Hommage à Jean-Luc Nancy

Hommage à Jean-Luc Nancy | Du « réel aréal », après tout #10

Jean-Luc Nancy

Que reste-t-il… ? Maintenant qu’il est parti… lui, le dernier homme capable de faire la différance.

Différence qui nous reste à re-faire, acte de penser, devoir qui nous est légué – oui, c’est son héritage, je dirais : il nous reste dans sa différence, à refaire, réinventer, recréer, à la main, si possible, puisqu’il faut sentir que ça fait sens.

Il nous reste à revenir au réel, puisqu’il nous appelle, et nous appelle justement dans et par l’œuvre de Jean-Luc Nancy : un réalisme absolu, post-déconstructif, tel qu’il s’annonce, s’affirme dans „Le toucher, Jean-Luc Nancy” – et depuis, il ne cesse de s’ex-tendre, de gagner de l’ex-tension selon la tension et la tendresse dont on peut faire l’expérience dans ce livre, livre tendu à l’in-fini des deux œuvres, à suivre…

« Le toucher, Jean-Luc Nancy », Jacques Derrida (Galilée, 1998)

Le livre de Jacques Derrida faisant acte du toucher qui a eu lieu entre lui et Nancy, entre-deux de leurs pensées, deux pensées « tangentes », depuis cet acte, fondateur en quelque sorte, ce « réalisme absolu, post-déconstructif »[1] n’arrête pas de nous appeler, de nous rappeler à notre devoir. Il faut y travailler… il faut faire de la philosophie, afin d’en déployer la réalité, voire la matérialité de chaque pensée : désormais il faut peser les pensées, car pensée et pesée sont devenues infiniment proches.

Derrida, lui, se tient à l’écart d’une telle pesée post-déconstructive, mais „sa” déconstruction y touche dans Le toucher…, il nous présente cette voie comme celle de l’ à-venir, d’une pensée qui s’annonce dans l’œuvre de Jean-Luc Nancy.

Il faudra peut-être un jour nous aventurer à lire Derrida depuis Jean-Luc Nancy, depuis le „post-” de la déconstruction, pour en restituer non pas la totalité, ou l’ensemble, mais sa portée „universelle’ – que des gros mots, mots en trop… difficiles à accepter d’un point de vue déconstructif, et pourtant d’une portée évidente en ce qui concerne l’œuvre derridien : après l’ouverture heideggerienne, la pratique, l’expérience faite de l’Être-là dans chaque geste d’écriture qui fait la différance.

Assumons notre héritage : cap sur le réel – absolu, post-déconstructif… à venir, et en devenir… qui n’existe pas, mais insiste… réel qui n’est donc pas, qui reste à faire… un réel aréal, qui, à suivre les indications de Jean-Luc Nancy, serait lieu de toute ex-pression, ex-pulsion, ex-position, de tout excès en création :  ex-criture, ouverture du premier cri de l’affirmation « ego cogito existo », première circonscription de l’être, premier pli sur la matière première de notre existence[2] en création continue.

Le « réalisme absolu » s’annonce sous une forme mytho/logique – la déconstruction de Nancy touche á celle de Derrida, qui tourne, à son tour, autour de la scène de famille entre Mythos et Logos.

« Mon récit aux allures mythologiques… – entame ainsi Derrida Le toucher… – il tournerait donc autour : autour d’un événement, certes, et comme il se doit, mais d’un événement a la fois virtuel et actuel, plus ou moins que réel. Autour de quelque chose mais aussi de quelqu’un , une personne ou une masque, un role, persona, une femme sans doute, qui, l’une et l’autre, la chose et elle, répondraient au nom de Psyché »[3]. Psyché, corporelle mais intouchable, posthume[4], qui anime pourtant le monde qui l’entoure : sa présence fantomatique réanime le monde, le transfigure. Sa scène de deuil déclenche une scène de renaissance : celle de l’œuvre de Jean-Luc Nancy, dont elle est et reste la première protagoniste, premier moteur de sa pensée, sortie d’une note posthume de Freud « Psyche est étendue, elle n’en sait rien »[5].

Ce personnage spectral, de passage entre deux êtres, deux mondes incompossibles, réalise ici un fantasme, celui du con-tact – de passage entre-deux, en mi-lieu d’une psyché biface, miroitant en fin fond leur réflexion spéculaire. Psyché, la fabuleuse, spécule…

« Corpus », Jean-Luc Nancy (Métailié, 2000)

Il n’y a rien d’ « irréel » ou « fictif » dans tout cela, au moins dans le sens communément admis de ces termes, rien de « factice » – c’est justement ce qu’il nous reste à faire, ce qu’il faut redécouvrir : redonner aux termes « fictif », « irréel », leur éclat « réel », puisqu’il n’y a rien de plus réel que l’activité de l’être, la mise au monde de ce qui est. Il n’y a rien de plus réel que la création.

Dans Corpus, le réel en acte, en création, le réel de passage entre « virtuel et actuel » ou « pensé et étendue » est décrit comme aréal , c’est une aréalité… Le terme exprime un certain manque de réalité, réalité ténue, suspendue, celle de l’écart qui localise un corps – « peu de réalité du « fond », en effet, de la substance, de la matière ou du sujet. Mais ce peu de réalité fait tout le réel aréal où s’articule et se joue ce qui a été nommé l’archi-tectonique des corps. En ce sens, l’aréalité est l’ens realissimum, la puissance maximale de l’exister, dans l’extension totale de son horizon. Simplement, le réel en tant qu’aréal réunit l’infini du maximum d’existence (« quo magis cogitari non potest ») à l’absolu fini de l’horizon aréal. … Le fini et l’infini ne passent pas l’un en l’autre, ils ne se dialectisent pas, ils ne subliment pas le lieu en point, ils ne concentrent pas l’aréalité en substrat. … C’est bien pourquoi une pensée du corps doit en être, avec ou sans etymologie, une pesée réelle, et pour cela un toucher, ployé-déployé selon l’aréalité. »[6]

L’aréalité mytho-logique introduite par Psyché, posthume, spectrale, sans existence mais d’autant plus d’insistance,  annonce ainsi « l’ens realissimum, la puissance maximale de l’exister, dans l’extension totale de son horizon ».

Psyché s’y ex-tend à son gré, aux aubes des espaces-temps, ouvrant sans arrêt des espaces autres, alter-natives, belles et vibrantes à couper le souffle … Psyché insiste et perdure dans ses intensions de création continue, expression par ex-pression, pulsion de vie, au-delà et en-deçà tout forme d’existence.

Psyché, posthume depuis sa première apparition, depuis sa Première Livraison (1978), est l’amour sans entraves, matrice de création,  maternelle et matérielle, mater saeva cupidinum, d’une vivacité incomparable : renaissance à l’œuvre.

Au commencement, il y a donc Psyché…. à la fin, figure, figurine de renaissance, vibrante, rayonnante, à peine surgie des fonds agités de l’être en train de naître, flottant sur ses vagues comme jetée à la surface des eaux, des peaux à peine affleurées… voici qu’elle nous revient en Aphrodite, aux aubes du temps.

« En attendant, voici un peu de matière », m’écrit-il en 2018, acceptant mon invitation à une journée d’étude que nous avons organisé à Budapest autour d’une possible « pensée matricielle », de la matière première (de la philosophie), entre physique et métaphysique – entre physique et métaphysique « voici un peu de matière » :

« Petite Aphrodite », statuette exposée au Museo archeologico provinciale Francesco Ribezzo, Brindisi

… une petite statuette alexandrine en terre cuite, Aphrodite, ses coquilles comme des ailes.

Moi, j’attendais patiemment, mais sans oublier cette apparition spectrale de sa nouvelle protagoniste, j’attendais qu’Aphrodite trouve ses mots, qu’elle réapparaisse un jour sous une forme écrite, mais  les mois passaient sans nouvelles. « Attends, tu sais que je l’aime, cette petite Aphrodite, ça arrivera … », répondait-il à mes inquiétudes à son égard.

Je ne savais pas encore, que cette statuette hellénique provient d’un culte funéraire, qu’elle a une fonction bien précise : elle accompagne le mort dans sa tombe, elle lui tient place parmi les vivants pour les temps à venir. Je ne savais pas encore, j’attendais. Tout comme lui, tout comme elle.

Et maintenant, elle est là, la voici, en attendant, aux ailes entrouvertes, prête à s’envoler… Aphrodite, sa nouvelle protagoniste… posthume, revenante, aréale.

Qu’est-ce qui nous reste, maintenant, qu’il est parti ? Elle, peut-être… et il nous faudra faire avec – avec elle, avec lui. Main à main, tendues à l’infini. Il nous reste à revenir : au réel, depuis les fins aréales, à refaire, à réinventer, à-réaliser. Allons-y…

© Eszter Horváth


Notes :

[1] Jacques Derrida, Le toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000, p. 60.

[2] Jean-Luc Nancy, Ego sum, Paris, Aubier Flammarion, 1979, p.157.

[3] Jacques Derrida, Le toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000, p. 21

[4] Idem.,29.

[5] Freud. Gesammelte Werke, vol. XVII., p. 152.

[6] Nancy, Corpus, Paris, Métaillé, 2000, 39-40.

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