Lectures/Littérature

Un roman animiste | « Anima », Wajdi Mouawad 

Détail de la couverture de l’édition italienne d' »Anima » de Wajdi Mouawad (Salt Editions)

Qu’est-ce que tu sens, Mason-Dixon Line ? m’a demandé Wahhch.
J’ai grogné. Je sentais l’odeur des terres brûlées,
j’entendais déjà la déchirure à la trame de sa vie.

Une métaphysique de l’âme

« Anima », Wajdi Mouawad (Actes Sud, Babel, 2015 [2012])

Il est des âmes qui sont irrémédiablement fêlées. Ainsi commence l’histoire de Wahhch Debch, dont la fêlure ne cessera de se creuser tout au long du roman de Wajdi Mouawad. Tout commence lorsque Wahhch perd son âme, alors que sa femme est retrouvée morte, assassinée de la plus ignoble des manières. Notre époque laisse peu de place à la question de l’âme, plus intéressée par les neurosciences et le cerveau, ou par les images du moi qui inondent les réseaux sociaux. Comment peut-on « perdre » son âme ? Et qu’est-ce que cette perte révèle de la nature même de ce que l’on appelle « âme » ? Ce qui arrive à Wahhch ne peut être compris ni par la religion, ni par la justice ou par la psychiatrie. Son âme est perdue parce qu’il subit d’abord la plus terrible des violences : celle de la disparition de son âme-sœur. L’âme n’est-elle pas en effet une entité fondamentalement couplée ? La fêlure est telle que Wahhch sombre dans un sentiment trouble d’irréalité, en cherchant à s’assurer que ce n’est pas lui qui a commis l’odieux crime. Exilé de lui-même, il se met à hanter le corps qui le porte, sans véritablement l’animer. Pour retrouver le meurtrier de sa femme, Wahhch entame une en-quête qui va progressivement se confondre avec une recherche de soi.

Mettre au cœur d’un roman la question de l’âme, c’est renouer avec la métaphysique, soit avec une réflexion sur les liens imperceptibles qui se nouent entre les êtres. S’il est question d’ouvrir un questionnement radical sur l’intériorité, il s’agira surtout de retrouver un univers peuplé d’une infinité d’âmes qui s’entre-répondent. Wahhch en rencontrera ainsi bien d’autres, s’y confrontera, ce qui l’amènera à briser le cercle de sa solitude. Des âmes d’humains, tels les Indiens de la réserve qui l’aident à remonter jusqu’au tueur de sa femme, ou ce couple d’historiens qui l’aide à recomposer l’histoire familiale. Mais aussi des âmes d’animaux, jusqu’à la rencontre décisive avec l’animal-totem qu’est le chien Mason-Dixon Line, sorte de double primitif qui permettra à Wahhch d’être à nouveau lui-même. Ce compagnonnage nous montre qu’il y a des moments pendant lesquels il est plus aisé de se composer avec les âmes des plantes, des animaux ou des paysages, plutôt qu’avec les âmes de nos semblables. La violence apparaît lorsque le couplage que réclame l’âme est impossible, au sens où certaines compositions se soldent nécessairement par la destruction de l’autre. Ainsi en sera-t-il de l’assassin de sa femme, et, bien plus tard, de son propre père.

Animaux

Larus argentatus, Grus canadensis, Lampyris noctiluca, et bien d’autres peupleront la quête de Wahhch. Les animaux ne font pas partie du décor : ils racontent une histoire en une manière de polyphonie silencieuse qui rappelle celle des Vagues de Virgina Woolf. À la manière de narrateurs qui font se succéder les événements dans leur théâtre mental, ils sont autant de points de vue, autant de perspectives dont l’entrelacement forme un monde toujours en mouvement. On pourrait parler à ce propos d’un stream of wilderness, plus que d’un stream of consciousness, tant il s’agit de perceptions obscures. Ainsi, les animaux peuvent raconter parce qu’ils perçoivent, mais aussi parce qu’ils savent, d’un savoir dont les humains ignorent tout puisqu’ils l’ont oublié. Ainsi Canis Lupus qui déclare :

L’humain est un corridor étroit, il faut s’y engager pour espérer le rencontrer. Il faut avancer dans le noir, sentir les odeurs de tous les animaux morts, entendre les cris, les grincements de dents et les pleurs. Il faut marcher, enfoncer les pattes dans une boue de sang et remonter le long d’un fil d’or abandonné par l’humain lui-même, lorsqu’il n’était qu’enfance et que nul toit ne cernait son plafond. Animal parmi les animaux, il ne souffrait pas encore. L’humain est un corridor et tout humain pleure son ciel disparu. Un chien sait cela et c’est pour cela que son affection pour l’humain est infinie. (p. 149).

L’humain est un corridor, soit un lieu de passage. Il fût animal avant de se hisser jusqu’aux privilèges de son espèce. Mais ce qu’il a gagné en élévation, il l’a perdu en sauvagerie : n’est-ce pas cela, le « ciel » dont parle Canis Lupus ? Le ciel n’est-il pas ce qui est le plus mondain, le plus obscurément terrestre, l’immanence même ? Ce savoir, nous l’avons perdu car nous cherchons à étendre la portée de nos regards vers les hauteurs alors qu’il aurait fallu les diriger vers le bas. L’animal, soit l’être qui possède au plus haut degré son âme parce qu’il ne peut la perdre, comprend ces choses d’une manière feutrée et compatissante.

Masque Yup’ik, Amérique du Nord, deuxième moitié du XXe siècle

Humains

La quête de Wahhch se déroulera en partie dans une réserve indienne, là où des hommes et des femmes ont été privés de leur existence authentique depuis des générations. Chaque individu qui s’y trouve a été en effet « mangé par le political body », comme le dira l’un des interlocuteurs de Wahhch. L’assimilation forcée, en effet, est une grande dévoreuse d’âmes. Si le savoir de l’animal est celui de l’immanence, celui des Indiens est connaissance de la souffrance liée à l’exil et à la distance. C’est pourtant là que Wahhch pourra conquérir le supplément d’âme qui lui permettra de trouver la force de continuer. Il ne faut voir ici nul exotisme, nulle curiosité déplacée d’un blanc qui chercherait des réponses dans l’ésotérisme de croyances indigènes. Il n’en reste pas moins que les Indiens sont comme le double sauvage de Wahhch : ayant vécu eux aussi la perte d’une âme individuelle et collective, ils sont à même de lui indiquer le chemin vers le fonds obscur qui se trouve au cœur son être. Le passage initiatique par la réserve le mettra ainsi en face d’une altérité qu’il reconnaîtra comme sienne, et qu’il apprendra à apprivoiser. Le retour de l’âme ne peut s’opérer sans passer d’abord par un rapport dialectique qui jette hors de soi, et qui oblige à se confronter au vide. C’est ce que suggèrera Jackson après une remarque de Wahhch, dans ce qui est peut-être l’un des plus beaux passages du livre :

– Si le cri est perpétuel, plus rien n’est visible.
– Bingo ! Chaque cri doit être suivi par un silence pour faire entendre son écho. Celui qui ne fait que hurler sa douleur n’en verra jamais le visage tout autant que celui qui s’obstine à la taire. C’est la leçon des chauves-souris : pour voir le visage de ce qui te fait souffrir, tu dois faire de ta douleur un collier qui enchaîne des perles de silence aux perles de tes cris. (p. 237)

Pour reprendre la formule d’un célèbre article de Thomas Nagel, nul besoin d’être dans la tête de la chauve-souris pour en saisir le point de vue. Les analogies qui construisent des ponts entre humains et animaux permettent largement de dépasser les problèmes classiques de l’anthropomorphisme, tout en dévoilant des vérités qui vont au-delà de ce que l’on tient pour constitutif de « l’humanité ».

L’importance donnée aux noms dit encore quelque chose des interpolations qui sont à l’œuvre entre les différentes âmes. La femme disparue s’appelle Léonie, l’ennemi se prénomme Welson Wolf Rooney, le compagnon de route canin de Wahhch porte, quant à lui, un nom quasi-humain. Entre les deux derniers, le secret d’une transmigration ou d’une métempsychose dont on ne peut rien dire ici. Quant à « Wahchh Debch », c’est à peine s’il s’agit d’un nom : ce sont plutôt des souffles rauques et monosyllabiques qui dénotent la cruauté et la monstruosité. Sans âme, le nom n’est qu’un flatus vocis, et Wahhch un signifiant inanimé. Néanmoins, il apprendra le sens totémique de son nom, constitué non par rattachement à un animal, mais en référence à des qualités qui lui ont été attribuées malgré lui. Se retrouver soi-même, c’est comprendre l’origine de son nom afin de l’assumer, mais peut-être aussi de le dépasser. Aussi n’est-il pas un donné, c’est une conquête. Parallèlement, Wahhch fera une seconde rencontre décisive : ce sera celle de Winona, la femme-sœur avec laquelle l’âme de Wahhch coïncidera par de similaires fêlures. À ce point du roman, la composition avec d’autres âmes humaines est désormais possible, signe d’une grande santé retrouvée.

Retrouver son âme

L’âme de Wahhch à nouveau couplée à l’animal-totem et à la femme-sœur, la métamorphose est presque achevée. La quête de soi se terminera, en toute logique, dans la ville d’Animas, en une scène glorieuse et macabre qui boucle l’histoire sans fin des âmes perdues. À ce moment seulement le narrateur devient pleinement humain, ce que suggère le dernier et le plus court chapitre du roman : « IV Homo Sapiens Sapiens ». Nous voici arrivés au point le plus éloigné du corridor. La fin de l’enquête est rapportée par le biais d’un manuscrit retrouvé, écrit selon le narrateur de la main même de Wahhch. Moment de fiction dans la fiction, le procédé garantit tout autant le mystère du voyage auquel nous venons d’assister que la crédibilité potentielle de ce que nous avons lu (on se rappelle Potocki ou Borges, qui usaient du même procédé). Wahhch ne se sera donc jamais raconté lui-même : au bruissement silencieux des animaux succède la parole d’un homme, un coroner proche de la retraite. C’est lui qui narrera la fin de l’odyssée de Wahchh, son récit s’achevant dans une mélancolie certaine, rêvant d’un monde dans lequel « Wahhch retrouverait son nom ».

Portrait de Mason-Dixon Line

L’âme perdue peut donc être reconquise parce qu’elle n’est pas seule, et parce qu’elle est ce qu’il a d’inaliénable en chacun de nous. Anima est bien un roman « animiste » reposant sur une métaphysique de l’âme, mais en un sens distinct des anciennes traditions, et notamment de la tradition chrétienne qui voulait la réserver à la personne humaine. L’on apprend ainsi qu’il n’y pas d’êtres humains à proprement parler « inhumains », mais qu’il existe des individus « inanimés », doubles fantomatiques d’eux-mêmes. Réduire l’humain à son « humanité », c’est oublier que ce n’est pas seulement une essence abstraite qui le constitue. Au terme d’une lecture d’une intensité rare, l’on redécouvre alors la vérité suivante : l’âme est bien cette instance infiniment peuplée qui nous relie avec la totalité de l’univers. La perdre entérine une séparation d’avec soi-même comme d’avec le monde qui nous entoure. La retrouver nous sauve de la solitude et de la folie.

© Guillaume Lurson

Une réflexion sur “Un roman animiste | « Anima », Wajdi Mouawad 

  1. Merci pour cette lecture ! A votre insu vous avez parfaitement entendu le nom Wahch en arabe qui signifie quelque chose comme « sauvage », « bestial », « monstre », et debch « brutal ». Les termes dénotent bien la monstruosité et la brutalité !

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