Philosophie/Presque rien

Presque rien | Jeu, set et Nietzsche !

Roger Federer et Rafael Nadal (AFP/Reuters)

Scénographie de la balle jaune. Si les réflexions philosophico-tennistiques restent encore rares, on trouve une belle intuition chez Christophe Lamoure dans sa Petite philosophie du tennis selon qui le tennis est le sport par définition où chaque joueur et joueuse traversent « une expérience de soi, de ses puissances et de ses impuissances ». Dès lors, un tournoi, amateur ou professionnel, décrit ces différents degrés de l’expérimentation vivante de soi. La situation du tournoi du Grand Chelem de France Roland Garros se présente comme l’un des plus grands événements sportifs de l’année qui prolonge cette intuition philosophique et psychologique à propos du tennis. Les plus grands joueurs et les plus beaux espoirs s’affrontent, tentant, à chaque point, à chaque coup, de dépasser leurs ambitions et leurs possibilités. D’une certaine manière, c’est ce que le sport propose de plus beau : se surmonter soi-même afin de renverser la concurrence, de s’approprier des victoires ou des défaites minces, et donc cruelles. En terre battue, l’orange puissant colore tous les écrans de télévision, laissant apparaitre à l’image, comme en négatif, les allers et les retours d’une balle jaune dont il faut se débarrasser avec brio, avec malice, avec puissance. Plus généralement, le tennis est un sport de combat où les coups sont donnés par l’intermédiaire d’une arme complexe à dominer, à savoir une raquette. Comme à la boxe, il ne suffit jamais d’être celui qui frappe le plus fort : il faut bien frapper, avec mesure et stratégie, tout en domptant les aléas psychologiques. Combien de fois des matchs ont basculé à partir d’une implication psychologique outrepassant la dimension athlétique des compétiteurs ? L’aspect inexplicable du tennis rend ce sport à la fois magique et mystique, imprévisible et spontané. Pas de coéquipier pour se rassurer ou se compléter, pas de coaching pour reprendre son souffle pneumatique : rien qu’une solitude qu’il faut supporter et oublier.

Bien que Roland Garros ait connu ses champions pendant des décennies, des plus charismatiques au plus athlétique, de Chang ou Kuerten à Borg ou Bruguera, il existe depuis 2005, un champion incontestable de ces Internationaux de France : Rafael Nadal. Cumulant 11 Coupe des Mousquetaires remportées, il domine le tennis mondial, notamment en étant le meilleur joueur de terre battue, avant même l’ère Open. Martyrisant ses adversaires en les étouffants à coups de coupes droits lassos et d’une défense de titane, il monopolise ce tournoi avec prestige et aisance. À la manière d’un boxeur de haut niveau, il pèse plus de 90 victoires pour 2 défaites à Roland Garros, laissant K.O. ceux qui s’y frottent. Toutefois, la concurrence est rude et nul n’ignore que le plus grand joueur de l’histoire du tennis Roger Federer est son grand adversaire. Nul éloge ne serait aussi flatteur que les titres et statistiques de Federer, tant l’homme incarne le tennis à lui seul depuis les années 2000, asphyxiant 99% de la concurrence. Sauf que Federer n’est pas rassasié de sa victoire en 2009 contre Soderling. Ce n’est pas cette victoire qui l’intéresse, aussi savoureuse soit-elle. La rivalité qui les anime n’est possible qu’à la leur de leur authentique amitié.

Nietzsche boxant la « Next Gen’ »

Roger Nietzsche. Si Nietzsche écrit dans Aurore que la vie est la tension à la sensation d’un maximum de puissance, qu’elle est l’effort vers un accroissement de puissance, autrement dit qu’elle constitue ce vouloir actif, alors la figure de Roger Federer est une modalité de l’expression incarné de la « volonté de puissance ». Pourquoi penser Federer en tant que personnage nietzschéen par excellence ? Car ce qu’il veut, c’est-à-dire ce qui l’anime de manière dans son corps, c’est cette volonté affirmative et vitale de surmonter les obstacles les plus rudes et les plus immanents. Nietzsche insiste : « La volonté de puissance ne peut se manifester qu’a contact de résistances ; elle recherche ce qui lui résiste (FP, XIII, 9[151]) ». Federer a surmonté ses faiblesses et ses abysses : il est capable de gagner Roland Garros. Or, le disant lui-même après sa victoire contre Stanislas Wawrinka en quart de finale : « Si je revenu sur terre (battue), c’est aussi peut-être pour jouer Rafa ». Et donc le battre. Ajoutant plus tard : « Si j’avais voulu éviter le match contre Nadal, je n’aurais pas joué ici ». Dès lors, Federer veut battre Nadal à Roland Garros, il veut affronter les résistances les plus fortes pour les surmonter, les dominer et ainsi accroître sa volonté, sa vitalité en cherchant ce qui lui résiste encore. Gagner contre Nadal à Roland Garros est pour Federer la possibilité d’un dépassement des forces réactives pour manifester l’expression de nouvelles forces actives. Dépasser sa propre humanité en laissant la trace cryptée d’une volonté surhumaine à travers l’éternel retour du « FEDAL » — le 39ème du nom à Roland Garros cette année. L’affrontement de deux forces, l’une qui résiste activement, l’autre qui veut le dépassement par l’affirmation de sa puissance réalisée. Contrairement à un Novak Djokovic animé par le ressentiment orgueilleux et vengeur du dernier homme nietzschéen, dans ce match à trois, Federer est mû par une force qui acquiesce et cherche, non plus la gloire, mais un redoublement de la force, un mouvement vivifiant. Surmonter Nadal à Roland Garros n’est pas la vengeance des victoires de Nadal sur le maître de Wimbledon qu’est définitivement « Rodgeur ». C’est pour Federer l’inverse d’une revanche : c’est la tension désirante d’une grande santé toujours en demande. Ce qui ne le tue pas, le fortifie, certes ; mais, affronter les résistances et les soumettre à sa volonté et à sa puissance, revient à actualiser et à activer le devenir de la force de Roger Federer (tout) contre celle de Rafael Nadal. En plus de la prégnance du style, Federer est le corps de la volonté de puissance, la concrétisation sportive d’une conception philosophique fondamentale chez Nietzsche.

© Jonathan Daudey


Presque rien se compose sous la forme d’une série de chroniques philosophiques et littéraires se donnant pour objectif d’observer et d’interroger les mythologies de notre présent, de faire état de moments contemporains et d’étudier patiemment certains objets du quotidien. L’idée est de proposer de courts textes qui prennent le temps de questionner de manière inactuelle des instants actuels.

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