Entretiens/Théâtre

Entretien avec la compagnie Anagoor : vers une Renaissance contemporaine du théâtre italien

Anagoor – « Socrate il sopravvissuto » © Giulio Favotto

Lion d’argent de la Biennale Théâtre de Venise en 2018, la compagnie Anagoor présentait, les 11, 12 et 13 avril 2019 au Teatrino Grassi de Venise, trois pièces réunies sous le titre Verso l’Eresia : Rivelazione – Sept méditations autour de Giogione de Simone Derai e Laura Curino, L’Italiano è ladrode Pasolini et Magnificat d’Alda Merini. Inconsciemment influencés par la pensée néoplatonicienne, les trois spectacles illustraient les caractéristiques fondamentales de leur « théâtre total » convoquant parole, son, musique et projection vidéo autour de sujets intemporels. Dans un contexte théâtral morose dans la péninsule italique, l’excellence de leur travail fait résonner l’espoir d’une nouvelle Renaissance dramatique appelée à rayonner à l’international. Nous avons réalisé un entretien le 10 mai dernier avec trois des membres du collectif : Simone Derai, metteur en scène, Marco Menegoni, comédien et Lisa Gasparotto, dramaturge.


Olivier Lexa : Votre triptyque Verso l’eresia présente à la fois une indéniable variété à travers les sujets traités mais aussi cette cohérence qui fait votre identité : intemporalité, dualité entre profane et sacré, théâtre antiréaliste, antibourgeois. Les Méditations autour de Giorgione illustrent votre rapport fidèle à l’image, au corps, au mystère, à l’histoire, au Veneto. L’Italiano è ladro de Pasolini exprime votre relation à l’hérésie, à la subversion, au refus du compromis et à l’’incarnation de la parole. Magnificat enfin met en valeur votre intérêt pour le sacré – et pas seulement dans le sens religieux du terme. Avez-vous pensé ces pièces comme une trilogie dès leur création ?

Simone Derai : Il s’agit d’un dispositif qui est né a posteriori, magnétisé par la découverte de L’italiano è ladro de Pasolini, un inédit que Lisa nous a fait connaître. Ce texte est un magma et opère la réunion d’éléments puissants, d’une profondeur inextricable. Nous avons choisi de le donner sans filtre mais en accueillant une parole, une pensée critiques dans le temps théâtral. Ce travail sur Pasolini a attiré deux travaux préexistants pour composer un triptyque. Dans tout notre travail, nous recherchons une cohérence entre composantes scéniques et construction visuelle mais aussi avec un travail sur la parole, et particulièrement la parole poétique. Le spectacle sur Giorgione est né en 2009 avec une forte teneur visuelle, inspirée par le mystère entourant la biographie de Giorgione et donc une narration qui est en fait une méditation. En 2009 également, nous avons créé le Magnificat, qui nous a confrontés à la problématique de restituer un poème aujourd’hui au théâtre, autour de l’image si écrasante de la Vierge, que nous redoutions. Restituer une vérité à travers non pas une simple lecture mais une incarnation de la parole poétique. Le travail réalisé avec Paola Dallan (interprète du Magnificat et cofondatrice, avec moi-même, de la compagnie en 2000) a inauguré pour nous une démarche sur la parole qui a notamment orienté notre approche de Virgile, et qui offre une cohérence avec notre travail sur Pasolini. Les trois pièces reflètent une démarche singulière sur le laboratoire poétique, la création, l’art, l’expression d’individualités particulières, le centre et la marge au temps où les protagonistes vivent, et l’expression d’une certaine idée de l’hérésie.

Olivier Lexa : Vous parlez de temps théâtral. Ce qui caractérise votre travail, c’est justement cette idée de présent théâtral qui n’est pas le présent quotidien. Comme on le sait, le théâtre est né d’un rite sacrificiel, en Grèce, consistant à faire incarner par un personnage toutes les fautes d’une collectivité, pour lesquelles il souffre et renaît, purifié, sanctifié (katharsis). Ce n’est pas un hasard si le théâtre naît autour de la figure de Dionysos. Votre théâtre est un théâtre de l’analogie, de l’oxymore, consistant à associer deux éléments antagonistes afin de créer une troisième voie d’expression. Vous nous confrontez à des dualités, à des tensions et des détentes d’où naissent un théâtre qui se démarque de la scène réaliste d’inspiration bourgeoise née au XVIIIe siècle, un théâtre antipsychologique dans le sens d’une psychologie qui enferme la scène dans des limites spatiales et temporelles. Votre théâtre ouvre ces limites. C’est un théâtre antisocial enfin, s’éloignant de la tradition de la scène populaire italienne. Bref, votre théâtre et un théâtre néoplatonicien. Avez-vous l’impression d’appartenir à un courant artistique, philosophique, esthétique ou théâtral ?

Simone Derai : Merci de mettre des mots sur notre démarche. Lorsque nous travaillons avec de nouveaux acteurs et que nous devons présenter notre travail, comme récemment par exemple sur l’Orestie, une des premières choses que j’ai dû clarifier est cette distance avec la psychologie. C’est la première fois que quelqu’un formule cela ainsi : merci. Nous sommes contre les limites et pour l’ouverture. Par ailleurs, il y a la question du temps théâtral. S’il y a un antiréalisme, quelque chose contre la tradition du théâtre bourgeois, c’est dans le sens de revenir à un temps extraordinaire, de fête, une dimension autre, qui ouvre évidemment sur l’idée de sacré libéré des artifices du théâtre bourgeois, un temps qui se trouve de lui-même et se partage. En ce sens nous avons une dette envers Pasolini, que j’ai découvert très jeune et qui m’a marqué à jamais, en particulier pour la question de la frontalité de la parole : la pensée trouve une forme différente à l’oral, pour celui qui écoute. Il y a là quelque chose d’à la fois populaire et élitaire.

Olivier Lexa : Lorsqu’on parle d’incarnation de la parole, je vois des différences évidentes entre le français et l’italien. Avez-vous l’impression de faire du théâtre italien ?

Lisa Gasparotto : D’après moi, Anagoor ne s’inscrit pas dans une tradition nationale mais plutôt européenne ou occidentale. Il n’y a rien d’identitaire dans notre travail. Nous restons ouverts.

Olivier Lexa : Mais peut-on être ouvert sans avoir une identité ?

Simone Derai : Vous avez raison ; par exemple, le Veneto fait partie de notre histoire mais sans être une préoccupation.

Lisa Gasparotto : Nous avons vraiment conscience de nos origines individuelles. Celles-ci conduisent à une identité collective, collégiale. Il n’y rien d’identitaire chez nous dans la mesure où il n’y a pas d’identification au sens strict, mais une conscience du concept d’identité culturelle, ou d’ambivalence, de complexité des processus identitaires. La langue et les problématiques qui s’y apparentent, en tant qu’éléments identificateurs des groupes humains, représentent une sorte de subtile fil rouge dans les différents spectacles d’Anagoor.

Simone Derai : Dans le monde qui nous entoure aujourd’hui, il n’y a pas de sens à être strictement italiens. Nous sommes habités par des traditions diverses et notre horizon est global.

Lisa Gasparotto : Les contingences politique actuelles agissent sur notre identité afin d’en faire émerger une autre. Notre travail est confronté au présent, aux faiblesses du présent. Il s’agit de raisonner et de concrétiser l’opposition suggérée par Rancière à propos de la politique de la littérature, entre l’interprétation et les transformations du monde. Dans le travail d’Anagoor, on peut dire que trois régimes expressifs agissent, qui définissent trois formes de démocratie du théâtre et de la littérature : la disponibilité de la parole à construire un tissu vivant, la démocratie des « choses muettes » qui s’expriment dans la tragédie et enfin une démocratie qui s’éloigne de la nécessité du bourdonnement herméneutique de la décodification à tout prix du signe ou du mouvement. Ce sont trois manières dont le théâtre d’Anagoor assimile son régime expressif à une modalité de configuration d’un sens commun, dans la tentative d’élaboration d’un « paysage du visible » et des modalités de déchiffrement de ce paysage.

Olivier Lexa : Aujourd’hui en Italie, il n’est pas courant de voir un théâtre tel que le vôtre, d’une telle qualité. Dans les dernières décennies, l’Italie a en partie sacrifié ses arts vivants – danse, théâtre, opéra. Comment faites-vous pour avancer dans ce contexte ?

Simone Derai : Nous ne sommes pas éligibles aux subventions d’Etat. Il n’y a pas de subventions régionales pour les compagnies dans le Veneto. Anagoor a tout construit de soi-même et puis nous avons été soutenus par les structures théâtrales. Dans le cas L’Orestie, nous sommes parvenus à réunir trois théâtres publics : le Teatro Stabile del Veneto, le Teatro Metastasiano de Prato et la Centrale FIES, fondation théâtrale piémontaise TPE. C’est une anomalie ! Ensuite nous avons eu des soutiens européens : un théâtre allemand, la Fondation d’Entreprise Hermès…

Anagoor – « Orestea, Agamennone, Schiavi, Conversio » © Andrea Pizzalis

Marco Menegoni : 2009 a été une année charnière pour nous, au terme d’une première décennie d’existence dédiée à notre territoire, constellée de divers refus, de portes closes, d’une absence de reconnaissance ; nous nous étions habitués à une certaine précarité.

Simone Derai : Par la suite, ces difficultés ont pris sens, tout s’est éclairé. Mais le combat reste quotidien.

Marco Menegoni : Nous évoluons dans un contexte où aucune certitude n’est possible quant à notre avenir. Je crois que c’est une règle générale pour tous ceux qui travaillent dans ce secteur.

Olivier Lexa : Revenons à votre art. La lumière et la vidéo sont des composantes essentielles de votre identité. D’où vient votre rapport à l’image ?

Simone Derai : Nous évoluons dans une absence de règles, de lois internes mais dans une ouverture totale, une conviction que le théâtre est un espace dans lequel les arts convergent naturellement : les arts de la parole, ceux du temps (musique, danse) et l’architecture qui ouvre un rapport avec la lumière et le son, sans aucun type de préjugé ni d’hégémonie d’un art sur l’autre… ouverture à la photo et au cinéma enfin.

Marco Menegoni : Depuis mon entrée dans le collectif en 2003, je me suis rendu compte de l’importance de la multidisciplinarité. La vidéo était déjà un élément moteur de notre Orestie en 2004, pour ouvrir sur un autre temps, sur un autre espace, comme pour multiplier les niveaux d’une même scène.

Simone Derai : Le théâtre est le lieu du regard, d’une épiphanie non bornée à la vue mais ouverte sur le mental qui se compose dans l’esprit du spectateur.

Olivier Lexa : Dans votre spectacle pasolinien, vous mettez un œuvre un travail incroyable sur la dynamique de la parole, avec un long crescendo vocal interprété comme rarement j’ai eu l’occasion de le voir. Et sur les trois spectacles, il y a un même travail sur le timbre vocal, sur la transformation de la voix grâce au microphone. Qu’est-ce pour vous que la voix théâtrale ?

Marco Menegoni : [Silence.] Vous nous posez des questions que personne ne nous pose ! Merci. Elles s’avèrent centrales dans notre travail et nous font réfléchir à la manière de formuler tout cela. Dans notre recherche, à un certain moment s’est posée la question de l’emploi et de la fonction du micro. Il s’est agi d’exprimer une certaine intimité permise par le micro, mais aussi une forme d’exploration très particulière, impossible sans ce medium. Lorsqu’en tant que comédien je travaille avec un micro, je sais que toute mon attention est focalisée sur ce point et sur ma mission par rapport à cet outil. Le micro permet de catalyser la concentration, de canaliser l’énergie.

Simone Derai : Il y a une question technico-physique mais jamais les corps ne sont déconnectés, au contraire. Ils jouissent d’une liberté supplémentaire. La technique ouvre de nouvelles possibilités, comme l’utilisation des masques dans le théâtre classique. Mais précisément pour une certaine identité, le micro est un trésor pour le comédien et pour le public car il permet d’atteindre des sphères de la pensée et de l’émotion qui n’existaient pas avant.

Marco Menegoni : Vous parliez de théâtre non réaliste, d’oxymore. Ici le micro n’est pas un objet dissimulé mais une amplification déclarée. On est donc pleinement dans un théâtre non réaliste. Il y a un lieu, un temps pour dire les choses mais le micro les fait entrer dans une intimité et une forme d’hyper réalisme. La liberté de mettre de côté les questions de projection de la voix, de résonateurs etc. m’aide à me dédier exclusivement à la parole. Rester, vivre avec chaque parole. Il est ainsi presque plus facile d’entrer dans la réalité poétique.

Olivier Lexa : La parole a-t-elle un sens et une fonction différents quand vous la lisez et lorsque vous la dites ?

Marco Menegoni : Dans Virgilio bruccia en 2014, nous avions pensé à affronter tout le second livre de l’Enéide en latin, dans la métrique et la prononciation classiques. L’enjeu était de se mesurer au texte non traduit. Et nous avons appris, par Elio Donato notamment, que lorsque Virgile déclamait lui-même ses vers, ceux-ci revêtaient une signification particulière pour l’assistance, tandis que lorsque ces vers se retrouvaient dans la bouche d’un autre, quelque chose disparaissait. Evidemment, se pose ici la question de l’interprétation : affronter et « trahir » un texte quand on l’interprète. Il s’agit toujours de traduire le texte. Même dans le cas de dire ces vers en latin, la question de l’interprétation induit l’acte de traduire. C’est ça, le théâtre.

Simone Derai : Pour revenir à la question du microphone : celui-ci peut être perçu comme un outil de propagande. Nous, nous l’utilisons dans le sens de la subversion dont vous parliez tout à l’heure, en le confrontant à la parole poétique.

Olivier Lexa : D’expérience, nous savons que la coexistence entre parole et musique au théâtre, qui définit le théâtre musical, est très complexe. Il arrive souvent que la superposition d’une musique à un texte le phagocyte ; que la parole et la musique s’en trouvent toutes deux amoindries. Il en est tout autrement dans votre travail. Rarement j’ai vu une utilisation aussi juste du son et de la musique au service du texte ; dans vos spectacles, l’équilibre est parfait. Comment faites-vous ?

Simone Derai : Il s’agit d’une partition complexe dont la voix fait partie, comme s’il s’agissait d’une composition unique incluant son et texte. La musique n’est en aucun cas la colonne sonore du texte. Ensemble, parole et musique créent suspensions et crescendos.

Marco Menegoni : Nous travaillons avec l’extraordinaire musicien et sound designer Mauro Martinuz depuis une dizaine d’années. Nous avons beaucoup cherché, toujours dans le sens d’une non-subordination de la musique au texte. En tant que comédien, si je ne jouais pas sur le son et la musique composés par Mauro, certaines dynamiques rythmiques et émotives ne seraient pas possibles.

Simone Derai : C’est ce que l’on voit dans le long crescendo de L’Italiano è un ladro de Pasolini. Il a été pensé comme un tremblement de terre qui naît de loin, dès le début du spectacle. Mais cette fusion du son avec la parole se retrouve aussi dans nos autres travaux, où la musique est l’architecture de l’œuvre entière. L’espace est le lieu de la pensée. La lumière transforme les ombres du cœur. La parole, qui provoque des visions et des images en tant que signes parlants, se meut en accord avec ce triple dessin. Le travail de Mauro interagit avec le corps et l’esprit de l’acteur et par conséquent avec le corps et l’esprit du spectateur.

Marco Menegoni : Par ailleurs, la réalisation se fait toujours en live : Mauro « joue » avec nous, il interagit en direct.

Simone Derai : Le tempo n’est pas défini a priori à 100%. Il se fait sur scène.

Lisa Gasparotto : Pour L’Italiano è un ladro, nous avons commencé par nous asseoir autour d’une table avec Mauro et à lire le texte ensemble. Puis à travers un dialogue constant, nous avons suivi certaines de ses propositions, d’où sont nées les tessitures sonores sur lesquelles repose tout le travail.

Olivier Lexa : D’après vous, y a-t-il des similitudes entre ce type de travail et l’opéra ?

Marco Menegoni : Oui, avec l’opéra baroque surtout.

Simone Derai : Car l’opéra baroque donne une importance égale au texte et à la musique.

Olivier Lexa : Au XVIIIe siècle en revanche, la musique a commencé à prendre l’ascendant sur le texte… Vous avez travaillé sur différents spectacles lyriques : Et manchi pietà sur une musique de Monteverdi, Il Palazzo di Atlante de Luigi Rossi puis Faust de Gounod. A présent vous préparez Le Paradis et la Péri de Schumann au Teatro Massimo de Palerme. Quel rapport avez-vous à l’opéra ?

Simone Derai : Nous pensons toujours nos spectacles en termes musicaux. Par conséquent, nous n’avons pas eu l’impression de changer de maison en passant à l’opéra. Le training de notre compagnie inclut le chant.

Marco Menegoni : Verso l’eresia présente trois petites formes. Depuis 2012, la compagnie travaille avec un plus grand nombre d’artistes pour des spectacles « choraux ». Il n’est pas rare que tous les artistes présents sur scène chantent. Dans Virgilio bruccia nous chantons une pièce polyphonique de John Taverner. Dans l’Orestie, nous chantons une pièce d’Arvo Pärt.

Olivier Lexa : Passons à la question du corps. Travaillant avec tous les media, vous incluez la danse à vos spectacles. Mais même lorsqu’il ne s’agit pas de danse à proprement parler, vous avez une idée bien précise du corps scénique. Comment est-elle pensée ?

Marco Menegoni : Nos spectacles font appel à un « tutt’uno ». Nous ne voyons pas de hiérarchie entre nos différents moyens d’expression : voix, gestualité, corps et chant sont au même niveau.

Olivier Lexa : La gestualité et le comportement corporel viennent spontanément ou sont-ils murement réfléchis ?

Simone Derai : Nous pourrions parler d’une conscience profonde du corps.

Anagoor – « Socrate il sopravvissuto » © Giulio Favotto

Olivier Lexa : Comment travaillez-vous cela en répétition ?

Marco Menegoni : Comme pour la voix, nous expérimentons. Dès que la voie semble plus articulée, on peut fixer des choses. Mais nous n’avons jamais de partition rigide. C’est comme si nous disposions d’une gamme, d’un échafaudage comprenant des structures portantes, avec une liberté de mouvement mais dans un cadre, exactement comme pour la voix, le son etc. Dans notre Socrate il sopravissuto par exemple, nous travaillons avec dix comédiens très jeunes qui doivent, pour une durée assez libre allant de 5 à 10 minutes, réaliser une performance corporelle ; celle-ci change à chaque représentation. Il s’agit d’une improvisation encadrée par un point de départ et une fin prédéfinis.

Olivier Lexa : Quelles sont vos influences ? Littérature, philosophie, théâtre, cinéma, arts plastiques…

Simone Derai : Le monde !

Olivier Lexa : Mais il y a le monde que vous décidez de voir.

Simone Derai : Il y a des rencontres décisives. Pour moi, le Manifesto de Pasolini a été un germe qui a fleuri progressivement. Je pense également à un voisinage affectif avec le cinéma italien des années 1950 à 1970 – voisinage nostalgique. Je ne voudrais pas être banal, mais Fellini et Pasolini ont été pour moi des maîtres, des compagnons. C’est comme une cosmogonie : chacun va toucher des zones de la pensée et agir en conséquence. Il y a cette matrice que je ne renie pas. Et puis il y a la rencontre avec Eschyle, depuis un long laboratorio que nous avons conduit de 2004 à 2006, qui nous a confrontés à des questions de lexique, de syntaxe et d’image, d’imagination. Ce travail est resté sous-jacent à tout notre travail par la suite et nous a portés à plus de maturité. Ensuite, il y a notre rencontre avec le cinéma d’Alexander Sokurov. Dans son cinéma se retrouvent de nombreuses instances poétiques dont nous nous sentons proches : la réflexion sur l’Histoire, la relation entre l’être humain et l’art, les implications du pouvoir sur la vie des hommes. D’un point de vue cinématographique, le « temps suspendu » de ses plans, son imagerie qui le place constamment face à la persistance et à la contemplation des images figuratives et classiques, nous ont toujours fascinés. Enfin, l’illusion mimétique et la réalité sont presque toujours désagrégées dans ses films, composés non pas d’actions mais d’allégories et de visions.

Marco Menegoni : Nous avons eu le privilège d’être ses assistants en 2016 autour de son premier spectacle théâtral pour le Festival de Théâtre du Teatro Olimpico de Vicence, sur un texte de Brodsky. Travailler avec lui a ouvert pour nous une période de confrontation sans retour. Il a désiré assister à notre spectacle Socrate il sopravvissuto, suite à quoi nous avons beaucoup parlé des instances liées au temps théâtral et au rapport entre l’action scénique et l’utilisation de l’image comme apparition d’une temporalité autre.

Olivier Lexa : Et si nous pensons aux arts plastiques… Dans votre spectacle sur Giorgione, vous utilisez des détails d’œuvres choisies. Mais en général, quelles sont vos sources plastiques ?

Marco Menegoni : La Renaissance vénitienne est évidemment présente dans notre travail, jusque la première moitié du Seicento.

Simone Derai : Je pense à une interaction permanente entre les formes et la pensée. Tintoret me bouleverse. Et Giorgione est incontournable.

Marco Menegoni : De plus, de manière générale chaque expression artistique figurative de l’histoire de l’humanité nous passionne : les origines de la citoyenneté, le monde classique, les arts figuratifs contemporains…

Olivier Lexa : Vous êtes une compagnie, un collectif. Simone, vous êtes toujours metteur en scène des spectacles d’Anagoor, même si vous n’êtes pas toujours seul à ce poste et que vous vous laissez régulièrement accompagner d’autres membres du collectif. Comment fonctionnez-vous ?

Marco Menegoni : Au début, Simone était également interprète sur scène. Puis nous nous sommes spécialisés en maintenant ce caractère d’échange.

Lisa Gasparotto : Je pense que Simone est un exemple unique, aujourd’hui, incarnant la figure du metteur en scène qui aussi dramaturge et qui réussit à dépasser la nature originelle du metteur en scène dans le théâtre contemporain, croyant dans la représentation en tant qu’élément vivant et spirituel, en en faisant quelque chose d’extrêmement vivant et actuel. Simone est un metteur en scène-démiurge-auteur. En Italie on recherche beaucoup l’assentiment du public ; Simone ne recherche pas cette satisfaction du public mais il tend à attirer ce public vers une expérience totale. Pour ce faire, Simone se place à l’intérieur d’un parcours et il écoute d’une manière exceptionnelle.

Marco Menegoni : Simone accueille. Il est toujours à l’écoute, même s’il a une idée en tête comme nous tous. D’où la nature collective de la compagnie.

Propos recueillis et traduits de l’italien par Olivier Lexa

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