Esthétique/Expositions/Musées

L’esthétique inquiète de la céramique

Marion Verboom, « Apex 1 » (détail, 2021). Crédits photo : Nicolas Brasseur. Courtesy de l’artiste ©Adagp, Paris, 2022

Héraclite prétend qu’il y a toujours un moment où toutes choses deviennent feu.

Aristote, Métaphysique, K, 10

Il y a peu de temps s’est tenue au MO.CO Panacée de Montpellier une exposition consacrée à la céramique, intitulée « Contre-nature ». Elle suit de près « Les Flammes, l’âge d’or de la céramique », titre donné à une vaste exposition qui a eu lieu il y a plusieurs mois au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. Ces deux événements montrent que la céramique est un matériau et une pratique du champ artistique contemporain que l’on ne peut négliger, et dont l’importance va croissant. Comment caractériser l’esthétique qu’elle rend possible ? De keramos en grec, qui signifie « argile », la céramique semble la forme d’art la plus quotidienne et la plus humble, puisqu’elle est aussi la plus terrestre et la plus matérielle. Elle n’a ni les hauteurs de l’architecture ou de certaines sculptures, ni le caractère aérien de la musique. Sur le plan archéologique, elle renseigne sur la manière de se nourrir, de boire, voire de célébrer divers cultes. De simples tessons sont parfois tout ce qui nous reste d’une époque passée. Plus en amont dans l’histoire, les mains négatives que l’on trouve dans les grottes pariétales étaient déjà faites d’argile soufflée. Matière première donc, voire matière primitive, l’argile possède la vertu d’être un moyen d’expression et d’action transhistorique dont la pratique relève d’une technique fine. Elle suppose en effet une laborieuse maîtrise du matériau, de la cuisson, et enfin un certain sens du kairos qui laisse l’issue de l’entreprise des céramistes incertaine. La technique japonaise du raku en a par exemple fait une esthétique à part entière, en jouant avec les hasards que livrent d’importants contrastes de température dans le processus de cuisson.

L’exposition du MO.CO met en valeur une dimension plus inquiète de la céramique, alors que celle-ci a été longtemps ringardisée dans le domaine artistique. Elle dévoile une puissance d’excès que les plats en majolique de type Palissy avaient esquissée. La prolifération des formes dans ceux-ci les rend quasiment inutilisables, tant la faune et la flore qui les peuplent semblent les déborder. Ne faut-il pas voir alors dans la céramique la possibilité d’une transgression, que l’usage d’un matériau revêche et imprévisible permet particulièrement d’exacerber ? De ce point de vue, elle permet de contester l’idée selon laquelle la nature consisterait dans une essence qui tend à se réaliser malgré les caprices de la matière. Si selon la célèbre formule d’Aristote « l’art imite la nature », la réussite artistique provient pourtant bien plus de l’écart que le premier creuse entre le modèle et l’œuvre. En ce sens, c’est l’écart lui-même qui devient norme. L’on a affaire, dès lors, à la plus directe des contestations de la physis aristotélicienne, la monstruosité devenant le régime normal de la production artistique. Les œuvres exposées dans le MO.CO Panacée de Montpellier s’attachent à mettre en évidence l’excès matériel qui structure la pratique de la céramique. Pour autant, cette monstruosité n’est pas un pur chaos : elle est dispensée en des formes qu’il faut plutôt nommer « autres », ouvrant sur d’autres mondes possibles.

Elsa Sahal, Venus polymathe jouissante, 2019 (œuvre non exposée actuellement au MO.CO)

L’idée de « Contre-nature » n’induit pas la négation de la nature, mais bien sa relativisation. Ce n’est ni « la » nature qui apparaît dans ces œuvres, ni l’absence de de celle-ci. Ce sont d’autres développements possibles de la nature, soit des métamorphoses qui s’incarnent en choses passant toute forme connue. Aussi peut-on s’assurer, dans le meilleur des cas, d’une vague reconnaissance de ce qui est donné à voir. Les œuvres de Mathilde Sauce, par exemple, suggèrent des créatures marines, des arborescences organiques ou encore des manières de récifs coraliens, sans que l’on puisse identifier les objets dont il est question. Ainsi ce Narcisse (2020), sorte de stalagmite étoilé en sa partie haute, et percé de cavités en sa base, dont on ne sait de quoi, ou de qui, il est l’image. Il en est de même des œuvres d’Elsa Sahal qui évoquent une flore sous-marine, comme avec ce Shivering urchin (2020). Cette flore se trouve comme déplacée sur un sol qui lui semble d’abord étranger, avant que le regard ne finisse par l’accepter comme une autre configuration possible du réel. Elsa Sahal déclarait d’ailleurs en 2018 : « La terre est un matériau qu’on peut toujours reprêter, on peut toujours recycler. C’est un matériau contemporain. Un matériau indispensable par sa perméabilité, sa morosité, sa capacité à se transformer[1] ». Refusant l’approche virtuose de la technique artistique, elle use de la terre pour construire des formes qui inquiètent la perception, ce matériau ayant la propriété de générer l’ignoble comme le beau. Ainsi, plus de hiérarchie dans les matières et dans les sujets traités. N’est-ce pas le rêve de Claude Lantier, le peintre de L’œuvre zolienne, qui se trouve alors réalisé ? Celui-ci s’écriait en effet, butant contre les limites de la représentation :

« Ah que ce serait beau, si l’on donnait son existence entière à une œuvre, où l’on tâcherait de mettre les bêtes, les choses, les hommes, l’arche immense ! Et pas dans l’ordre des manuels de philosophie, selon la hiérarchie imbécile dont notre orgueil se berce ; mais en pleine coulée de la vie universelle, un monde où ne serions qu’un accident, où le chien qui passe, et jusqu’à la pierre des chemins, nous complèteraient, nous expliqueraient ; enfin le grand tout, sans haut ni bas, ni sale ni propre, tel qu’il fonctionne… [2] »

En se faisant medium universel, la céramique permet de passer d’une physique de la forme à une physique des éléments, lesquels se combinent au point de devenir indistincts. L’esthétique inquiète de celle-ci repose sur le mélange, en refusant toute idée de pureté. L’argile venant de la terre mêlée d’eau passe en effet par le feu et l’air, avant de devenir céramique. La combinaison des éléments peut alors devenir le support d’expérimentations qui brouillent l’idée de nature. Ainsi, l’œuvre d’Anne Wenzel intitulée Silent Landscape (2006) donne à voir un paysage accidenté dont le caractère in situ via des murs peints renforce la dynamique matérielle. L’on ne sait alors s’il s’agit d’une forêt, d’un marais ou d’un bord de mer, tant les excroissances qui peuplent l’œuvre sont énigmatiques. Sans doute y a-t-il de tout cela, mais également rien de tout cela. Le silence de ce paysage impose une contemplation des formes comme pures présences, sans signification spécifique. C’est ici que la céramique peut jouer de son caractère protéiforme : elle engendre des formes qui pourraient être minérales, végétales, voire animales, sans que l’on puisse en décider fermement. Dans cette œuvre, l’effet miroir, produit par une surface parfaitement lisse en-deçà des excroissances, contraste avec leur caractère décharné. L’apparent chaos de la surface se redouble, induisant une tension dans le regard. Dans Silent Landscape, la notion de paysage se trouve alors questionnée. Objet traditionnel de la peinture défini par un double principe de composition et d’expressivité, le paysage que constitue cette œuvre donne à percevoir un autre monde possible dont le devenir n’est pas encore fixé, et qui se présente comme l’envers du notre.

Anne Wenzel, Silent Landscape, 2008

Les œuvres exposées semblent exister de manière autonome, cet effet étant intensifié par le white cube que constitue l’espace du MO.CO Panacée. La réussite de celles-ci tient à l’impression qu’elles vivent d’une vie qui leur est propre, défiant tout contrôle que nous pourrions avoir sur elles. Via l’esthétique qu’elle met en œuvre, la céramique apparaît comme une forme d’art contemporain dont la légitimité n’est plus à questionner. Elle s’inscrit pleinement dans l’histoire de l’art, en la questionnant tout autant qu’elle la met en branle. D’un côté, elle apparait dans une continuité vis-à-vis de l’art nouveau par exemple, en ce que les œuvres exposées suggèrent des courbes minérales, végétales, voire animales, en de proliférantes arabesques. Pour autant, la rupture vient de ce que la plupart de ces formes sont in-tranquilles : elles apparaissent comme étant des variations possibles de notre monde, mais sans régularité ni harmonie. Disons plutôt : sans la régularité ou l’harmonie auxquelles nous sommes accoutumés, et qui ne sont que le fruit de l’habitude. L’esthétique inquiète de la céramique opère ainsi la plus directe contestation de l’humanisme, ainsi que du point de vue anthropocentré qui accompagne une grande partie de l’histoire de l’art occidental. Geste de rébellion à l’égard de la forme, il n’est pas non plus anodin que la plupart des artistes exposés soient des femmes qui, comme le précise Elsa Sahal dans une interview[3], cherchent aussi à inquiéter le champ de la création artistique en le délivrant de ses injonctions traditionnelles. La céramique n’a pas de genre assigné, en particulier lorsqu’il s’agit, comme le dit cette dernière, de répondre à la violence par une autre forme de violence[4]. Car telle est la fonction de l’œuvre réussie, et a fortiori, de l’exposition réussie : donner à penser comme à percevoir au-delà des limites habituelles de la représentation.

© Guillaume Lurson


Notes :

[1] https://nathaliekarg.com/wp-content/uploads/2018/10/final-6009e5b4cac6e6007db426d0-504201-with-subtitles.mp4

[2] Zola, L’œuvre, Paris, Gallimard, 2016, p. 66.

[3] Voir l’entretien que lui a consacré Arte en 2020 : https://www.arte.tv/fr/videos/094929-022-A/elsa-sahal/.

[4] Le musée Guimet propose d’ailleurs en ce moment une exposition sur les femmes céramistes au Japon, à qui l’on a interdit pendant longtemps de « toucher le feu ». Est-ce un hasard si la céramique japonaise occupe désormais une place majeure dans la création mondiale ?

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