Entretiens/Littérature

Entretien avec Laurent Nunez : « J’ai une grande chance : ma connaissance du monde est essentiellement livresque »

Laurent Nunez

Laurent Nunez est écrivain. Après avoir été rédacteur en chef de Magazine littéraire et dirigé les pages « culture » de Marianne, il est désormais éditeur aux éditions du Cerf. Il a publié différents essais consacrés à l’écriture, à savoir Les écrivains contre l’écriture (Editions José Corti, 2006) ou encore Si je m’écorchais vif (Editions Grasset, collection Le Courage dirigée par Charles Dantzig, 2015). Nous avions déjà eu le plaisir de réaliser un entretien autour de L’énigme des premières phrases (Editions Grasset, collection Le Courage, 2017), dans notre auteur approchait avec subtilité et richesse les incipits de grands textes littéraires. Cette fois-ci, nous nous retrouvons autour de son dernier ouvrage paru en 2018 Il nous faudrait des mots nouveaux (Editions du Cerf, 2018), en forme de plaidoyer gourmand d’intraduisibles dont devrait se nourrir la langue française. Du Gigil à la Litost en passant par la Putivuelta, Skybalon, Sonder ou Taciturire, voici quelques éléments de réponses en forme de désirs des mots.


Comment avez-vous fait la rencontre de ces termes étrangers, souvent obscurs, parfois imprononçables et qui ne nous donnent jamais leur sens aux premiers abords?

« Il nous faudrait des mots nouveaux », Laurent Nunez (Editions du Cerf)

Laurent Nunez : Bizarrement, tout vient de la méfiance déraisonnable que j’éprouve envers la traduction. C’est simple : je crois que ça n’existe pas. Je crois qu’il est impossible de vraiment traduire dans une langue B un texte littéraire pensé et construit dans une langue A. Bien sûr, j’ai lu ces dernières années de très belles traductions – Musil par Jaccottet, Dostoïevski par Markowicz, Vollman par Claro, Appelfeld par Zenatti, Suter par Mannoni – mais justement : j’y entends chaque fois un bruit de fond, le tempo de l’autre qui traduit, par-dessus la voix de celui qui chante. Ce tempo peut être admirable, et très bien s’accorder avec l’œuvre originale : il n’en reste pas moins qu’il n’était pas là dans l’œuvre première, qu’il parasite dès lors. (Évidemment, parfois je me dis : est-ce que ça ne serait pas moi qui invente ces beaux chuchotements, comme la nurse dans Le Tour d’écrou? Allez savoir. Mais comme le montre James dans cette nouvelle — très bien traduite chez nous par Jean Pavans — : que ces voix soient fantasmées ou pas ne change presque absolument rien au problème.)

C’est dans cette méfiance qu’était né, en 2017, L’Énigme des premières phrases : j’essayais de dévoiler le sens caché des grands incipits français– par la grammaire, l’étymologie, les tournures syntaxiques, toutes ces choses qui justement disparaissent dès lors qu’on transpose un texte dans une autre langue.

C’est de cette méfiance également — ou plutôt : c’est en cherchant une solution à cette méfiance — qu’est né ce nouveau livre, Il nous faudrait des mots nouveaux. Peut-être que la traduction est un art impossible (on devrait plutôt parler de transposition), parce qu’il existe tout simplement des mots propres à une culture, à une façon de pensée, qui n’existent pas ailleurs. Et je ne parle pas des choses ou des objets qui existeraient dans une culture et pas dans une autre : je parle surtout des sentiments, ou des manières de voir la vie. Ainsi, comment voulez-vous traduire la saudadede Luís de Camões et de Pessoa ? La frantumagliadont parle Elena Ferrante dans son dernier livre ? La litostde Kundera ? Rendez-vous compte : ce sont des mots qui traduisent des sentiments très humains ; mais ces mots n’existent pourtant pas pour toute l’humanité !

Vous voulez dire que sans ces termes, on ressentirait moins de choses? Mais on peut ressentir des sentiments sans mettre de nom dessus, non?

Hé bien en fait, non. On ne peut pas vraiment. C’est une question d’intensité. C’est cela qui me semble d’ailleurs inadmissible : alors que tous les humains appartiennent, sans exception aucune, à la même famille des homo sapiens, ils ne semblent pas interpréter le monde d’une commune manière – et le pire, c’est que cette différence d’interprétation ne provient même pas de leur volonté, mais d’une pure circonstance. La vérité, c’est qu’indifféremment de leur éducation, leur milieu, leur époque, les gens avancent différemment dans la vie selon cette satanée langue qui tourne dans leur tête.Parce que toutes les langues sont idiotes, au sens étymologique du terme, qui a donné idiolecteidiosyncrasie et surtout idiotisme : « forme, locution propre à une seule langue, intraduisible. »

J’ai écrit Il nous faudrait des mots nouveaux pour répondre à cette question : est-ce qu’on peut ressentir la saudade, la frantimaglia, ou la litost, en ignorant l’existence et le sens de ces mots ? (La réponse ? La réponse, c’est le livre.)

C’est tout de même un problème passionnant. Vous voyez le paradoxe : contrairement à ce qu’on pourrait croire, l’expérience ne produit pas toujours le mot. Parfois c’est le mot qui engendre l’expérience. Ainsi, si on ne possède pas de mot pour définir a prioriune situation, pour éprouver a priori un sentiment : on n’éprouvera pas ce sentiment. À la place, on ne ressentira qu’une chose vague et indécise, tout au fond de l’âme. (Songez à la boutade de La Rochefoucauld, qui vaut peut-être plus qu’une boutade : « Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour. »)

Moi, je veux tout ressentir – tout ce qui est possible de ressentir pour un humain. Je ne veux pas me contenter d’un petit morceau si j’ai été bien sage en cours de français. (Antigone : « Moi, je veux tout, tout de suite, et que ce soit entier ou alors je refuse ! Je ne veux pas être modeste, moi, et me contenter d’un petit morceau si j’ai été bien sage. ») Je n’avais donc pas le choix : j’ai décidé de jouer non pas au traducteurmais au jardinier, en prenant des boutures d’autres langues (l’espagnol, le russe, l’inuktitut, l’allemand), et en essayant de faire pousser 13 mots étrangers dans le terreau de notre langue. (Et du coup, dans le terreau de nos vies.)

Ainsi, j’essaie d’apporter au lecteur des mots nouveaux, parce qu’il n’y a qu’ainsi qu’il pourra obtenir une vie nouvelle. Ce serait une belle définition de la littérature : non pas décrire le passé, mais permettre l’avenir.

Je me répète, mais c’est cet aveuglement qui me fascine :

  1. On a encore trop tendance à opposer le logos à la praxis – même après Derrida, même après Lacan.
  2. On a trop tendance à placer temporellement la praxis avant le logos, c’est-à-dire à placer l’action avant son résumé/description.

Or, il me semble que notre psyché fonctionne exactement à l’inverse :

  1. Logos et praxis sont liés. On n’éprouve dans la vie que ce qu’on est capable d’éprouver, c’est-à-dire d’exprimer.
  2. Le mot vient avant la chose, parce que dans le monde psychique l’essence précède toujours l’existence. Amour, rupture, joie, tristesse, « tout est prévu par le dictionnaire », disait Valéry.

Mais comment avez-vous choisi ces 13 mots?

Roland Barthes

J’ai une grande chance : ma connaissance du monde est essentiellement livresque. Mais je vais vous répondre en employant un mot nouveau, justement, que j’ai découvert à Madrid : la putivuelta. C’est un mot argotique et même vulgaire, qui décrit le tour qu’on fait lors d’une fête, en soirée, en discothèque, pour regarder s’il y a des garçons ou des filles à notre goût. L’ambiguïté fondamentale de ce mot, c’est sa réversibilité : à chaque putivuelta on ne regarde pas seulement : on est regardé. On est résumé à sa seule apparence (qu’on espère la meilleure) parce qu’on a voulu résumer les autres à leur seule apparence. On est réifié parce qu’on a voulu réifier les autres. Ça, c’est le côté sombre du mot. Heureusement, en même temps, il y a un côté lumineux dans la putivuelta : c’est espérer, pendant quelques instants, même brefs, que quelqu’un corresponde à mon désir. Et c’est rare, vous savez bien, quand ça matche. Lacan, cité par Barthes dans Fragments d’un discours amoureux : « Ce n’est pas tous les jours qu’on rencontre ce qui est fait pour vous donner juste l’image de votre désir. » Et Duras, dans Hiroshima mon amour : « Tu me plais. Quel événement. Tu me plais. » Hé bien voilà : pour trouver ces treize mots, j’ai fait une putivueltade plusieurs mois dans les bibliothèques, chez des amis, en soirée. J’ai tendu l’oreille partout. Je voulais des mots étrangers, presque barbares si vous voulez, sur lesquels je pouvais dire des choses, que je pouvais apprivoiser et remplir de mon propre savoir, de ma propre expérience.

Bref, je cherchais des mots étrangers qui ne m’étaient pas totalement étrangers. « Je croyais choisir, et j’étais choisi », dit Aragon dans un poème. C’est exactement cela, la putivueltaque j’ai faite pour écrire ce livre. Je croyais choisir des mots alors qu’en fait ils venaient à moi par eux-mêmes, parce qu’ils correspondaient à des choses que je voulais dire, que j’avais parfois déjà dites, mais mal – parce que justement, les mots me manquaient. Drapetomania(la folie de fuir), cela correspondait très bien avec tout ce que j’ai déjà écrit sur le mythe de Rimbaud « fuyant l’Europe aux anciens parapets ». Taciturire(avoir envie de se taire), cela décrivait parfaitement mon état mental, car je venais de quitter le journal pour lequel je travaillais, et je n’avais plus aucune envie d’écrire des articles sur l’actualité culturelle. (Je n’en ai plus écrit aucun d’ailleurs.) Je découvrais partout des mots qui me manquaient fondamentalement pour décrire ma propre vie, et que je gardais donc précieusement dans ma tête, comme un enfant garde dans sa poche des cailloux banals mais qui lui semblent spéciaux. Puis il y a les mots que j’ai rencontrés dans des musées (le kintsugi, grâce au musée Guimet), d’autres dans les séries (Sense8 m’a offert le sonder). Paul de Tarse m’a offerts kybalon, le déchet, ce qu’on jette aux ordures… Je ne tiens aucun carnet, je n’écris sur aucune marge d’aucun livre. Si je retiens quelque chose d’un roman, d’un musée, d’un film, si quelque chose demeure en moi des semaines ou des mois après avoir rencontré une œuvre, je me dis que ça doit être important : alors je travaille dessus. C’est ma façon de faire confiance à mon inconscient : il a souvent su mieux que moi ce qui comptait pour moi.

Déjà dans L’énigme des petites phrases vous donniez un rôle prépondérant au travail du mot, de ses sous-sols et de ses profondeurs, parfois labyrinthiques. Qu’est-ce qui soutient votre intérêt ou votre passion dans le «mot» plus que dans la lecture globale ou dans le commentaire structurel de textes?

Je me méfie beaucoup des mots. Je me méfie notamment de toute explication étymologique. (Zut : je me méfie donc de tout ?) Paulhan se moquait de ce que notre verbe « tuer » vienne du latin tutari, qui veut dire protéger quelqu’un, lui sauver la vie. Une fois qu’on reconnaît cela, on accepte bien plus que l’arbitraire du signe : on accepte le fait que les mots ne veulent rien dire du tout, qu’ils ne sont ni jolis ni laids, ni ressemblants au réel qu’ils énoncent, ni opposés. (À la radio, un jour, en fin d’entretien, on me demande : Quel est votre mot préféré? Horreur ! Mais qu’est-ce que ça veut dire, le mot préféré ? C’est le prénom de l’autre qu’on aime ? Le mot le plus censé ? Le mot le plus bizarre ? Celui avec le moins d’occlusives ou d’hiatus, celui avec le plus de fricatives ? Je peux dire Passion, si je suis dans ma journée sentimentale ? Ou Liberté, comme tous ceux qui récitent le poème très plat d’Eluard ? Et si je trouve que ça sonne bien, « machine à laver », « imposition », « défibrillateur », est-ce que je peux le dire sans qu’on se moque de moi ?)

Je m’emporte, mais vous avez saisi ce que je voulais dire. Tout mot ressemble pour moi à un mot d’ordre, et donc tout mot m’agace, à première vue. (Ensuite, j’écris sur lui, je mets des mots sur les mots, et cela nous réconcilie.) De la même manière, je me méfie de ceux qui emploient démesurément des mots savants. Caillois, dans Le fleuve Alphée :« Je ne parviens pas à croire qu’un mot de plus de quatre syllabes soit nécessaire pour signifier une notion importante. Au-delà, on peut parier presque à coup sûr qu’il y a logomachie. » Mais c’est parce que je m’en méfie autant que j’aime étudier les mots, les décortiquer, les faire luire de reflets qu’initialement on ne voyait pas – mais qui sortent bien d’eux, dès lors qu’on y prête attention. Oui,c’est cela qui me plaît : la connotation, malgré la dénotation. Ce que les mots veulent dire, malgré le sens qu’ils ont bêtement dans un dictionnaire. J’ai parfois nommé ce tourniquet de significations : la signifiance. Que les mots soient creux, qu’ils ne veulent rien dire, qu’on les emploie à tort et à travers, c’est un immense défaut dans la vie quotidienne ; mais c’est une immense force en littérature. Écrire, ce n’est pas vraiment utiliser le langage : c’est bien plutôt l’écouter. Saint-John Perse disait qu’il ne faut « répudier jamais le grammairien secret que porte en lui tout vrai poète articulé. » Dans le mille. Quand j’écris, j’essaie de laisser parler ce poète grammairien. J’essaie de laisser parler le langage – et j’essaie donc de parler moins fort que lui. Mais je ne veux pas en dire trop, car j’écris actuellement un roman qui joue avec ces fantasmes.

Louis Aragon

Dans un petit essai intitulé Sur une philosophie de l’expression, Albert Camus écrivait : «Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde». Est-ce que c’est dans cet objectif à la fois politique et médical, et non pas seulement littéraire, que vous avez conçu le projet de votre ouvrage?

Vous savez que j’ai failli mettre cette phrase en exergue du livre ! Toutefois, en la relisant sur les épreuves, plusieurs choses en elle m’embêtaient. Tout d’abord, elle s’oppose à un vers d’Aragon (encore lui) que j’aime beaucoup : « Jusqu’à aujourd’hui je peux appeler une bicyclette ma biche / pour faire enrager les passants ». Aragon a raison contre Camus (c’est suffisamment rare pour être signalé) : mal nommer un objet, le nommer différemment de ce qu’il est, c’est ajouter au bonheur de ce monde, parce que c’est le principe de la création artistique. C’est, à strictement parler, le propre de la métaphore, et croyez que sans métaphore, la littérature serait très laide – une pure copie de la réalité. (En Grèce, on voit parfois passer de gros camions avec l’inscription métaforadessus. Ça veut dire : déménagement. Tout est dit je trouve : il y a littérature quand on déplace le sens et quand on change la valeur des mots. Il y a littérature quand ça déménage.)

D’autre part, dans la citation de Camus, le mot objet m’embêtait beaucoup. Moi, je ne m’intéresse pas beaucoup aux objets, je préfère les sentiments, ou les concepts. C’est plus vivant, plus réel, paradoxalement. Je m’explique : il paraît que les Inuits ont jusqu’à 50 façons de nommer l’objet neige. Il y a qanik, la neige qui tombe ; aputi, la neige sur le sol ; pukak, la neige sur le sol, mais presque fondue ; aniu, la neige servant à faire de l’eau ; siku, la neige devenue glace ; qin, la bouillie de glace et de neige au bord de la mer, etc. Et alors ? Qu’est-ce que cela change ? Dans un ouvrage encore non traduit en français, White Lies About the Inuit, l’ethnologue John Steckley montre que cette fascination qu’on éprouve pour des gens capables de diviser la neige en 50 est ridicule et malsaine, parce qu’elle provient tout d’abord d’une légende urbaine, et parce qu’elle a partie liée avec le goût de l’exotisme, qui est souvent de la condescendance déguisée, du paternalisme de touristes… Moi aussi, comme l’autre, je hais les voyages et les explorateurs. Je ne voyage pas pour m’esclaffer devant les tenues plus ou moins folkloriques des autres habitants de la planète. Je n’écris pas pour célébrer la chouette diversité, etc. Je sais ainsi que je ne serai jamais invité au Festival des Étonnants Voyageurs (Saint-Malo), et c’est normal : je cherche tout simplement des moyens d’élargir notre existence à tous.

Vous vous souvenez d’un documentaire de Michael Moore sorti en 2015, Who to invade next? On voyait Moore parcourir l’Europe à la recherche de bonnes idées qu’il pourrait ensuite importer aux États-Unis. C’est à peu près ainsi que je me vois, ou que je vois mon livre : c’est une recherche politique et philosophique, pour aller chercher ailleurs des moyens de penser autrement. Et qu’est-ce qu’un nouveau moyen de penser ? C’est un nouveau moyen d’agir.

Regardez le mot boycott : c’est un mot relativement nouveau, que nous avons emprunté à l’Irlande. Charles Cunningham Boycott étaitun intendant roublard du xixesiècle, qui menait la vie dure à ses paysans. Ces derniers décidèrent en 1879 de ne plus travailler avec lui. Ils le boycottèrent. Le mot est alors arrivé en France, boycottagetout d’abord, puis boycottt. Bien sûr, on boycottaitbien avant l’invention du mot boycott. Mais dès que le mot est arrivé, dès qu’on a disposé d’un mot qui résumait cet ostracisme économique, dès qu’on s’était mis d’accord sur ce mot et sur son contenu : les cas de boycottont explosé en France. Et voilà comment un mot nouveau entraîne la multiplication d’un acte neuf. Et voilà enfin la preuve que voler les mots des autres langues est un fait politique qu’il faut célébrer, et perpétuer par tous les moyens possibles. Rien ne sert d’être nationaliste quand on habite la langue.

Entretien préparé par Jonathan Daudey
Propos recueillis par Jonathan Daudey

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