
Laurent Nunez
Laurent Nunez est écrivain. Après avoir été rédacteur en chef de Magazine littéraire et dirigé les pages « culture » de Marianne, il est désormais éditeur aux éditions du Cerf. Il a publié différents essais consacrés à l’écriture, à savoir Les écrivains contre l’écriture (Editions José Corti, 2006) ou encore Si je m’écorchais vif (Editions Grasset, collection Le Courage dirigée par Charles Dantzig, 2015). En mars 2017, il publie L’énigme des premières phrases (Editions Grasset, collection Le Courage, 2017), ouvrage dans lequel il approche avec subtilité et richesse les incipits de grands textes littéraires, l’occasion pour nous de nous entretenir avec l’auteur afin d’interroger, avec enthousiasme, ces premières phrases mystérieuses.
Votre ouvrage s’intéresse aux incipit de romans, de recueils de poèmes ou encore de pièce de théâtre. Pourquoi avoir choisi de vous intéresser à ces « premières phrases » ?

« L’énigme des premières phrases », Laurent Nunez (Grasset, Le courage)
Laurent Nunez : Il y a quelque chose de terriblement émouvant dans les premières phrases des livres. C’est l’entrée du labyrinthe, le lieu de la rencontre entre l’auteur et le lecteur, et la frontière très maigre qui sépare le monde réel du monde littéraire. La première phrase d’un livre, c’est le premier regard que nous lançons à quelqu’un qui nous drague. (Barthes : « Ce lecteur, il faut que je le cherche, [que je le “drague”], sans savoir où il est. »)
Ajoutons cela, même si c’est une hypothèse : la première phrase d’un livre est celle que l’auteur a le plus travaillée. C’est celle en tout cas qu’il n’a pas eu honte de présenter à tous (même à ceux qui feuillettent le livre dans une librairie, et qui ne l’achèteront pas.) Mais pourquoi Mallarmé ouvre-t-il ses Poésies par « Rien » ? Et qu’est-ce que ça veut dire (c’est ma question préférée), lorsque Proust ouvre l’œuvre de sa vie par cette petite phrase si simple : « Longtemps je me suis couché de bonne heure » ? Un écrivain n’a peut-être pas beaucoup travaillé sur la 8e phrase de la page 102 de son livre, cela je l’accorde (et encore) ; mais la première phrase de son livre, celle qui fournit la première impression, qui peut croire que l’auteur la dévoile à tous sans y avoir fait exagérément attention ? J’ai donc décidé d’analyser exagérément ces premières phrases, c’est-à-dire lentement, mot à mot, en utilisant tous les ressorts scientifiques (la grammaire, l’étymologie, la sociologie, l’intertextualité, l’onomastique, la psychanalyse.) Plonger dans ces phrases relativement simples que tout le monde connaît, et en revenir les bras chargés : telle était la gageure pendant quatre années. Du reste, au lecteur de dire si je reviens les bras chargés de victuailles intellectuelles ou d’interprétations en toc : car L’énigme des premières phrases est aussi un livre sur le possible et sur le vrai, sur les fins de l’herméneutique, et sur l’énigmatique force centrifuge des chefs-d’œuvre, que j’appelle après Benveniste et Riffaterre la signifiance.
Vous louez certains incipit mais vous consacrez vos interludes à des incipit que vous jugez plutôt « pauvres ». Comment s’est fait le choix des textes tout au long de votre livre ?
J’ai choisi ces incipit non pas en fonction de mes goûts, bizarrement, mais en fonction de ma compréhension du texte. Par exemple, je préfère Britannicus ou Bajazet : mais que voulez-vous, Andromaque me parle plus. De même, j’aime à la folie Le Chiendent, et je relis chaque année Les Fleurs bleues ; mais j’ai étudié Zazie dans le métro parce que l’incipit de Queneau, « DOUKIPUDONKTAN, se demanda Gabriel excédé », m’appelait, me dérangeait. Peut-être l’exception figure-t-elle chez Duras : Le ravissement de Lol V. Stein, c’est justement le livre d’elle que j’aime le plus, et celui qui me parle le plus longuement à l’oreille. J’avais donc choisi initialement 15 textes, du 17e siècle au 20e siècle, et de divers genres : romans, poèmes, pièces de théâtre, journal… Mais arrivé à la fin de l’écriture du livre, quelque chose n’allait pas. Et si le lecteur pensait qu’on pouvait faire ce genre de microlectures avec n’importe quel texte, fût-il mauvais ? J’ai donc décidé de couper le livre à chaque tiers, et d’y ajouter un chapitre négatif, sur un incipit raté. D’où l’arrivée de Coppée et de Pérochon — le successeur de Proust au prix Goncourt. « Nom d’un chien, qu’il faisait froid ! » Que pouvait-on dire devant ce genre d’incipit ? Pas grand-chose. J’ai voulu montrer ce pas grand-chose au lecteur, pour lui rappeler que hors de la littérature, il n’y a pas de salut pour la critique littéraire. Pour lui prouver ceci également : on appelle littérature ce qui survit à l’analyse littéraire.

Raymond Queneau
Dans l’introduction, vous écrivez qu’un livre deviendrait illisible en appliquant votre méthode de lecture à 200 ou 300 pages. Est-ce que cela ne signifie pas qu’un auteur ne prête pas autant d’attention à la totalité d’un texte qu’à son incipit ?
Attention, je ne dis pas exactement cela ! Permettez-moi de me citer : « Je sais ce que mes microlectures ont d’hystérique : elles cherchent à savoir, coûte que coûte. Elles croient que chaque phrase est un coffre, dont les clés seraient forgées par la grammaire, l’étymologie, les figures de rhétorique. Mais elles prouvent surtout qu’un texte littéraire est illisible, parce que personne ne peut réfléchir ainsi sur 200 ou 300 pages. » Vous comprenez : mon travail part de quelques mots, d’une ou deux phrases d’incipit ; et à partir de ces quelques mots, j’écris presque dix pages… Dix pages sur une phrase : cela suffit à dévoiler la possible absurdité de ma méthode, si elle englobait tout un livre. L’absurdité, ou l’impossibilité : car personne ne peut se concentrer suffisamment pour analyser de la sorte tout un livre.
Ce que j’essaie ici de dévoiler au lecteur, c’est le paradoxe de la littérature classique : nous l’aimons car nous ne la comprenons pas. Qu’est-ce qui fait qu’on lit encore Zola, Baudelaire, Camus, Molière ? Cela : nous ne sommes pas sûrs de les comprendre. Il n’y a pas d’autres raisons. Un texte meurt s’il est entièrement décrit : si l’on a tiré de lui tout ce qu’il avait à dire.
Pour quelles raisons avez-vous décidé la méthode consistant à analyser chacune de ces premières phrases au « mot à mot » ?

« Si je m’écorchais vif », Laurent Nunez (Grasset, Le courage)
Deux raisons à cela : chacun de mes livres doit se construire (pour que je ne m’ennuie pas) assez différemment des précédents. Dans Les Écrivains contre l’écriture (José Corti), j’analysais des mouvements littéraires, je comparais des œuvres, c’était une analyse au spectre large, très large. Dans Si je m’écorchais vif (Grasset), j’interrogeais des œuvres précises, en fouillant en leur sein. La méthode du mot à mot est la continuation de cet enfoncement dans la littérature. Des mouvements aux œuvres, puis des œuvres aux mots : voilà ce que j’ai essayé de faire dans ce triptyque qui m’a pris dix ans. Mais je vous rassure, la prochaine fois, je n’analyserai pas des syllabes !
J’ai été Professeur de Lettres modernes au lycée, pendant sept ans. J’étudiais donc les classiques avec mes élèves, notamment pour le bac. Or, toujours, la même question, quand on abordait un texte : « Monsieur, vous êtes sûr que l’auteur a pensé à tout cela ? » On peut bien sûr répondre en dénonçant l’intentionnalité (idée selon laquelle ce qu’un auteur a voulu mettre dans un livre prime sur ce qu’on y trouve), mais ma réponse a été paradoxalement de m’ancrer davantage dans les mots de l’auteur. Faire du mot à mot : avez-vous remarqué combien cette expression est péjorative ? Elle signifie : être trop près du texte, le répéter, paraphraser. Hé bien j’ai essayé de redorer le blason de cette expression. Je colle au texte si farouchement, si précisément, que lorsqu’on n’est plus d’accord avec moi (et c’est normal, puisque j’ai voulu dire des choses très neuves), je n’ai qu’à m’exclamer : « Mais enfin, je fais du mot à mot ! »
Les textes sur lesquels vous vous penchez sont exclusivement des « textes classiques ». De plus, vous tenez à distance les pessimistes qui affirment que les lectures des classiques sont épuisées. Pensez-vous au contraire que la littérature « classique » est de plus en plus délaissée, voire trop peu lue ?
Je ne fais pas partie de ceux qui déplorent la fin du livre, la mort des classiques, etc. À quelle époque les gens lisaient-ils davantage qu’à la nôtre ? Puis la littérature a toujours été affaire d’une minorité : on peut vouloir la démocratiser — c’est ce que j’essaie de faire en montrant la modernité des classiques —, mais cela ne m’embête absolument pas que beaucoup de gens ne lisent pas. Ils ratent quelque chose de génial et de capital dans la construction de soi, mais cela les regarde. Si j’ai étudié des textes classiques, c’est pour une raison peu avouable — que j’avoue ici : parce que leurs auteurs sont morts. Et dès lors, plus d’intentionnalité : ils ne peuvent pas hausser la voix et contredire ma lecture. Le texte se libère quand meurt son auteur. Pour le dire mieux, songez aux beaux vers de Jean Cassou, lorsqu’il pense aux poètes :
Et ils reconnaîtront, sous des masques de folles,
À travers Carnaval, dansant la farandole,
Leurs plus beaux vers enfin délivrés du sanglot
Qui les fit naître. (…)
Voilà : j’ai voulu travailler sur des textes délivrés du sanglot qui les fit naître. Je l’explique d’ailleurs un peu dans le dernier chapitre du livre, consacré à Jean-Benoît Puech (le seul auteur vivant du livre) : je lui envoie un mail pour lui demander des explications sur une de ses phrases, mais confondant les dates, il embrouille encore plus ma compréhension du texte !
Sylvain Tesson, avec qui vous étiez invité dans l’émission Bibliothèque Médicis dernièrement, écrit dans son dernier ouvrage Une très légère oscillation : « Je suis tellement réactionnaire que je préfère le début de mes phrases à leur fin ». Souscririez-vous à cet aphorisme en ce qui concerne votre passion pour les premières phrases ?
Votre question me rappelle la boutade de Cioran : « Seriez-vous réac ? – Si vous voulez, mais dans le sens où Dieu l’est. » Pour rebondir sur Tesson, disons que je suis réactionnaire en ce que j’aime les débuts et non les fins. Les débuts (d’un mouvement artistique comme d’une histoire d’amour) sont encore non-rigides, non-codés, dotés de mille possibilités… J’ai adoré enseigner à des lycéens, qui étaient au début de leur vie, et dont on ignorait bien ce qu’ils allaient devenir ! Mais tout le monde est comme moi, je crois. C’est très banal : tout le monde préfère le début à la fin. Regardez : on peut plus facilement citer les premières phrases d’un livre que les dernières ! Les dernières phrases d’un livre… On ne sait même pas comment cela s’appelle : les universitaires hésitent entre excipit et explicit. C’est assez explicite, vous ne trouvez pas ?
Entretien préparé par Jonathan Daudey
Propos recueillis par Jonathan Daudey
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