Philosophie

L’usage de la ville : la politique, c’est l’urbanisme

Vue aérienne d’Athènes, en Grèce.

Que peut bien dire un philosophe sur la ville et l’urbanisme ? Sa chose n’est-elle pas les idées vaporeuses hors-sol, et l’utopie, les chimères, le Ciel plus que la Terre ? Et pourtant, Nietzsche nous dit que nous devons la naissance de la philosophie à Xanthippe, la femme de Socrate, dont on raconte qu’elle était si acariâtre, qu’elle aurait poussé Socrate à passer ses journées dehors, à se promener dans sa ville, Athènes, et a préféré la compagnie et la conversation du premier venu, à la présence de son épouse. La philosophie a donc commencé ainsi : par un homme qui errait dans une ville, et qui en inventa l’usage. Il transforma la conversation polie entre passants en dialogue maïeutique, où l’enjeu était d’accoucher la vérité des âmes. La philosophie est née donc d’un être en mouvement allant à la rencontre des autres, et par un usage particulier d’une ville, qui s’appelle Athènes. Voilà en quoi, en philosophe, je m’autorise d’en dire deux ou trois choses.


Mobilité ou mouvement de l’homme ?

Nous sommes des êtres de mobilité – ou, on le verra, de mouvement –  quand une partie de la Nature est, pour un sens, immobile. La flore est autonome du point de vue énergétique : elle transforme la lumière en sucre, se nourrit d’air et s’alimente elle-même par l’eau qu’elle produit et qu’elle rejette de ses racines ; sans compter les poils de la faune qui la protège du froid, et lui permet de garder son énergie thermique. L’humain, quant à lui, dans sa fragilité, a trouvé le feu et les peaux de bête comme réconfort ; il a dû partir à la recherche de l’eau, trouvé, comme la faune, dans son mouvement perpétuel, de quoi s’alimenter. Sédentaire, comme une plante, il n’aurait pas survécu (encore que les arbres, les plantes, et les champignons ne cessent pas s’étendre dans le sol, et en ce sens, se déplacent également) : car l’énergie ne lui est pas donné dans l’inertie, mais dans le mouvement. Il dût donc être nomade, avant de s’installer de manière pérenne dans un lieu. Ses déplacements retracent sa pauvreté essentielle : course-contre-la-mort, c’est à marche ou crève que l’humain a pu durer dans le temps. Sa course aux énergies est l’aveu d’un dénuement primordial. Il n’était pas le plus faible des vivants, mais, de fait, il n’était pas le plus fort : sa technique a pallié ses manques, a supplémenté une Nature dont il était l’un des parents pauvres.

L’humain est, donc, par essence, un être de mobilité, qui a dû fonder, une fois l’agriculture inventée, des lieux de vie sédentaires, des tribus, des villages, des cités, puis des villes. Sa mobilité s’est peu à peu limité à un espace donné. La relative abondance des vivres que lui donnait l’agriculture lui permettait de s’immobiliser. Le progrès humain fut d’apprendre, par la mobilité, à rester immobile, ou dans une relative immobilité. Aujourd’hui, les maîtres du monde sont statufiés devant leurs ordinateurs et tablettes ; ils ne sont plus les grands voyageurs ou les conquérants. Même la guerre, désormais, se fait quasiment dans l’immobilité, par des moyens techniques pilotés à distance.

Il n’en demeure pas moins, que nous autres citadins, nous avons été des immobiles mobiles. Et cette immobilité, autant que cette mobilité, est rendue possible par la politique. C’est la politique de la ville, de tout temps, qui a réglé les frontières de celle-ci, ses contours, ses centres villes et ses banlieues, mais encore les voies de transport, depuis la Rome Antique, et la première route construite, la Via appia. Au fond, nous avons été les sujets de ce façonnement des milieux de vie, et des territoires. Ou si, vous le voulez, nous avons été les playmobiles immobiles de ces entreprises juridiques et architecturales.

Mais aujourd’hui, je voudrais le souligner, pour ne pas faire mine de l’ignorer, ou pour ne pas l’effacer, nous confondons sûrement la mobilité et le mouvement. La mobilité appartient à une rhétorique politique : on parle de mobilité sociale, à mesure même que l’ascenseur social est bloqué au rez-de-chaussée. On parle également de mobilité dans les transports : ainsi peut-on faire, comme c’est mon cas, et le cas de tant de personnes en France, trois heures de trajets journaliers simplement pour aller travailler. La mobilité est synonyme d’adaptabilité : il faut s’adapter, il faut être mobile, voilà le mot d’ordre de l’idéologie économique et politique actuelle. Je crois davantage au mouvement, et à tous les termes qui s’y rapportent étymologiquement. La mobilité renvoie à quelque chose de mécanique ; nous autres, êtres vivants, nous sommes davantage des mouvants que des mobiles. La vie se meut, et en se mouvant, en se mettant en mouvement, elle émeut et s’émeut, elle a des émois ou en provoque, elle éprouve une multitude d’émotions.

La mobilité est en marche, en marche vers l’adaptation au marché, elle est celle de la vie économique ; le mouvement est élan vers une vie meilleure, anéconomique, quitte à bifurquer, s’arrêter, s’immobiliser, manifester, conserver ce qu’elle a de plus cher, refuser le progrès.

Michel Foucault

Dans l’Antiquité, par exemple, les cités étaient fermées sur elle-mêmes, et tout ce qui arrivait à ses portes était considéré comme barbare (la rhétorique n’a, cela dit, à l’extrême droite, pas beaucoup changé) ; au Moyen-âge, pareillement, les villes s’organisaient autour de l’autorité religieuse, du couvent ou de la paroisse, et du château du Seigneur, et étaient entourées de murailles ou de remparts. Les villes sont ainsi des microcosmes, recroquevillées sur soi, et se déployant en cercles concentriques autour d’un édifice religieux le plus souvent. Comme c’est le cas à Strasbourg, Reims ou Paris. Petit à petit, avec l’essor des échanges économiques, les villes vont s’ouvrir à la Modernité, et l’hygiène s’améliorant, ce n’est pas simplement les déchets que l’on éloignera des villes, mais tous ceux qui, déviants, marginaux, salissent les lieux publics ou leur donnent une mauvaise image. Ainsi, en sera-t-il des fous à partir du 17° siècle, des lépreux, des criminels, ou des déviants au 19° siècle.

Au fond, on pourrait dire, comme Michel Foucault le dit, dans une conférence qu’il donna en 1967, que cette question du lieu, de l’usage des lieux, peut se distribuer selon trois catégories : l’utopie, l’hétérotopie, et la hétérochronie[1].

Utopies

Dans cette topographie, dans cette écriture politique des lieux, il y eût, très tôt, un désir d’utopie. Littéralement, l’utopie, en grec, c’est ce qui n’a jamais eu lieu, ce qui n’a pas trouvé le lieu de son avoir-lieu. L’utopie, le plus souvent, appartient aux catégories politiques ; alors même que, l’utopie a commencé avec la philosophie. Les plus grandes utopies furent philosophiques : la fin de la monarchie, la démocratie, le communisme, l’égalité entre les hommes, les droits de l’homme, leur émancipation des fers, etc. Tout cela – et cette liste est non-exhaustive – doit être mis au compte des utopies philosophiques qui prirent pied dans l’Antiquité grecque.

Il n’y a pas de vie sans utopie. Toute vie est tendue par l’espoir ou la foi en l’advenue de quelque chose d’extra-ordinaire, d’inouï. On attend tous le miracle, d’être touché par la grâce, que quelque chose vienne nous bouleverser, nous surprendre là où on est. On attend tous, contre toute attente, que l’imprévu vienne nous cueillir. Ne serait-ce qu’en amour : le coup foudre n’est rien de plus qu’une utopie qui parfois a lieu – trouve le lieu de son avoir-lieu. Il ou elle venait d’on sait où, comme dans « A une passante » de Baudelaire[2], et sans prévenir, il ou elle a croisé notre route, et changé notre destin.

Chose étonnante, l’espoir, étymologiquement, renvoie au latin spes : l’espace. Il n’y a d’espoir que dans un espace fermé qui tout d’un coup s’ouvre à de l’imprévu. L’espoir donne de l’espace là où on a l’impression qu’il en manque ou qu’il n’y a plus. Il ouvre un jeu pour la venue de ce qui n’est jamais venu. Au fond, l’espoir est, par essence, tendu vers l’utopie, vers le hors-lieu, vers l’imaginaire qui anticipe un meilleur monde possible au milieu des lieux immondes. L’espoir donne, en définitive, de l’air : elle ouvre grands les fenêtres du possible là même où l’on croyait que tout était impossible. Dans l’impasse, et ce qui paraît sans issue, l’espoir ouvre une brèche laissant luire une lueur d’espoir ; un autre monde à inventer, à appeler.

Au reste, l’utopie peut être également politique : la dernière grande utopie, et qui demeure, et qui doit demeurer, est celle du communisme, et peut-être avec ou avant elle, celle de la révolution. Dans les lieux par trop réglés, polissés, fermés de nos villes, où la banlieue, comme son nom l’indique, est au ban de la société, où la prison, l’hôpital psychiatrique le sont aussi, où les logements dits sociaux, sont relégués aux abords désertés des villes, dans des lieux sans vie culturelle, où les centres villes s’embourgeoisent, et où les périphéries se boboïsent par la gentrification, l’utopie fonctionne comme une bouffée d’oxygène, comme une respiration des villes vers un lieu qui, en elle, comme hors d’elle, n’a jamais eu lieu.

Le communisme, en cela, fut et demeure l’espoir, contre toute espérance, d’une ouverture, non pas simplement des centres villes sur les banlieues, mais des villes, des villages, sur le monde. Le communisme, c’est, du point de vue de l’urbanisme, une internationale des milieux de vie, de partage, de rencontre, de fraternité ou de sororité. L’appel communiste, par excellence, fut « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » Et cette union ne pouvait signifier qu’un droit à la vie (non aliénée, non éreintée par le travail usant et pénible), et qu’un droit à la ville, c’est-à-dire à la restructuration architecturale des lieux de vie. Il existe de moins en moins de milieux ouverts, mais, si l’on cherche bien, il y en a un qui disparaît dans l’indifférence générale et dans la franchisation des indépendants, c’est le bistrot : le bistrot est le seul lieu où l’universitaire peut rencontrer l’ouvrier, où le chef d’entreprise peut discuter avec le chômeur, où l’étudiant peut rencontrer le paysan. Ces lieux-là, par essence, sont des lieux communistes, c’est-à-dire d’abolition des classes sociales, pour un temps, ne serait-ce que le temps d’un verre ou d’un apéro.

La politique est un urbanisme

Portrait photographique de Lénine.

L’utopie est donc la respiration de nos villes. Pourquoi ? Parce que la politique est, par essence, de l’urbanisme. Lénine disait : la politique, c’est du concentré d’économie. Je dirais bien volontiers que la politique est du concentré d’urbanisme. On construit des villages, des cités, puis des villes, comme des démarcations entre l’ami et l’ennemi, c’est-à-dire entre un groupe social unifié partageant des intérêts communs, des valeurs, des croyances, et  un autre groupe social qui s’y opposerait. L’enjeu est donc de se garder de l’autre, pour se garder soi. La thématique contemporaine du grand remplacement est celle-ci : nos villes sont gangrénées par une invasion étrangère qui cherche à nous imposer ses mœurs, sa culture, son mode de vie, c’est-à-dire à tout bonnement nous remplacer et nous faire disparaître. On exige, depuis la fin du Moyen-âge, que les villes soient propres, c’est-à-dire qu’elles soient pures. Or toute pureté finit en épuration sociale ou culturelle. Les quartiers se démarquent par le niveau de vie de ses résidents, et habiter, par exemple, dans le 16°, le 8°, le 7°, le 6°, le 4°, 5° ou le 1° arrondissement (quartiers bourgeois, ou de la petite bourgeoise cultivée) de Paris ne signifie pas la même chose qu’habiter le 20°, le 19°, le 18°, ou le 17° (quartiers plutôt populaires), voire le 11° ou ce qu’on appelle le 21° arrondissement désormais, « Montreuil » (quartiers plus bobo).

Ce n’est d’ailleurs pas le centre ville qui détermine la banlieue mais la banlieue qui détermine le centre de la ville. La banlieue est si essentielle dans la manière de localiser géographiquement qu’on l’appelle la « cité ». Nom qui était réservé pour désigner l’organisation proprement politique et le lieu du pouvoir central chez les Grecs. Le centre de la ville n’est pas dans la ville mais hors de la ville. Ce que les citadins fuient ce sont les banlieusards ; c’est-à-dire les périphéries mornes, lesquelles ne le sont pas en raison de ses habitants, mais en raison de la manière dont on a construit ces habitations sans les inscrire dans le tissu central des villes. Ce sont des lieux aculturés : sans cinéma, bibliothèque, théâtre, etc.

On voit cela très bien dans La Haine de Kassovitz : rappelez-vous, voilà un film qui se déroule sur 24h, montrant la journée de trois jeunes, Saïd, Vincent, et Hubert, tous trois issus de la banlieue parisienne. L’intrigue prend place au lendemain d’émeutes qui ont eu lieu dans la nuit, et faisant suite à une bavure policière, ayant laissé un jeune du quartier entre la vie et la mort. La première partie du film, jusqu’à 16h, montre ces jeunes tourner en rond dans leur quartier, en s’ennuyant : ces lieux sont désertés, et le seul lieu qui devait accueillir une activité culturelle et sportive a brûlé dans la nuit. Fin de journée : ils montent à Paris, dans le Paris intramuros, RER, beaux quartiers, les voilà dans le XVI° ; les policiers les vouvoient, ils s’en étonnent ; ils vagabondent, s’ennuient tout autant peut-être, mais ils ont le loisir de profiter d’espaces autres dans l’espace parisien, d’hétérotopies : on les voit à un vernissage d’art contemporain, au cinéma, devant un match de boxe ; ces loisirs, non seulement, dessinent une autre typologie, un autre urbanisme, mais aussi une autre temporalité. Ce qui s’affirme dès lors dans ce film, c’est une opposition stricte entre des géographies et des temporalités distinctes : la banlieue sans usage et usée, et le centre ville à l’usage sans cesse renouvelée, où l’attractivité culturelle et des loisirs occupent le temps libre en le sublimant et en l’élevant spirituellement.

Affiche du film « La Haine » de Matthieu Kassovitz (1995)

La géographie, c’est le destin

En cela, les localisations sont des statut sociaux à eux seuls : habitez Montmartre, le Marais, ou Montreuil, et vous serez un artiste ; habitez à Auteuil, Neuilly ou Passy, et vous serez de la grande bourgeoisie parisienne. L’urbanisme, ou disons, la localisation géographique fait un statut social, mais également un destin. Si j’ose dire, sociologiquement, votre lieu de naissance, votre quartier de naissance, sont votre déterminisme social. Le lieu, c’est le destin. C’est ainsi que l’usage du lieu est à repenser, l’ouverture des quartiers les uns au autres, leur décloisonnement ou leur déclosion.

Si la politique, par essence, et ainsi que je le disais, c’est de l’urbanisme, ou de l’architecture (arkhè : le commandement, le principe), c’est que la politique est originairement puissance d’exclusion et d’inclusion. L’un ne va pas sans l’autre : il n’y pas d’inclusivité sans exclusion ; et il n’y a pas d’exclusion sans inclure dans une union ceux qui résistent à cette extériorité exclue et menaçante. Ces deux mouvement s’accompagnent et courent sur des différences parallèles. Ainsi, une ville est inclusive dans on centre-ville et excluante à ses marges, ses périphéries, ses banlieues. La banlieue, si l’on écoute ce mot, ne signifie rien de plus que le lieu au ban, qui est mis au ban de la société. Or qu’est-ce que mettre au ban quelqu’un ? C’est le déchoir de sa dignité et de ses droits. Le lieu qui est mis au ban, c’est un lieu qui est, de fait, perdu pour la société et pour le droit.

L’usage de nos villes, ou le mésusage de nos villes, c’est qu’on coexiste mais qu’on ne cohabite pas ; et qu’au fond, la mobilité est, paradoxalement,  stagnante. Platon disait que l’art de la politique est l’art du tissage social, mais aussi du métissage. Or quand la mobilité sociale stagne, c’est l’ascenseur social qui stagne également. On vit dans des lieux différents qui sont des temporalités différentes. Toute hétérotopie est une hétérochronie. Nous vivons ainsi les uns à côté des autres et non pas les uns avec les autres. Pensons à notre devise française : « Liberté, égalité, fraternité », c’est la liberté et l’égalité sont garanties par le droit ; c’est la loi qui assure nos libertés fondamentales et l’égalité de nos droits fondamentaux. En revanche, qu’est-ce qui assure la fraternité ? La fraternité, c’est peut-être l’affaire de l’urbanisme, à savoir l’affaire de la construction de lieux de partage, de passage, de rencontre.

Hétérotopies

Il est des lieux dans les lieux, que Michel Foucault appelait donc des hétérotopies. Ils s’inscrivent dans l’espace citadin, urbain, géographique, mais comme un espace dans un espace, comme un autre espace. Ces hétérotopies, en somme, créent un espace – comme on en un crée un au football – dans la spatialité ordinaire. Vous pouvez y ranger : les hôpitaux psychiatriques, les maisons de retraite, les prisons ; mais encore, on le verra, les jardins, les bibliothèques, les théâtres, les cinémas, les lieux de fête. Pour ce qui concerne les premiers, ce sont des lieux autres dans la spatialité de la vie sociale, qui sont en un sens des endroits de gestion de la déviance et de la non-normativité. On protège la société des fous, des criminels et des délinquants, mais aussi des vieilles personnes.

« Les corps utopiques, les Hétérotopies », Michel Foucault (Lignes, 2019)

J’aimerais m’arrêter sur le cas des personnes âgées. La mort, nous le savons tous depuis la pandémie de la Covid-19, est désormais ce que nos sociétés ne veulent, ne peuvent plus voir : à  la mort, nous n’y sommes plus habitués – et la vieillesse est pour notre société de travail, de loisirs, ce qui est hors-norme, puisque la vieillesse suppose la retraite et le repos, et donc l’immobilité. Dans cette époque de l’adaptation à tout-va, les personnes âgées passent pour des inadaptés sociaux ; il faut ainsi les cacher. Les mettre à l’abri des regards. Pourquoi ? Car leur mobilité réduit déteint avec l’idéologie ambiante qui est celle de la marche, du changement, de l’innovation, du progrès infini. Comment considérer des corps dont les forces décroissent dans une société où le nec plus ultra est la croissance ? Une telle idéologie ne peut gérer que des corps mobiles ; c’est pour cela qu’il faudra les faire trimer, et les mettre au travail jusqu’à 70 ans. Tant qu’ils sont mobiles, ils sont utiles pour le marché ; mais dès qu’ils sont immobiles, ils deviennent ingérables et un poids morts pour l’économie politique.

L’école est une hétérotopie assez particulière, car elle compte pas dans les lieu des loisirs, et pas non plus dans ceux qui, exclusivement, organisent l’exclusion sociale (HP, prison, maison de repos). C’est qu’elle est au carrefour ces espaces : à la fois, lieu de l’otium, du temps de loisir pensant, du temps libre que l’on offre à la réflexion ou à l’apprentissage en émancipant, mais également lieu de la reproduction sociale, et donc, de la reproduction de l’exclusion sociale. Si je faisais du mauvais esprit, je dirais qu’aujourd’hui la fermeture des écoles ne changeraient absolument rien aux structures des classes sociales : c’est que l’école n’émancipe plus, ou ne produit plus – mot à la mode – de transfuge de classe. La géographie, à ce titre, est à elle seule une exclusion : les élèves parisiens, par exemple, ont trois plus de chance que les franciliens d’accéder à une grande école. Quand les classes populaires (enfants d’ouvriers et d’employés) ont désormais plus que 10 % de chance d’accéder aux grandes écoles, quand ils étaient 25 % dans les années 60, et qu’ils représentent dans les Universités plus de 20 % des inscrits.

L’école qui devait assurer autrefois la mobilité sociale, organise désormais la reproduction des classes sociales. Tout enseignant que je suis, je peux témoigner que chaque classe correspond à une classe sociale donnée ; et que les élèves sont parqués, inconsciemment, dans des schémas qui s’imposent à eux et desquels ils ne pourront plus sortir. L’école, désormais, fixe et immobilise les mouvements sociaux : non seulement les mouvements de transfuge, d’accession à une classe supérieure par le travail, mais elle rend encore impossible la transmission d’une conscience politique pouvant mettre en branle un élève, et l’élever à une conscience politique qui se manifesterait par la participation à un mouvement politique.

Il y a toutefois d’autres hétéropies plus réjouissantes et exaltantes – si l’école n’en est pas déjà une –, ce sont le théâtre, le cinéma, la bibliothèque, le parc, le jardin botanique, les lieux de fête (bistrot, restaurant, boîtes de nuits, jardins). Ces hétérotopies-là ont pour fonction d’être des hétérochronies, c’est-à-dire un autre temps dans l’emploi du temps réglé des citadins, qui sont avant tout des travailleurs.

Hétérochronies : la vie comme luxe

Tous ces lieux de loisir ont donc pour particularité d’être des non-lieux dans le lieu citadin ; et du hors-temps dans le temps quotidien. Vous remarquerez, d’ailleurs, que pendant la pandémie, personne n’a protesté contre la fermetures des lieux de travail, mais tout un chacun, comme un seul homme, a protesté contre la fermeture de ces lieux de vie. Je dis « lieux de vie », précisément au sens où, inconsciemment, ils représentent pour nous, les lieux de vitalité, de vivacité, là où la vie est pleinement elle-même, où elle s’éprouve dans toute son intensité et sa joie – en pure perte. Ce sont dans ces lieux dits de vie, donc, que la vie est en mouvement. La pandémie a révélé une chose : ce n’est pas la mobilité que les individus désirent (ils se passent bien de voyager pour aller travailler), mais le mouvement – c’est-à-dire l’épreuve de la vie, son émoi, son émotion.

Les musées, les bibliothèques, sont des hétérochronies, au sens où ce sont des lieux qui accumulent indéfiniment du temps, des tranches des temps, des pans de l’histoire, des périodes. On va, dans un musée, de la préhistoire à l’époque contemporaine ; dans une bibliothèque, de l’Antiquité à aujourd’hui. Et tous les siècles se succèdent et se font cortège ; dans ces lieux, je suis gros d’un passé qui s’est superposé, sédimenté et qui me contemple. Foucault appellent ces hétérochronies des « temps éternitaires ». Ils sont la mémoire du monde et l’humanité. C’est l’éternité qui nous regarde quand on regarde vers elles.

D’autres lieux nous rappellent à une hétérochronie où le temps se dépense en pure perte, et en se jetant par les fenêtres, c’est le cas des lieux de fête ou des jardins. Dans ces lieux, on abolit le temps, et c’est en même temps « le temps qui se retrouve », comme étant pleinement lui-même. Temps d’outre-temps ou hors du temps, dans ces endroits on ne le voit pas passer. Notre emploi du temps emploie notre vie à produire de la valeur économique. On produit un salaire ou on se produit comme salaire, disait Marx. On appelle cela : le salariat. Dans ces lieux, se retrouvent tous ceux qui prennent du temps. Les malheureux qui ne peuvent pas s’y rendre, le disent d’ailleurs très bien : « je n’ai pas de vie, je travaille tout le temps ». Ne pas avoir de vie, pour qui bosse sans discontinuer, fait signe vers le fait de ne pas avoir de vie sociale, de vie de loisir, de bon temps ordonné à la perte de temps. Perdre sa vie à la gagner, voilà l’idéologie du temps présent. Le philosophe, lui, gagne sa vie en perdant son temps : en contemplant le monde, en discutant autour d’un verre (la philosophie a commencé avec un banquet, le fameux Banquet de Platon – et non pas le Banquier de Platon), en perdant son temps à table à refaire le monde. Une civilisation qui ne fait plus que travailler oublie que l’on ne travaille que pour se reposer, et profiter de son repos. Autrement dit, la rançon de son salaire, c’est de pouvoir en jouir, le dépenser, le jeter par les fenêtres, dans une « dépense improductive », ainsi que l’appelait Georges Bataille, qui n’est autre que la fête. On travaille pour faire la fête ; on fait la fête pour avoir une raison de se reposer sans avoir à culpabiliser de ne pas travailler le lendemain ; et dernièrement, pour pouvoir retravailler le surlendemain. Voilà le mystère enfin levé sur vos weekends et vos soirées.

Georges Bataille

Dans ces hétérochronies, ces temps en rupture avec l’emploi du temps, se joue un usage spécifique de nos villes. Dans les lieux de fêtes, le temps s’use sans usage. Le temps festif est un temps sans emploi. Autrement dit, la fête est un temps libre sans emploi au coeur de nos emplois du temps. Le festif est oisif. C’est un temps qui n’est pas dévolu à la producteur de valeur et de richesse, c’est un temps luxueux, le luxe d’une vie, où on perd son temps à le gagner (c’est-à-dire en gagner en joie, en vitalité, etc.). Et je crois que l’un des enjeux de notre temps, c’est de repenser le luxe, ou la dimension luxueuse de l’existence. Le luxe est ce qui, par nature, est inutile. Par inutile, j’entends : qui n’a pas d’utilité économique et marchande. Le luxe a une valeur mais pas de prix. C’est ainsi qu’on dit, par extension, des objets luxueux qu’ils sont hors de prix. Or tout ce qui compte dans l’existence, c’est qu’on ne compte pas. La mesure de ce qui compte vraiment (l’amour, l’amitié, la vie, la joie) est d’être sans mesure. Et les lieux de fête nous rendent à ce caractère luxueux de l’existence : ces moments n’ont pas de prix, car ils sont hors du temps ; et qu’ils se passent le plus souvent avec des personnes que l’on aime, qui, elles non plus, n’ont pas de prix.

Ces lieux-là, de luxe, de jeu, de création d’espace, d’espoir, de bon temps, ce sont les enfants qui nous les apprennent, ou plutôt qui nous donnent à les retrouver. Foucault le dit ainsi :

« On ne vit pas dans un espace neutre et blanc ; on ne vit pas, on ne meurt pas, on n’aime pas dans le rectangle d’une feuille de papier.
(…)
Il y a les régions de passage, les rues, les trains, les métros ; il y a les régions ouvertes de la halte transitoire, les cafés, les cinémas, les plages, les hôtels, et puis il y a les régions fermées du repos et du chez-soi.
Or, parmi tous ces lieux qui se distinguent les uns des autres ; il y en a qui sont absolument différents : des lieux qui s’opposent à tous les autres, qui sont destinés en quelque sorte à les effacer, à les neutraliser ou à les purifier.
Ce sont en quelque sorte des contre-espaces.
Ces contre-espaces, ces utopies localisées, les enfants les connaissent parfaitement.
Bien sûr, c’est le fond du jardin, bien sûr, c’est le grenier ou mieux encore la tente d’indiens, dressée au milieu du grenier, ou encore c’est – le jeudi après-midi[3] – le grand lit des parents. C’est sur ce grand lit qu’on découvre l’océan, puisqu’on peut y nager entre les couvertures ; et puis ce grand lit, c’est aussi le ciel, puisqu’on peut bondir sur les ressorts ; c’est la forêt, puisqu’on s’y couche ; c’est la nuit, puisqu’on y devient fantôme entre les draps ; c’est le plaisir enfin, puisque à la rentrée des parents, on va être puni.
Ces contre-espaces, à vrai dire, ce n’est pas la seule invention des enfants ; je crois, tout simplement, parce que les enfants n’inventent jamais rien ; ce sont les hommes, au contraire, qui ont inventé les enfants, qui leur ont chuchoté leurs merveilleux secrets, et ensuite ces hommes, ces adultes s’étonnent, lorsque ces enfants, à leur tour, les leur cornent aux oreilles.
La société adulte a organisé elle-même, et bien avant les enfants, ses propres contre-espaces, ses utopies situées, ces lieux réels hors de tous les lieux.
Par exemple, il y a les jardins, les cimetières, il y a les asiles, il y a les maisons closes, il y a les prisons, il y a les villages du Club-Méditerranée et bien d’autres. »

Ce qu’il nous faudrait retrouver, c’est ainsi le sérieux, comme disait Nietzsche, que l’enfant met dans le jeu. L’imaginaire que Mai 68 appelait au pouvoir ! L’utopie à la place du réalisme et la realpolitik ! L’impossible en lieu et place du possible !

Pour conclure, je dirais par conséquent que tout l’enjeu de l’urbanisme est de faire en sorte que nos villes produisent de plus en plus de lieux hétérochroniques, où la vie est rendue à son mouvement. Une vraie politique – peut-être utopique, mais à tout le moins hétérotopique – de la ville serait une politique du mouvement et non tant de la mobilité, où l’anéconomique occupe autant de place que l’économique, et où le temps chômé, la retraite, deviendront des mots aussi glorieux ceux de « temps de travail ». Ce qu’il faudrait inventer, c’est en somme un droit à la ville qui soit un droit à la vie incluant ceux qui sont dans les lieux au ban. Ce mouvement d’inclusion joyeux à la vie est ce que décrivait déjà Baudelaire dans « L’invitation au voyage » :

« Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble ;
— Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
(…)
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté. »

© Valentin Husson


Notes :

[1] FOUCAULT Michel, « « Des espaces autres » », Empan, 2004/2 (no54), p. 12-19. DOI : 10.3917/empa.054.0012. URL : https://www.cairn.info/revue-empan-2004-2-page-12.htm

[2] « Un éclair… puis la nuit ! – Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?

Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais «

[3] Jusqu’en 1972, c’est le jeudi après-midi qui était jour de congé pour les écoliers.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.