
Jean-Luc Nancy (crédit : Eduardo Jorge, 2020)
J’aurais aimé poser une question à Jean-Luc Nancy. Cette question, je la souhaitais précise, profonde, délicate, et bien sûr, comme on dit, pertinente. Je voulais qu’elle touche juste, mais aussi qu’elle touche au but. J’aurais aimé qu’elle touche à sa pensée, et qu’ainsi elle le touche lui, afin qu’il me reconnaisse, moi qu’il ne connaissait pas.
Mon ami Valentin Husson, qui le connaissait personnellement, m’avait communiqué son adresse mail. Je savais donc à quelle adresse envoyer cette simple question. Je ne l’ai pourtant pas fait, et il est à présent trop tard. Il suffisait de s’exposer, de ne pas oublier que la précision, la profondeur, la délicatesse ou la pertinence, qui ne sont jamais assurées, ne sont rien sans adresse. Que la maladresse elle-même prolonge une adresse plus ancienne et plus jeune. Il suffisait, pour lui adresser cette question, à lui, de ne pas oublier Jean-Luc Nancy. De ne pas oublier son texte, la texture de ce corpus qui est son exposition, et qui est cette exposition comme lui-même.
Cette question que je souhaitais lui poser, à lui, à présent et avec lui s’est éclipsée.
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Jean-Luc Nancy est mort, et cela signifie bien sûr qu’il ne pourra plus répondre, de vive-voix, à nos questions, à ces questions que nous, lecteurs du monde entier, nous aurions voulu lui poser et auxquelles nous aurions aimé l’entendre répondre. Mais cela signifie-t-il qu’il ne s’expose plus ? Cela signifie-t-il qu’il ne s’adresse plus à nous ? Peut-on sérieusement dire qu’il pense encore ?[1]

« Derrida, suppléments », Jean-Luc Nancy (Galilée, 2019)
Il n’y a aucune consolation dans ce que laisse entendre de telles questions. Elles ne font signe vers aucune résurrection, vers aucune relève de la mort dans une quelconque « vie de l’esprit ». Simplement, elles laissent entendre que l’adresse de Jean-Luc Nancy, ou son exposition, est à la fois plus ancienne et plus jeune que lui, tout en n’étant rien d’autre que lui-même. Il est encore là où il n’est plus, et n’était déjà plus là où il était. Dans son nom, sa voix et jusqu’au cœur de son corps même.
Qu’est-ce qui survit de Jean-Luc Nancy ? Comment Jean-Luc Nancy survit-il ? Quelle est, quelle était et quelle sera, sa survivance ? Et cela, ne serait-ce pas la pensée même ? Non pas la pensée comme production ex-nihilo depuis l’intériorité d’un vivant rationnel, mais la pensée comme adresse et comme inscription de soi dans cette adresse, comme débordement de la vie sur elle-même dans une altérité autre que la mort.
Jean-Luc Nancy est mort. Cela ne signifie peut-être pas qu’il ne répondra plus à nos questions, mais que sa réponse et sa responsabilité deviennent – aujourd’hui même – plus secrètes. Secrètes, exposées[2]. Les réponses qu’il nous adresse, il nous faudra les lire ; son adresse même, il nous faudra la recevoir ; ce que nous avons tous commencé à faire, depuis que nous avons en silence ouvert l’un de ses livres. Aussitôt, nous nous le réapproprions, et c’est dans notre voix, comme notre voix, que nous entendons la sienne.
Quelle est donc la voix de cette adresse, de cette exposition ? Quelle voix a donc une pensée ? Quelle est la tessiture, quel est le timbre de « la pensée » ? Quels sont les relais et quelles sont les voies de ces adresses secrètes ? Par quel réseau cela – penser – se transmet-il ? Et qu’est-ce que cela qui, ici-même, nous lie ou devrait nous lier à Jean-Luc Nancy ?
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« On est irrésistiblement tenté de protester qu’il n’est pas admissible que l’homme disparaisse, et peut-être avec lui la vie et la nature, dans le passage à la limite de sa propre puissance. Mais pourquoi cela ne serait-il pas admissible ? »
Cette dernière question nous est adressée par Jean-Luc Nancy lui-même. Elle fut prononcée lors de l’une des dernières conférences qu’il donna, à Oxford. Elle est audible sur internet, et lisible dans La peau fragile du monde. Peut-être cette question, apparaissant à plus d’un titre comme la dernière, nous permet-elle d’entrevoir ce qui disparaît ou risque de disparaître avec Jean-Luc Nancy. Comment en effet une telle question, résistant à l’irrésistible protestation qui reconduirait tout ce qui se réalise aujourd’hui, et tout ce qui, se réalisant, s’épuise, comment une telle question peut-elle être seulement prononcée ? Quelle droiture dans le décentrement, quel excès sur toute injonction à proposer un agencement de fins et de moyens, quelle liberté dans la fidélité à l’événement faut-il pour seulement pouvoir poser une telle question et se mesurer à une pensée si abyssale ?
C’est sans doute cette liberté, pour ne pas dire cette hauteur de vue ou cette souveraineté, qui disparaît un peu plus avec la mort de Jean-Luc Nancy, laissant derrière elle la pensée un peu plus seule et l’entourant un peu plus d’une insondable étrangeté. Cette liberté est celle de la pensée même, qui ne se soumet à aucune fin, qui n’est le moyen de rien, et qui en ce sens n’est pas une simple activité productive. L’irrésistible protestation contre la disparition de l’homme, qui s’entendrait encore à soumettre la pensée, elle-même n’y peut rien. Car la pensée déborde, se tient en excès, s’ex-pose. A la limite, par-delà la disparition. Mais dès lors, qui s’expose ainsi ? Et qu’est-ce qui s’expose ? Qui pense encore par-delà la disparition, et que pense-t-il ? Comment cela est-il possible, là même où, à la limite, il n’y a plus d’homme ? Et là même où, non seulement l’humanité de l’homme n’est plus donnée, mais où sa possibilité même, dans le souci parlant pour sa propre existence, semble à présent se refuser ?

« La peau fragile du monde », Jean-Luc Nancy (Galilée, 2020)
C’est que, à l’inverse, penser n’est possible que là, à la limite. Là où l’homme passe infiniment l’homme, pour reprendre ce mot de Pascal que Nancy aimait citer. Là donc où l’homme n’est plus tout à fait humain, mais où il trouve sans doute les ressources toujours troubles de son humanité. Et que pense la pensée, sinon tout, et tout de suite ? Pour le dire avec Nancy : « Il n’y a pas de pensée qui pense à moindres frais, et à moindre passion, qu’en pensant tout, et tout de suite. Il n’y a pas de plaisir de la pensée qui puisse moins jouir que jouir, absolument. »[3] La pensée est libre parce que, loin de se soumettre à quoi que ce soit qu’elle serait tenue de résoudre ou d’éclairer, elle est plutôt la puissance de jouir, absolument, puissance à partir de laquelle on peut seulement évaluer les systèmes de moyens et de fins, déplacer les problèmes et « éclairer » la lumière même. La pensée ne pense pas pour… C’est plutôt la puissance d’exister qui culmine dans la pensée, et on devrait plutôt évaluer les systèmes et les sociétés selon qu’ils ou elles permettent un taux plus ou moins élevé de pensée. Car c’est en se mesurant sans mesure à tout et au tout que la pensée peut alors, comme en retour, éclairer et résoudre, dénouer et renouer, dans la demande infinie du don du sens et le don de cette demande. Ne pas penser pour exister, pas plus qu’il ne faudrait exister pour penser. Mais exister, d’une existence envoyée à rien d’autre qu’à sa seule efferverscence d’être, c’est-à-dire aussitôt penser : venir et laisser venir le sens, sans présupposer, sans poser par avance d’où il vient ni où il va.
Mais que se passe-t-il quand c’est le souci du sens de l’existence lui-même qui semble disparaître ou se refermer, comme absorbé par la superintelligence artificielle et la surveillance planétaire ? Est-ce l’énigmatique possibilité de la pensée qui disparaît, ou la limite sur laquelle, passant sa propre puissance, se libère pour elle la tâche, non moins énigmatique, de penser absolument, c’est-à-dire de penser dans l’ellipse du sens ? Jean-Luc Nancy l’écrivait ainsi : « Nous voici sur cette limite : l’occident du Sens, la distension de ses foyers, libère la tâche de penser (en quel sens est-ce encore « penser »?) le sens de nos existences finies. »[4] Quel est le sens de penser quand le souci même du sens n’est plus donné ? Aura-t-il en fait jamais été donné ? Faut-il encore, sans faillir et passionément, de surcroît, penser le sens de la pensée là même où le sens s’épuise. Accompagner la pensée jusque dans son sommeil, qui n’est autre que le sommeil, l’existence en sommeil, et peut-être l’existence elle-même ensommeillée en régime d’équivalence généralisée, au cœur de l’accomplissement du nihilisme. Il n’est plus question de hauteur de vue, mais d’une vue persistant à même l’obscurité sans haut ni bas, sans avant ni arrière. D’une pensée ensommeillée qui voit juste, et juste ce qu’elle voit, librement disposée qu’elle est à laisser venir l’étrange lumière de son éclipse :
« Ce que le dormeur voit, c’est cette chose éclipsée. Il voit l’éclipse même : non pas la couronne enflammée qui la borde, mais bien le cœur parfaitement obscur de l’éclipse de l’être. Or cette obscurité n’est pas une invisibilité : elle offre au contraire la pleine visibilité de ceci que, devant moi – dans cet au-devant où toute figure vient se figurer, toute couleur chatoyer, tout dessin se tracer -, il n’y a plus de ‘devant’ et que tout s’y rend équivalent à ‘derrière’ ou à ‘nulle part’. Il n’y a point de part du visible, point non plus par conséquent de l’invisible. Il n’y a plus de partage ni de partition. Tout ce qui pourrait venir du dehors ou bien s’y échapper, tous les supposés ‘messages’ ou bien toutes les pensées, qu’elles soient de l’oeil ou de l’oreille, du nez, de la bouche ou de la peau, des nerfs, des viscères, des chaînes neuronales, des muscles et des tendons, des volontés ou des imaginations, des désirs ou des souffrances, toutes les pensées sans exception, ne disparaissent pas – tant s’en faut ! – mais viennent se jouer librement, indistinctement distinctes, dans l’étendue du nulle part, dans la part nulle de ce monde éclipsé et ramassé au point de l’égalité dormante. »[5]
Cette sorte de phénoménologie de la disparition du phénomène qu’est Tombe de sommeil est aussi le mouvement d’une pensée qui endure le sommeil de la raison, et qui dans cette endurance éprouve la condition de sa plus intense possibilité :
« Voici, dites-vous, que la pensée s’endort et laisse place aux fantasmagories ? N’en croyez rien. S’il reste toujours vrai – d’une vérité très sévère – que le sommeil de la raison engendre des monstres, il n’en est pas moins vrai que c’est aussi en se laissant disposer au sommeil, au rêve et à la possibilité de ne plus se réveiller que la pensée se laisse éveiller au dernier jour possible de son entière probité. »[6]
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« Tombe de sommeil », Jean-Luc Nancy (Galilée, 2007)
En quel sens est-ce encore « penser » ? S’il s’agit encore et toujours à nouveau de frayer la voie au souci du sens de l’existence[7], un tel frayage, dès lors que ce sens se trouve eclipsé, suppose une passion de penser jusqu’au point où cela – penser – vient inscrire son libre jeu et sa jouissance dans le devenir-écriture d’une adresse et d’une existence singulière, jusqu’au point où la pensée même s’éllipse ou s’éclipse dans l’écriture. Penser jusqu’au bout, à en perdre le sens. Ou aussi bien, « ne plus penser, venir, et laisser venir »[8], sans savoir d’où ça vient ni où ça va. Et ainsi ébaucher, au creux de cette « disparition interminable » qu’est la vie même, et comme survivance de cette vie, un « signe étrange, inquiétant, indéchiffrable », « signe sans signification d’une complicité inconsistante mais insistante » s’enlevant sur et comme l’éclipse du sens. Quelque chose comme un corpus signé, un nom qui, sans rien vouloir dire, dit en dépit de tout : Jean-Luc Nancy.
Mais sans doute est-il temps, pour ne pas finir, de laisser la parole à Jean-Luc Nancy :
« Le dormeur en effet met à dormir tout son cœur et de même fait celui qui est parti sans retour : il voue son cœur à cet arrêt du cœur. Ce n’est pas pour rien qu’on veille les mourants et les morts : la veillée ouvre un rythme entre les vivants et les partants, elle inscrit leur départ en contrepoint de notre présence vigilante. Nous les regardons partir et nous les voyons partis, ils s’endorment ainsi dans nos yeux comme dans nos bras, comme dans le tombeau au fond duquel ils ne finiront jamais de disparaître.
C’est cette disparition interminable, à laquelle ne mettent fin ni l’oubli ni l’usure lente des tombes, qui préserve en elle la parution éternelle de chacun un par un, non seulement momie ou photo jaunie, non seulement nom gravé devenu illisible, ni ressemblance au front d’un vague descendant, ni tache de naissance, ni coutume ou façon de parler, mais enfin en dépit de tout chaque grain, chaque gemme, chaque goutte et chaque feuille, chaque signal clignotant d’une étoile ou d’un atome, chaque poussière si parfaitement anonyme qu’elle soit ne peut pas ne pas ébaucher un signe étrange, inquiétant, indéchiffrable, le signe sans signification d’une complicité inconsistante mais insistante sans autre analogie que celle d’un sommeil commun, partagé comme impartageable.
Comme la mort, le sommeil, parce qu’il retire en soi jusqu’à la simplicité de la présence, mais comme le sommeil la mort car ce qu’elle supprime elle le présente encore immortel au monde ou bien comme le monde même à la veille d’aucun lendemain – et de cette façon veillant sur lui-même, veilleur chargé du guet de la seule nuit. »[9]
© Jordan Willocq
Notes :
[1] D’un philosophe, on dit bien, toujours au présent, qu’il pense. « Kant pense que…, alors que Descartes pense plutôt… »
[2] « La tombe est l’intimité du mort si bien scellée qu’elle s’expose sans réserve, tout comme le dormeur se livre sans risque de trahir aucun secret, sinon ce sommeil qui n’en est pas un. » Tombe de sommeil, éditions Galilée, p. 80
[3] Derrida, Suppléments, éditions Galilée, Paris, 2019, p. 18.
[4] Ibid., p. 34
[5] Tombe de sommeil, éditions Galilée, Paris, 2007, p. 50
[6] Ibid., p. 82
[7] « A ce point, il faut ajouter : décidément, et quoi qu’on en dise, la philosophie n’a pas failli. » Derrida, suppléments, p. 26
[8] Ibid., p. 29
[9] Tombe de sommeil, éditions Galilée, Paris, 2007, p. 81