Arts/Esthétique

Boldini, le sourire du temps

Nous passons en touriste, distrait devant les tableaux de Boldini, et cependant ce sont bien plutôt ces portraits qui passent ; nous ayant déjà capté tout en nous dépassant, ils ne font même plus ressentir la prétention initiale de prendre une pose pour être peint par Boldini puis regardé ensuite. Ces portraits de femme semblent parfois presqu’en fuite : elles ont annulé tout spectacle, toute manière de « se donner en spectacle » car elles n’offrent même pas leur don à perte mais peut-être la nôtre si nous cherchons à nous y fixer ; même dans leur apparent repos, ces portraits n’attendent plus ; ils ont perdu jusqu’à l’amorce d’une attitude impatiente, et cependant, bien que fugace dans la physionomie, ils ne sont cependant pas fuyants ou honteusement furtifs pour autant ; souvent de biais, s’ils regardent presque par-dessous, ces portraits de femmes fixent, mais déjà au-delà d’un possible spectateur ; ils semblent encore suivre des yeux le geste et l’amorce dont le trait cherche à les suivre sans les figer : leurs regards reflètent une sorte de vitesse encore à l’œuvre. Qu’elle est cette vitesse qui s’exprime ? D’où vient donc dans ces portraits ce mouvement qui agite ces autres myriades de mouvements qui se joignent à ces corps ? comment ces vitesses en symbiose peuvent-elles faire corps à travers ces portraits ? Est-ce que ces corps de Boldini incarnent selon la vitesse ou s’incarne en vitesse ? Quelle est cette conjugaison singulière qui retient ces traces plurielles et quitte la solitude de l’instant ou s’en arrache incessamment ?

« Portrait de Lady Colin Campbell », née Gertrude Elisabeth Blood (1894)

La clé de ces problèmes serait-elle donc à chercher avec la lumière ? Boldini n’a pas peint celle-ci par contraste, dans un clair-obscur, bien qu’il en retienne l’écho d’un chatoiement. Il n’a pas non plus placé la lumière comme une source déterminée de la scène, il n’a pas explicitement identifié sa source à travers l’espace : il n’y a de tout façon ni intérieur, ni extérieur, juste une place indéterminée où s’offre l’intime au cœur de son secret ; mais cette cache secrète est nue et vide, presque froide et dépouillée, sans le confort des décors de boudoirs cossus, moelleux et capitonnées ; sans les décors d’une surprise cachée qui nous serait bien préparée pour être dévoilée dans un bel écrin. Les corps vêtus en déshabillé s’animent dans l’indistinct espace meublé – l’atelier d’occasion -, sans arrière-fond mystérieux et sans les signes aisés d’un foyer réellement habité ; et pourtant, nous y sommes comme invités dans une paradoxale effraction simultanée, conjointe, ainsi que deux familiers que le hasard a préparé dans une surprise. Ce n’est pas le loquet d’un Boucher, les confidences sombres d’un De Latour, il n’y a pas de progression ou de préparation devant ces feux en explosion simultanée des corps, des vêtements, des fleurs qui s’embrassent et jaillissent en flash de résurrection. Ce n’est pas un mensonge qui cacherait ce qu’il sait tout en le suggérant malicieusement, mais une illusion qui démultiplierait ses présentations sans rupture des flux perceptifs, sans exiger d’autres mises au point ou points de vues, mais imposant un rythme qui perd le regard dans sa force fluctuante en dissémination.

Le fond initial n’est même plus un prétexte conventionnel, leurs anciens motifs se sont affadis, résorbés dans les papiers peints délavés ou les sombres tentures des meubles vagues : ils ont été aspirés dans le corps en formation qui fait à présent fleurir ses motifs pollinisés à travers l’éclat mûr d’un sourire. Un sourire admiré qui oscille entre ce que faisait goûter Proust dans son essai et sa préférence hugolienne comparée à Baudelaire :

« Cette gratitude infinie et sublime
Qui sort de la paupière ainsi qu’un long soupir

je préfère les vers d’Hugo :

Elle me regarda de ce regard suprême
Qui reste à la beauté quand nous en triomphons 
[1]»

Si nous revenons à l’hypothèse de la lumière, celle-ci est cette incorporation même qui s’extirpe d’elle-même ; elle modèle des instincts dans l’hésitation de la grâce et de la dignité. Ce n’est pas le halo de Turner non plus, c’est-à-dire une peinture de la lumière à partir de la lumière, ni encore la forme de la lumière que sculptait Van Gogh, mais le mouvement d’une sève lumineuse qui va s’éteindre ou se reprendre au long des robes ; le tissage de celles-ci atteint alors un moment d’aube crépusculaire. Ici, la vasque luminaire verse son ultime empreinte qui s’estompe en silencieux faisceaux, pour peut-être encore nous faire signe avant de mourir dans un « long soupir » ou son « regard suprême ».

Le mouvement de la lumière est suggéré à travers la conjonction, la confluence d’ordres qui fusionnent et marquent le temps de la lumière, un temps qui scintille sur une apesanteur de nacre, un souffle entre en coup de vent, puis renaît dans l’écume qui frétille en frimas, un flux et reflux jaillissant où fleurit l’instant. Ce n’est plus alors « l’éclat des corps [2]» paulinien qui remonte de l’abyssal en sueur d’or, mais le frémissement diaphane d’un accouplement du temps qui conçoit un sourire fructifiant le silence de la lumière dans le temps d’un éclair.

Riccardo Milani Hans Lucas – Rétrospective Boldini au Petit palais 2022 – devant le tableau Feu d’artifice

Alors des vagues de jets s’embrassent, des spirales de plusieurs mondes passent dans ce carrefour du portrait, laissant leurs traces repassées dans les échos surpris de sillons luisants. Ceux-ci viennent non des formes ou des couleurs, mais des traits de l’attitude ; ces attitudes ne correspondent pas à des intentions précises, elles ne prennent pas la pose dans ce fini non définitif, ces moments d’instantanés indistincts, errants dans l’indéfini aux confins de l’infini ; ces poses oscillent entre la station décalée d’une fuite et l’amorce d’un départ qui pourtant jouit encore du confort d’un accueil déjà quitté, déjà consommé. De fines caresses se lovent dans cet instant qui lézarde les fonds abandonnés et mobiliers nocturnes, souriant à la méprise d’une hésitation qui ne peut qu’être déprise. A l’inverse de la sculpture baroque qui fige un geste en suspension, qui soulève indéfiniment l’envol d’un vêtement dans l’air livide, ici le mouvement boldinien ne s’éteint plus dans l’image, il y passe encore subrepticement, il est indiqué sans être déchiffré ou décomposé moment par moment ; le mouvement laisse ses traces pastelles et l’on pourrait voir alors qu’il est sans possible ni fin, parce que ces portraits en offrent l’ultime spontanéité : c’est la surprise sans début ni même l’indice d’une préparation ; la surprise qui s’ignore elle-même – et par-là s’innocente en un geste – et bifurque sans but dans la sensation du gratuit. Ces visages sont en cela à l’inverse de l’éthique lévinassienne, et témoignent non plus d’une infinité débordant la finitude, mais de la percée infinie dans le scellé d’un sourire, ce nœud de l’infini et du fini qui soupèse sans le dire la noirceur de la mort sur l’incarnat pourpre du vivant.

« Il y a des moments de force, des moments d’élévation, de passion et d’enthousiasme, où l’âme peut se suffire et dédaigner tout secours, ivre de sa propre grandeur[3] » et à l’image de ce commentaire de Georges Poulet sur Vauvenargues, les portraits de Boldini atteignent de la même façon cette présence sans passé ni futur, cette énergie où activité et repos coïncident dans une plénitude de présence qui se présente et entre en présence sans s’y dilater, mais qui perce et intensifie ses perspectives dans une ivresse qui se développe, irrésistible.

Portrait de « Marthe Lucie Lahovary, princesse Bibesco », également connue sous le pseudonyme de Lucile Decaux (1911)

Aussi, en observant ces tableaux d’ivresses, nous ne pouvons que penser au résumé sublime de Baudelaire :

Un éclair… puis la nuit ! – fugitive beauté

Dont le regard m’a fait soudainement renaître,

Ne te verrai plus que dans l’éternité ?

Ils sont un appel à la question, et comme l’énigme du sphinx, ces portraits nous en renvoient l’écho ; si l’on en reste au symbole, ces sourires sont finalement peut-être aussi ceux d’un masque vénitien trouant les nappes fantomatiques, habillant la fugace permission qui a autorisé l’exceptionnelle retour vers les fêtes vivantes ; elles sont peut-être des Eurydice qui cette fois-ci tremblent de rire avant la réabsorption qu’elles ont déjà rejouée, et qui, dans leurs regards, ne suscitent à présent plus que la question, ayant épuisé la curiosité du risque.

Si l’on revient à ces portraits en eux-mêmes, nous voyons là le dernier sourire d’un corps qui nous est offert dans l’esquisse d’une éclaircie qui éclot ou va s’éteindre, qui garde le frisson de cet équilibre où les possibles vont basculer pour se réaliser ou bien s’épuiser, et c’est de là que vient le sourire, le sourire du corps comme son ultime interstice déliant l’unité apparemment organique et définitive. Mais avec Boldini, nulle partie ne peut se reconduire ou interagir de façon explicitement organisée, être dépendante selon un rapport de force explicité, car ces « parties » sont tout au plus des phases – si l’on tente de les isoler dans leurs mouvements – qui témoignent de leurs passages dans des traces d’intensités, des lignes sédimentées d’esquisses.

En ce sens, les visages pourraient adopter le même ordre fusionnel que la « Fleur mystique » de Moreau, le visage étant l’ultime floraison qui déjà est prêt à basculer dans l’austère imago mortis, au-delà de l’indistincte lutte ayant aspiré dans sa densité froide tout le sang des martyrs inondant son pied : ainsi, chez Boldini, le sourire serait malgré tout comme un repère plus ou moins stable dans le jeu de ces chairs conjuguées qui oscillent, hésitantes, dans une jouvence de maturation folle saluant dans le même geste l’Ailleurs, déjà terriblement intime. Ces visages sont d’une jeunesse espiègle, érotique ; sans maturation, ils ont pris leur essor à même le surgissement des passions, et leurs sourires s’unissent à la forme des surprises. Ce volage furtif s’éveille dans l’ivresse où les personnages paraissent dans le maintien planant d’un lâcher-prise, la subtilité d’un dé-saisissement qui paradoxalement transi tellement qu’il fait consister l’évanescence qui opère à la surface des chairs avec l’étreinte des énergies fulgurantes du Plaisir. Car c’est bien le plaisir qui nargue la mort que Boldini a su peindre dans ce détachement infini qui a perdu le soi comme les autres dans la violente consommation, ce détachement qui sourit à cette perte générale consumée sans nostalgie : la jeunesse n’a alors rien perdu en abandonnant la mue de l’enfance, puisqu’elle boit à présent au suc des regards, se promène au fil du parfum des fleurs presque fanées qu’elle porte à ses robes, et laisse ensuite ses pas, ses vêtements voguer sur la souplesse de l’air ambiant.

Gustave Moreau, « La fleur mystique » (1890)

 

Gustave Moreau, « La fleur mystique » (1890) Détail

Les visages de Boldini pourraient donc être la seule forme réellement posée au cœur de ces tourbillons, mais en tant que décalque, c’est bien en réalité l’œil des cyclones autour duquel gravitent ces bacchanales du mouvement orgiaque. Ces regards libèrent de leur ancrage les vibrations ondulées qui sillonnent tous les niveaux de résonance de ces corps du don. Ces regards ont une distance presque moqueuse parce que le contraste entre la tenue et la vibration de celle-ci indique l’influence magnétique, la conscience que l’effet se fait avec l’économie de moyen du seul regard allusif, indistinct, l’hypnose de la Séduction. En cela, on peut rapprocher Boldini d’un El Greco, parce que ses formes et ses teintes sont comme ce qu’en disait par ailleurs Dali : comme un plat d’escargots, en eux-mêmes, ils sont sans goûts et fades ; mais précisément pour cela, on les déguste parce qu’ils nécessitent tout un assortiment de condiments qui ne révèlent rien de la chair, mais s’y occasionnent par elle : dans leur fadeur même, leur austérité, leur maigres formes diaphanes, les escargots sollicitent des assortiments pour les goûter. C’est en cela que les chairs de El Greco et Boldini sont voisines, parce qu’elles sont des facteurs d’aspirations de l’Autre, des facteurs d’attractions de l’Ailleurs, et ainsi atteignent aux formes de la plus haute séduction (mystique pour l’un, mondaine pour l’autre bien évidemment).

« Portrait de Gladys Deacon » (1916)

Ces portraits de séduction apparente sont donc nuancés comme Surprise : encore une fois, on n’est pas soi-même devant ces tableaux dans la position du voyeur découvert avec la réaction de surprise prévue mise sur toile ; on n’est pas non plus pris par surprise dans un dédale mystérieux dans lequel nous nous perdons et qui nous récupère le regard au détour d’un recoin de trompe-l’œil ; avec ces femmes, le délassement, la déprise de soi du soi se mêle aux mouvements divers et se projette pour prendre, se lier à l’attraction séductrice qui se perd en même temps, parce qu’elles n’atteignent ce suprême pouvoir qu’en se risquant à trop se détacher d’elles-mêmes : c’est bien la séduction même qui est peinte chez Boldini, celle d’un soi vaporisé qui attire et feint de s’ignorer dans l’égarement de soi-même qui en même temps accentue ses attraits à mesure que ses filets de force n’ont même plus d’origine : il n’y a plus que la relation, la relation pure soustraite à tout stabilité ou repère subjectif ou objectif ; c’est alors un vrai rapport purement magnétique. Par reconstruction, ce sont la relation de nos regards qui ont été anticipés par Boldini dans ces traits d’éclairs que la dame rend éclatants dans un retour éblouit. Or qu’est-ce que cette forme d’auto-surprise qui éclate dans la prise de la déprise, sinon le phénomène du feu d’artifice ? Ici, le commentaire de Adorno est extrêmement précieux :

Le phénomène du feu d’artifice – jugé indigne de considération théorique parce que divertissant, gratuit et éphémère – peut servir de prototype aux œuvres d’art. Seul Valery lui a consacré des réflexions qui du moins s’en approchent. Le feu d’artifice est apparition kat ekoxen apparaissant empirique libéré du poids de la réalité empirique, c’est-à-dire du handicap de la durée, réalité à la fois signe du ciel et produit humain, avertissement fatidique, écriture fulgurante et fugitive dont la signification est indéchiffrable. Le mettre à l’écart de la sphère esthétique, dans la totale gratuité d’un éphémère absolu, ne peut lui servir de définition formelle. Ce n’est pas par une suprême perfection que les œuvres d’art se séparent de l’étant faillible mais, à l’instar du feu d’artifice, en s’actualisant par une apparition expressive éblouissante. Elles ne constituent pas seulement l’autre de la réalité empirique : tout en elles devient autre.[4]

Ces portraits de Boldini sont comme le témoignage du phénomène d’un temps qui s’extrait du temps par la surprise ; c’est l’autodérision d’un temps qui se met à distance et se rend dérisoire pour prendre cette forme éphémère qui revêt une phase d’inauguration en se défaisant de sa forme dans l’éclair de sa déprise : ne reste plus que cet éclat qui n’a plus de contour, mais se signe, se signe dans la sortie d’un foyer furtif qui pourtant absorbe le fond qui n’est plus qu’une esquisse.

« Feu d’artifice » (1892-95) montre une jeune première peut-être, dont les bras longilignes sont noyés dans les lignes de tulle explosives : le corps n’est que carrefour d’une rencontre explosive sans origine ni même peut-être de fixation, de pose : c’est un instantané qui dans et par son sourire va partir dans un autre déséquilibre tout en invitant à la suivre, ou à les suivre dans leurs dispersions disparates et disséminés: ni forme, ni matière, ni mouvement mais comme nous le disions phase où des souffles ont résisté puis s’estompent dans un froissement de voile.

Plus haut, nous avions parlé de la lumière du temps que parvient à rendre Boldini à travers un sourire, parce que celui-ci est la conjonction, la vitesse démultipliée d’une conjonction plastique qui résume l’attitude d’un corps et ses intentions dans l’éclair d’un silence : il fait signe dans tous les sens du terme parce qu’encore une fois il se signe dans son attraction qui attire l’attention. Le sourire n’a plus besoin de se dire, il se décalque du langage dans l’attitude que Boldini ne nimbe cependant pas de mystère : il n’y a pas d’invitation conventionnelle mais un don réel des modèles mais qui en même temps nous frayent un passage vers l’Ailleurs : elles sont tellement offertes à l’autre qu’elles l’ont traversé vers l’Ailleurs. Ne reste que la station du sourire, la phase de cette anticipation au-delà de l’Autre comme sourire. Et Boldini est le témoin et générateur de ce feu d’artifice, c’est-à-dire de ce passage explosif dépris de sa lumière éclatante, dont il a cependant su, dans ce décrochage, retenir l’éclair.

« Feu d’artifice » (1892-1895)

© Etienne Besse


Notes :

[1] Marcel Proust A propos de Baudelaire La Nouvelle Revue Française, Tome XVI, 1921 (p. 641-663).

[2] 1ere épitre de Saint Paul apôtre aux Corinthiens, XV, 40

[3] Vauvenargues, œuvres, t I, p 224. Cité par Poulet, Etudes sur le temps humain, II. « De l’instant éphémère à l’instant éternel », p 45

[4] Adorno, Théorie esthétique, éditions Klincksieck, page 112

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