. L’élimination des mucus pratiquée en public, notamment par les grands hommes politiques du pays, peut apparaitre alors dans l’inconscient chinois comme la manifestation d’une purification transparente du corps, mais aussi de l’esprit et donc des intentions.

[13]Merleau-Ponty, dans Phénoménologie de la perception, notamment sur la question de la perception du deuil.

[14]Il n’a d’ailleurs pas été le seul. Un grand nombre d’auteurs du XIXème siècle – par exemple Flaubert – ont écrit sur la désillusion ressentie des temps démocratiques et la laideur des valeurs bourgeoises véhiculées.

[15]Bourdieu, La Distinction.

[16]A laquelle il a consacré un ouvrage distinct : La Noblesse d’Etat

[17]Entendu largement comme la manière de penser, le milieu familial, l’éducation.

[18]Rapport du Colloque célébrant les trente ans de La Distinction, à la Sorbonne, en 2009.

[19]Citation de Simone Weil, L’Enracinement, introduction de l’article.

 

 

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