Musique/Opéra/Philosophie

Choisir la musique pour s’affranchir de la norme

« La jeunesse de Bacchus », William Bouguereau (1884, huile sur toile)

De la vie pulsionnelle

Lorsque l’on parle d’émancipation, les vecteurs invoqués ne sont jamais que des artefacts sociétaux qu’on a pris l’habitude de prendre en référence. La famille, la parentalité, la vie professionnelle sont autant de causes entendues comme étant une norme extatique, une sorte de ligne d’arrivée où les prétendants à la vie réussie se pressent en masse en levant les bras de bonheur.

Mais les arts en général et la musique en particulier ne sont interprétés que dans une mesure émancipatrice moindre, relégués qu’ils sont au rang de gadgets pour une élite que la doxa se plait à stigmatiser comme étant celle toujours soucieuse de se démarquer de la norme à satisfaire. Parce que la culture artistique a toujours bénéficié d’une méfiance singulière de la part de l’opinion populaire et des sectateurs de la norme, elle doit sans cesse faire valoir son droit à l’existence et argumenter encore et encore pour qu’elle n’oublie pas elle-même ce droit, au risque d’un effondrement de la nature humaine. La doxa a méprisé trop facilement ce que la culture convoque et l’endroit d’où elle vient. Elle a effacé de sa conscience le fait que les arts sont nés avant elle, qu’ils ont été personnifiés, adulés bien avant que l’on évoque le moindre courant de pensée à la mode. Les arts sont des outils primordiaux dans l’éducation de l’individu, tout comme les dieux de même attribut. Et cette primordialité n’existe pas par hasard. Il n’y a aucune coïncidence à avoir trouvé des fresques sur les murs des cavernes ou des os troués artificiellement desquels est née l’idée d’une flute comme d’un instrument. Il y avait déjà en ces temps quelque chose à démontrer.

L’Art est donc né avec la conscience de l’individu en tant qu’il est un être au devoir d’expression. Et s’il y a devoir d’expression, c’est parce qu’il doit se confronter à quelque chose. Oui, la confrontation est une nécessité, elle doit trouver son terrain de jeu, et pour ce faire, ce quelque chose – ce presque tout – doit se rapporter à un milieu.

Pour qu’il puisse exploser à la face du monde, pour que l’individu puisse exposer ses affects à la vue de tous, il faut que son art se lie à un environnement donné. La première idée serait donc de se tourner vers ce que nous connaissons le mieux, un environnement dont le côtoiement quotidien est rassurant. La société apparaitrait-elle alors comme cet environnement à invoquer ? Serait-elle la conjointe parfaite parce qu’elle nous enlace de ses bras en permanence, avec cette prétention de bien nous connaitre ? Non, il ne s’agit pas de cela. Il s’agit de se connecter à ce qu’il y a de plus proche, encore plus proche que notre société humaine. La société est lointaine, trop lointaine pour que l’on puisse y trouver une affinité primaire. Il faut pour que l’Art afflue en nous et que nous puissions l’expirer, se rapprocher du corps. Voilà la proximité idéale, voilà l’idéal champ d’investigation, car l’Art est une pulsion, une pulsion chimique, une pulsion neuronale. Il est avant tout un phénomène physiologique puis enfin une sensation psychique puis concerne ensuite le corps dans son ensemble ; et enfin gagne les rives de la société humaine pour y trouver quelque accointance. Alors, la norme extatique pourra s’étonner à en perdre haleine de ce que le corps puisse ainsi réagir, et ainsi l’individu artiste, pourra à loisir, dans un voyage analytico-mystique tout personnel, fendre en piqué sur la tête de la norme extatique.

« David Bowie », Mick Rock

Pour tenter d’expliquer tout ceci, pour tenter de trouver une cause à ces percepts et affects comme nous l’explique Gilles Deleuze à travers la définition qu’il fait de l’artiste[1]  nous ne devons pas cesser de rappeler l’importance de l’influence des mythes homériques et hésiodiques pour témoigner définitivement que le musicien en quête d’émancipation ne serait rien sans le culte de Dionysos, sans la physiologie de Dionysos, sans l’explosion dionysiaque qui fait du corps le vecteur parfait. Parce que Dionysos est le dieu du lien, celui entre la physiologie et la société, il est celui par qui le scandale arrive c’est-à-dire celui de l’émergence de l’individu non réductible à un autre. Il fait sortir l’individu de la masse, ou plutôt il ne le fait pas franchir cette ligne d’arrivée normalisée que tous espèrent. Il est celui par qui le corps à travers l’Art explose. Il est le transgresseur de la norme qui spécifie d’occulter le corps. Dionysos est subversion de la cité établie qui rappelle à ses citoyens le dogme de la norme. Il est donc tout à fait bruit et désordre, une absurdité pour la morale. Il est un nécessaire rappel de l’ordre et de l’anarchie physiologique et de ce que cette dichotomie provoque, et ceci en chacun des êtres animés d’une volonté d’expression forte. Grâce à lui, la musique a pris une forme décadente vitale. Il fallait cette révolution dionysiaque pour que le musicien puisse prendre conscience de lui-même, de ses velléités d’expressions encore dormantes et qu’il puisse en prendre soin. Mais ce travail qui n’en est pas un est un chemin semé d’embûches. L’affranchissement du musicien est un processus couvert d’épines, creusé de tranchées dans lesquelles tomber est un moindre mal. En sortir est d’une difficulté supérieure. La route est longue et douloureuse, mais elle est jubilatoire aux yeux du principal intéressé. Une sorte de jubilation addictive à la fois constructive et destructrice. Jubilation pleinement vécue donc pour le musicien mais invisible pour celui qui observe.

Parce qu’étrangement, on considère souvent le musicien déjà émancipé ; se trouvant sur une scène, il ne peut être que conscient de la position de laquelle il regarde le public, pleinement conscient qu’il a fait sortir du bois la frustration adolescente de ne pouvoir être libre de sa pensée… Mais en réalité, comme souvent pour nombre de concepts polysémiques, les sens et les modalités de cette émancipation restent cachés aux yeux du public trop occupé qu’il est à faire confiance à sa vision tronquée par les a priori. Si bien cachés, qu’ils le sont également à la conscience du principal intéressé. Car les qualités de l’émancipation n’apparaissent qu’a posteriori, lorsque le musicien comprend que la cause de son entrée en musique n’est en rien manipulée par de simples envies et intérêts conscients.

Elvis Presley in Jailhouse Rock

L’entrée en musique n’est jamais une conséquence de ce que l’on a pu entendre comme éléments sociétaux émancipateurs. Plus finement que ça, ces éléments s’immiscent en l’existence comme s’accouple la chimie cérébrale avec les connecteurs neuronaux. Ces éléments de construction ne sont pas matériels comme peuvent l’être les envies de rébellion et de paraitre. Ces éléments sont immatériels. Ils participent d’un agencement éthéré de la conscience comme la mise en place d’une structure qui ne délivrerait son rôle qu’à la certitude qu’il servira l’intérêt de celui qui a entreprit cette installation délicate. Tout comme cette vivacité chimique qui procède à la connexion entre la substance et l’organe. Alors peut-être, la conscientisation de notre rébellion et de notre paraitre devient possible. Puis ensuite la conscientisation de notre émancipation en tant que musicien, ce processus fragile, cet équilibre précaire entre physiologie et analyse psychique.

Car l’émancipation du musicien résulte éternellement d’un équilibre délicat entre la force et la faiblesse de la physiologie et entre l’acceptation/rejet de l’importance du psychisme. Le musicien serait une sorte de condamné, inconscient dans un premier temps nous l’avons vu, coincé entre la physiologie nietzschéenne et l‘accès à l’intelligible platonicien. Le corps et le réel découvert grâce à la vie pulsionnelle et à la sortie de la caverne.

Être musicien est donc une question de corps avant toute chose, c’est avant tout lui qui se déclare. Il s’inscrira ensuite dans la réalité de ce qui l’entoure pour que toutes ces découvertes servent finalement et foncièrement l’émancipation. L’émancipation sert l’acceptation de son propre état, et accepter, c’est enfin découvrir pleinement ce que nous sommes, ce que le musicien est : un corps et un esprit coincés dans le réel. Le réel, ce cosmos de l’émancipation ; le musicien découvre en lui tout ce qui lui permet de s’exprimer. Et il n’y a rien à mépriser quant à ce qui peut faire l’émancipation. Tout est bon à prendre, à malaxer, à observer par le prisme de la matière changeante, ondoyante ou statique.

Passer par le corps

Ce principe d’émancipation est un vaste champ qu’il serait bon d’observer à défaut de cultiver. Il est au cœur même de nos politiques abandonnées. Celles dont on rêve tous, si tant est que nous ne soyons pas amenés à penser l’autre comme un ennemi mais comme un autre existant, au même titre que soi. La musique n’est évidemment pas la seule à pouvoir opérer pour l’individu. Les arts en général, la philosophie, le mouvement associatif… sont autant d’outils culturels pour aller au-delà de la vision prémâchée qu’offre la société organisée des hommes. Mais parmi tous ces outils, la musique a ce pouvoir particulier qu’elle est à elle seule un vecteur complet. Elle donne à écouter, à voir et à comprendre. Elle fait appel à l’émotion et à la raison. Elle permet à l’esprit de laisser le corps de côté, elle permet au corps de prendre le pas sur l’esprit.

Mais tout de même ! Le corps ! Quel outil de déstabilisation des sociétés sclérosées ! Si Elvis avait engagé cette idée de l’importance du corps dans la musique jouée sur scène, d’autres s’engouffreront plus encore dans cette allégorie de la matière traversée par le son. James Brown, Jagger bien sûr copiant le roi de l’Appolo, mais aussi Iggy Pop transfigurant les arabesques félines du Jag en postures incantatoires pré-punk, crachant littéralement au visage de la télévision castratrice. Lux Interior fit de même rajoutant au cirque du Stooge, un côté drag-queen déglinguée sous- amphétamine du plus terrible effet.

« Iggy Pop », Rainer Hosch

Le corps, cet illustre objet de complexe, de frustration et de pêché, se libérait avec une intensité que seule la musique pouvait lui fournir, lui fournir l’écrin idéal : la scène. Le corps convulsait, le corps se lançait des défis invraisemblables, se mutilant et versant dans le sadisme d’une portée sans précédent. Le corps s’affranchissait de tous les malheurs que la société faussement laïque lui avait fait vivre. Le corps, grâce à la musique reprenait la place qu’on lui avait volée : ce transmetteur de la passion, de la pulsion, cette enveloppe des sens qui faisait défaut jusque-là, cantonnée qu’elle était dans sa boite de Pandore. Cette relique si tentante à ouvrir pour la jeunesse des années 50, révélait ses éléments au-delà des attentes les plus folles. Elle allait permettre au corps de devenir le maitre de musique. Et cela nous l’avons hérité du mythe dionysiaque. La cause de l’expansion de ce corps il faut aller la chercher chez ce dieu hors-normes, ce Zagreus chassé de toutes parts, ce vagabond qui provoque l’extase chez ses bacchantes, l’effroi chez les rois et leurs cours et ne parle que par la musique et la danse. Il faut danser et frapper sur son tambour si vous voulez intégrer son thiase. Vous devez vous dévoiler, votre corps ne sera plus une enveloppe pour la convention sociale, il vous appartiendra de nouveau car la transe dionysiaque provoquée par le charisme de Dionysos et sa musique sert un dessein. Dionysos permet au corps d’exprimer sa contenance. « Tant qu’il dure, en effet, le ravissement de l’état dionysiaque, avec son anéantissement des bornes et des frontières habituelles de l’existence, enferme un élément léthargique dans lequel est immergé tout ce qu’on a vécu personnellement dans le passé[2]. » Et cet élément explose au-dehors après avoir été maintenu par le dedans. Par cet élément explosif et explosant, est anéantie la norme.

De la vie normée

Souvent l’émancipation du musicien arrive bien avant la libération des mœurs. Le musicien est une sorte de précurseur invisible dans un champ sociétal normé qui ne lui laisse que peu de place. Artificiellement tolérante pour ne pas laisser l’impression de la maitrise totale sur ses sujets, la société n’est ni plus ni moins qu’une héritière esclave de la morale judéo-chrétienne. Rattrapée sans cesse par son incroyable propension à se cacher derrière une presbytie innée, elle ne peut donc concevoir aisément le mouvement d’idées qui se dégage de l’individu musicien. Pour qu’elle daigne lui accorder un regard furtif, le musicien doit se fondre en elle. Il n’y aura pas de musicien émancipé sans qu’il n’accepte le fait que c’est la société qui l’a accepté.

L’émancipation du musicien résulte donc d’une sorte d’entrisme inconscient. Sachant le groupe humain constitué en société, vivant en communauté, et donc par et pour l’idée de collectivité est réfractaire aux changements, le musicien se doit de passer par l’art populaire pour entrouvrir la porte et la bloquer avec mots et musique. Parce que le discours est entendu, à défaut d’être compris par la norme férue d’axiologie, il engage le créateur dans la voie de l’affranchissement, délivré de mille et une choses qui le cantonnaient à l’absence. Absence de risque pris au regard de la norme, absence de conscience politique, absence d’intérêt portée à la déviance, absence de voyage au-delà de l‘Art classique, absence de connaissances…

Tout ceci vole en éclats. Le musicien est libéré lorsqu’il comprend qu’il est entré dans le réel, qu’il aide le groupe, que tout ou partie de celui-ci l’entend et qu’il lui faut maintenant faire de la musique une arme politique radicale. Il comprendra qu’en lui résonne la définition même de l’action politique. Car la politique n’émane que de l’individu, elle ne nait jamais du groupe. Et même si elle existe pour le groupe, sa genèse débute dans l’esprit du solitaire. La musique, l’Art dans son ensemble, le soin, l’éducation ne sont que politique. Ils sont réflexion individuelle pour une conscience de groupe, ils ne sont que les outils pour une vie de collectivité au sein de laquelle se retrouve l’individu affranchi.

L’émancipation par l’exemple

« Portrait de Claudio Monteverdi », Bernardo Strozzi (1640, huile sur toile)

En 1607, Claudio Monteverdi révolutionne la musique en composant le premier grand succès de l’opéra et en faisant passer le monde de la musique de la Renaissance à la musique Baroque. Il s’affranchit des modes de compositions en vogue alors et envoie la musique dans une autre dimension que seule la peinture avait appréhendée jusque-là. Celle de la dramaturgie mise en scène, celle qui se servait du mythe pour parler du réel, celle qui se servait des apports de l’Humanisme. Monteverdi s’était émancipé en inventant ce qui était en suspens. Déjà là, quelque part, mais caché. Il avait osé. Il s’était compris, il avait été entendu.

Trois cents quarante-sept ans plus tard, en 1954, à Tupelo, Mississippi, très loin de l‘Italie de Monteverdi, Elvis fait pourtant le même voyage.

Sans le savoir, Elvis Aaron Presley hurle à la face du monde que la musique qu’il joue est violemment politique, foutrement sexy et terriblement dangereuse. Il fera l’expérience de tout cela lui-même, en traversant trois décennies cahin-caha. Mais son histoire était réversible car même si le roi s’était émancipé de toute cette culture afro-américaine, liturgique et sulfureuse en la magnifiant, c’était à se demander s’il n’avait pas fait l’expérience en retour de flamme, de l’asservissement. Elvis s’était affranchi de tout puis s’était retrouvé esclave de tout autant de choses.

Huit ans après 1954, la capitale anglaise connaissait un début de frémissement qui allait tourner à la secousse tellurique fantasmagorique. Plusieurs enfants du pays se serviraient de l’art musical pour faire exploser les conventions qui les entravaient. Parmi eux, cinq types de la middle-class qui pensèrent très rapidement que seul le blues noir américain pourrait faire avancer les choses. Ce fut une stratégie d’enfer. Non seulement, ils réussirent à transformer une musique vieille d’un siècle en machine sonique infernale mais ils en profitèrent pour lui adjoindre des revendications sociales d’une lucidité toute moderne. Les Stones firent de l‘émancipation des contingences, un art à part entière. Au même moment, sur la côte est des USA, un groupe ténébreux que personne n’écoutait vraiment tordait le cou aux idées mélodiques qui fabriquaient obligatoirement la musique populaire. Ce côté velours insupportable devait être désigné comme despote. Il fallait aller voir de l’autre côté désormais, là où il faisait plus froid, là où il faisait sombre. La drogue aiderait à cela, elle émanciperait l’individu de sa prison de buildings et de rues étroites et lui ouvrirait les yeux.

Puis Bowie, Suicide, The Stooges, The Cramps, The Clash, D.A.F., Nick Cave, tous se libéreront de l’emprise de la famille, de la société, de la musique même, bref de la norme ! Ils s’émanciperont au-dedans même de l’émancipation. Car tous utiliseront l’outil d’excellence pour détruire l’aliénation: la culture !

Tout prendre

La musique est une entité, la musique est une monade. C’est une muse et une déesse. Elle vous donne tout et reprend aussi tôt. Elle vous porte aux nues et vous balance son pied à l’arrière-train pour vous faire dégringoler l’escalier de la célébrité sur les genoux. C’est une fille de joie  dégingandée et c’est une marquise poudrée, une Geisha aux mille talents et mille savoirs.

La musique travaille en silence, en sous-marin pour mettre à jour cet extatisme qui vous soulève et vous fait prendre la parole. Il n’y a rien qu’elle ne puisse faire pour vous. Demandez-lui la lune ! Demandez-lui de vous porter là où n’êtes jamais allés ! Vous verrez ce que vous n’avez jamais vu : la libération de tous les freins à la vie !

© Mathias Moreau


Notes :

[1] Dans Qu’est-ce que la philosophie ? écrit en 1991 avec Félix Guattari, Gilles Deleuze affirme que la philosophie sert à créer des concepts et que l’Art et plus particulièrement l’artiste créé, lui, des percepts et des affects, c’est-à-dire des ressentis (perceptions, sentiments, affections) qui deviennent indépendants de celui qui les éprouvent. « Les sensations, percepts et affects, sont des êtres qui valent par eux-mêmes et excèdent tout vécu. »

[2] Nietzsche, La naissance de la tragédie. Paris : GF Flammarion (2015)

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