Philosophie

Réflexion sur le suicide chez Camus et Cioran

Edouard Manet, « Le Suicidé » (1877, huile sur toile)

S’intéresser à la question du suicide en philosophie peut poser deux problèmes. Premièrement, elle semble gnoséologiquement inféconde. En effet, le suicide, s’il est commis, est soustrait à toute connaissance humaine puisque, par son acte, le suicidaire a avec lui éteint et tu ses motivations, son état d’esprit et ses espoirs (ou désillusions). Ainsi, le suicide revêt une dimension mystérieuse et impénétrable. Cette absence ou plutôt cette forme de meurtre du sens s’imprègne de l’aspect énigmatique de la mort mais aussi d’une pulsion qui pourrait aller à l’encontre de la vie, « une pulsion de mort » comme l’exprime Freud[1]. L’expression de cette action réactive en tant qu’elle contreviendrait au mouvement vital qui nous anime et nous meut manifeste le deuxième problème que revêt cette notion. En effet, évoquer la question du suicide revient souvent dans le discours public teinté de religiosité à imposer, plus qu’à questionner, un sens et une valeur à la vie. Or, le suicide semble généralement être perçu péjorativement comme une forme de trahison et de faiblesse. Il irait de soi que la vie soit nécessairement traversée de douleurs, comme le voudrait la Bible hébraïque et les paroles divines conséquentes à la chute d’Adam et Eve du royaume d’Eden. Que la vie soit un fardeau, cela peut être admis par tous mais il apparaît inconséquent de prendre la mesure de ce constat et d’achever ce que l’opinion signale comme un tourment. Ainsi, puisqu’on ne peut être juge et partie d’une même cause, la vie sera constamment privilégiée. L’endurance et la persévérance, exigés par un Dieu jaloux dans la Bible hébraïque ou un Dieu d’amour dans le nouveau testament, pénètrent, sous l’effet de la causalité, le corps social. Ces signes de vitalité ou de normalité, comme Michel Foucault aurait pu l’interpréter[2], déterminent l’évaluation sociale et la catégorisation des êtres. Par conséquent, le suicidaire, par son abandon d’une cause générale incontestable selon l’ensemble du corps social, la vie, mais aussi par son indifférence, prêtée, aux conséquences de son acte sur ses proches, ne peut, tout comme son acte, n’être qu’interprété comme l’expression d’une faillite personnelle et morale. La réflexion sur le suicide est ainsi limitée à une pure et simple condamnation, plus ou moins déguisée[3], et est empreinte d’une pesanteur morale qui l’exclue généralement de la pensée. Ce constat n’est pas, pour nous, l’occasion d’une condamnation ou d’une critique de la société mais doit être perçu comme une observation détachée de tout jugement moral et qui constitue les prémices de notre réflexion.

Ces deux problèmes liés l’un à l’autre peuvent expliquer la pauvreté de la réflexion philosophique à ce sujet. Source de rejet pour la majorité des penseurs (Kant, Schopenhauer[4]…) et d’adhésion pour une frange minoritaire de la philosophie (Nietzsche[5]…), le suicide est toujours posé comme une alternative éthique, un choix moral. Comme nous pouvons choisir ou non de commettre ce forfait, il faudrait se décider philosophiquement en faveur ou plutôt en extrême défaveur de cette issue tragique qui ruine, par sa possibilité, les efforts d’idéalisation et de construction philosophique. Or, avec la publication en 1942 de son ouvrage Le mythe de Sisyphe, Camus se saisit de la question de manière gnoséologique et non plus simplement éthique. Par un renversement de perspective, Camus va s’intéresser au signe plutôt qu’au sens en soi du suicide. Contrairement à Durkheim, il ne veut pas analyser le suicide comme un acte social mais plutôt comme un acte personnel. Cet acte personnel, par l’ampleur qu’il revêt à son époque, nous informe, selon lui, sur l’état social et sur son temps. Signe d’un sentiment d’absurdité, le suicide nous renseigne sur la perte de sens pour l’homme face au monde. Incapable de donner sens à ses actes, l’être humain peut être amené à une solution radicale : le suicide. Puisque le désir de vérité que recèle l’individu ne peut être comblé, l’homme se retrouve face à un tourment si grand qu’il tente d’y mettre un terme par un acte qui fragilise et tue le sens. En 1973, Cioran, un philosophe roumain, met en œuvre une philosophie du suicide dans De l’inconvénient d’être né. Si Camus place le suicide comme le problème fondamental auquel la philosophie doit se confronter, Cioran l’intègre dans son œuvre comme un problème dont on ne pourrait jamais se défaire de son vivant. Plutôt que de ramener continuellement le suicide à la figure du suicidaire et à l’acte réalisé, Cioran intègre le suicide comme le signe d’une fracture du sens et l’impossibilité désormais actée de faire de la philosophie comme cela était le cas jusqu’alors. Impuissant face au monde, le penseur se saisit du suicide non pas comme de la marque de l’absurde mais comme d’un mouvement réactif de l’humain contre lui-même, d’une vengeance qui scinde l’homme en deux et le rend étranger au monde qui l’entoure. Mon projet sera de montrer en quoi la réflexion du suicide est chez Cioran menée à son terme et ce jusqu’à des conséquences théoriques et pratiques insoupçonnées. Ainsi, comment pouvons-nous considérer la gageure de Camus d’élever et de considérer le suicide comme le « problème philosophique vraiment sérieux »[6]présomptueuse voire fausse ? De plus, contrairement à Camus dont le dépassement du suicide semble être acté dès l’ouverture du Mythe de Sisyphe, en quoi Cioran pense-t-il le suicide ? Comment cet auteur reconnait-il cet acte ambigu comme capable d’ouvrir à la pensée et de montrer ses failles ?

Emil Cioran dans son appartement parisien, rue de l’Odéon, en 1982. akg-images / Marion Kalter

Afin de répondre à cette question, nous étudierons la place qu’accorde Camus au suicide dans sa réflexion. Nous l’interprèterons chez cet auteur comme un acte personnel au sens voilé, comme un geste de rupture face au sens du monde et un comportement vain face au sentiment absurde qu’il observe dans son siècle. Or, nous constaterons dans un deuxième temps que Camus opère une pétition de principe, abandonne « le problème philosophique vraiment sérieux » au dépend de sa thématique de l’absurde et ne prend pas la mesure du déficit de sens dont l’absurde serait le signe. Enfin, nous analyserons le suicide chez Cioran comme l’espoir désabusé d’un salut, la marque de l’échec philosophique à produire du sens et un problème toujours ouvert.

« Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide »[7]. La première phrase du Mythe de Sisyphe, après l’épigraphe et le paragraphe en italique qui fait l’office de préface ou d’avertissement, a connu et connait encore aujourd’hui un grand retentissement. Pour des raisons morales et sociales, la question du suicide avait été jusqu’alors étouffée philosophiquement ou du moins avait fait l’objet de rares évocations. A contre-courant de cette tendance, Camus souhaite ouvrir son ouvrage sur ce problème grave afin de lui donner une impulsion novatrice. Il désire en effet se démarquer de toute métaphysique et croyance (entendons religion) qui pourraient être mêlés à cette question et la teinter de ressorts idéologiques qui doivent en être soustraits. Selon Camus, le suicide nous renvoie à la question de savoir si la vie vaut ou non la peine d’être vécu. Cette question du sens de l’existence est primordiale, viendrait avant toute autre question notamment théorique. En effet, connaître le nombre de dimensions du monde n’est pas une question aussi pressante que de déterminer si l’on consent ou non à vivre la vie qui nous est proposée. Le question du sens de la vie est fondamentale puisqu’elle détermine par la suite toute l’existence humaine. Il serait ainsi étrange de ne pas commencer par cette question pratique afin de pouvoir ensuite déterminer le champ de la pensée, de l’action et de la création. Pour Camus, cette question se ramène à lier le thème du suicide à celui de l’absurde et de l’espoir. Cette relation permet d’éclairer les causes ou non du suicide. Ce qui agit un suicidaire, ce n’est pas une réflexion, on ne meurt pas ou très rarement, dit-il, pour « l’argument ontologique », pour une vérité scientifique comme celle de Galilée mais on se donne la mort pour des raisons inconnues, également des fois pour l’agent-même. Ce qui agit se déroule dans le « silence du coeur », il est ainsi impossible de pouvoir lui donner un sens. Nous pouvons être miné par le décès d’une fille mais cette raison ne vaut pas plus que les autres. Ce serait malgré tout un acte personnel avant un acte social. Un acte personnel dont Camus veut essayer de former la logique puisque cette pratique serait représentative d’un esprit du temps. Ainsi, les représentations naïves de la question du suicide ne valent pas. Cette question se porte en effet sur le sens à donner à l’existence et à une alternative simple en apparence qui en découle : entre l’affirmation et la négation de la vie. Ce choix individuel s’avère plus complexe puisque certains hommes trouvent le monde absurde tout en donnant l’impression par leurs actes d’en trouver du sens et que d’autres êtres humains donnaient du sens à leurs actions avant de se donner la mort. Ainsi, la question du suicide semble s’embrouiller davantage et nous ramener à un choix personnel dont la vérité au cœur de l’individu nous serait inaccessible. Puisque l’espoir même peut guider des êtres qui espèrent une vie après la mort ou qui esquivent cette vie pour quelques grandes idées ou ambitions, la question de l’adhérence à l’existence-même s’en trouve modifiée. Puisqu’un suicidaire peut donner un sens à son existence tout en décidant précipitamment de se donner la mort, l’acte suicidaire ne serait-elle pas représentative d’un air du temps qui voudrait que le sens se soit perdu ? Acte ambigu et mystérieux, le suicide n’est-il pas le signe de l’absurdité de notre rapport dans le monde, le signe d’une scission entre notre volonté de connaître et du sens que nous pouvons prêter au monde ?

« Le mythe de Sisyphe », Albert Camus (octobre 1942)

Le suicide est intimement lié, selon Camus, à un sentiment d’exclusion du monde. Cet acte proviendrait particulièrement de la tendance humaine à réunir la connaissance derrière l’unité. Cette volonté de réunir le monde et l’homme derrière une unité, une unité apaisante puisqu’elle permet de s’orienter dans le monde et de lui donner un sens à partir duquel nous pouvons agir, est constamment insatisfaite. Camus étudie ainsi les pensées de Chestov, Husserl et Kierkegaard qui tentent chacun à leur manière de résister à l’absurde qu’ils ont constaté. Chestov sacrifie, de son côté, l’absurde à une irrationalité supérieure, Dieu, qui met à mal notre rationalité humaine limitée. Les expériences où la raison n’est plus capable de donner du sens au monde résulterait en dernier ressort de la puissance d’invention de l’irrationalité et de sa puissance. Kierkegaard, pour sa part, chaparde son angoisse enfantine de l’absurdité du monde, d’un intellect humain limité pour un sacrifice de ce dernier en faveur du christianisme et d’une humiliation de la raison en faveur d’un principe dernier, Dieu. Enfin, derrière le défilement des apparences que la raison est incapable de fixer et qu’elle subit, se manifestent chez Husserl des « essences extra-temporelles » qui seraient présentes dans chaque expérience. L’absurdité que nous pourrions prêter au système husserlien ou plutôt l’extrême modestie de ne prêter aux choses, par le biais de la conscience, qu’un sens fixé par l’expérience est caduque. Elle ne résiste pas, selon Camus, à l’unification intelligible du réel par la formation d’idées qui ne sont pas des modèles parfaits des choses mais qui sont présentes dans chaque élément du monde observé. La multiplicité des expériences constatées par la conscience ne fait ainsi pas état de la scission réelle entre l’homme et le monde mais le lie à un sens métaphysique d’une pluralité d’essences qui donne du sens à une multiplicité d’objets. Cette connaissance éclaire le monde et peut éclairer la pratique. Or, selon Camus, ces différentes théories philosophiques ne résistent pas à la religiosité et à la métaphysique dont ils sont empreints. Comme le formule Camus, « Kierkegaard supprime ma nostalgie et Husserl rassemble cet univers » (P. 73). Pourtant, l’absurde consiste justement à constater la rupture qui s’est formée entre notre désir de connaître et le monde qui déçoit à cette tendance. Si on ne peut former d’unité du monde, l’homme se retrouve renvoyé à sa position d’observateur désabusé, incapable de connaître et d’agir sereinement puisqu’aucune stabilité n’est possible. En effet, puisque la contradiction enchaîne le monde dispersé, l’homme se retrouve sans attache, comme renvoyé à un univers dans lequel il essaye de raisonner en vain. Ce dépassement fait doublement l’objet d’un suicide philosophique. En effet, il fait état de l’absurde présent dans le monde. Ce constat condamne a prioril’être humain à une existence tourmentée et désespérée, le condamne à une vie d’exil et d’errance. Cette théorie est suicidaire en tant qu’elle rend les hommes autant étrangers au monde que peuvent l’être des êtres désespérés et suicidaires. Cette réflexion est doublement suicidaire en tant qu’elle voile la lucidité qu’elle contient sur la part absurde présent dans le monde. L’homme se sent ainsi contraint de masquer le sens avorté auquel aboutit notre présence au monde. Mis à part l’attitude rationnelle, Camus remarque un déficit de sens que nous essayons en vain d’atténuer mais dont les tentatives d’étouffement sont encore une preuve de la persistance du manque de sens.

Selon Camus, ce qui nous est donné en premier lieu consiste en ce sentiment absurde, une vérité du cœur qui bouleverse notre regard sur le monde. Les philosophes, que nous avons étudié, étaient ainsi, selon Camus, conscients ou ont été conscients de la contradiction présente dans l’univers mais ils ont tenté de la retourner, de finalement la remettre en cause. Ils vont ainsi à l’encontre de ce que Camus nomme le sentiment absurde, c’est-à-dire le sentiment qui est donné désormais que plus rien ne fait réellement sens. Face à la place infime que détient l’homme dans l’univers, son comportement est voué à une illusion de sens face au mystère que serait le monde et ses actes sont déterminés à n’avoir qu’un effet limité. Le sentiment absurde maintient l’homme dans une impression de futilité et de désespérance face à l’univers. Ainsi, les personnages de Don Juan, du comédien et du conquérant évoqués dans le deuxième chapitre intitulé « L’homme absurde » évoquent la résistance face au sentiment absurde de personnages lucides. Leur conscience de leur situation exprime le courage face à une situation tragique, face aux suicides de l’acte et de la pensée que constitue le sentiment absurde contemporain. Face à l’impossibilité de croire ou d’espérer une issue plus favorable dans un monde aveugle ou du monde incompréhensible, le séducteur qu’est Don Juan, le comédien et le conquérant sont lucides de l’apparence dont ils sont les jouets. Ils reconnaissent la futilité de l’existence et de l’appartenance au monde tout en jouant leur partition dans cette chorégraphie morne. Don Juan goûte ainsi les instants qu’ils lui sont offerts de vivre comme ultimes, poussé par la sensualité dont il est aussi indifférent qu’au reste. Selon Camus, Don Juan n’est ainsi pas le héros terrifié par la mort et le Commandeur que l’on imagine parfois à tort mais plutôt cet être désabusé qui va, dans un dernier effort, affirmer l’absurde de l’existence. Il en est de même pour le comédien et le conquérant, conscients de la futilité de leurs gestes et de leurs ambitions, mais dont l’interprétation continue de personnages variés et la volonté malgré de remporter des victoires éphémères permettent, tel l’acte Sisyphe de rouler continuellement sa pierre, de triompher par la conscience du drame qu’est l’absurde. Ces héros manifestent ainsi une solution précaire face au suicide et des actes dont l’absurde est la révélation. En effet, si le monde est rempli de contradictions, que la pensée est incapable de légiférer sur l’univers qui l’entoure, le sens qu’il pourrait prêter à ses actes n’est qu’une illusion, une manière de voiler la réalité futile de nos actes. La révolte n’est ainsi qu’une illusion de plus, une acceptation de la part suicidaire de tout acte puisque nous sommes conscients de la nécessaire insatisfaction de notre tendance à donner du sens à notre comportement. Chez Camus, la place du suicide est ainsi entièrement déterminée par la présence du sentiment absurde. Ce dernier permet de penser la tentation que peut réellement constituer le suicide face à la futilité de l’existence mais aussi la dimension symbolique du suicide en tant que nous rendons irréel et distant l’univers dont nous nous écartons et que l’acte autant que la pensée sont voués à un échec patent dans la satisfaction de sens qu’elle revêt.

Albert Camus © UNIVERSAL PHOTO / SIPA

Il est néanmoins frappant d’observer les lacunes d’une telle argumentation. Ces lacunes, comme le « ver dans le fruit », sont présents dès le début du Mythe de Sisyphe. Il apparaît ainsi que Camus, dans la manière de formuler son problème, opère une pétition de principe. Une pétition de principe consiste à poser dans un problème ou dans une des prémisses à la réflexion ce que l’auteur cherche à démontrer par la suite. Ainsi à l’importance et à la pression du problème pratique que constitue le suicide, Camus dit vouloir s’y intéresser en premier lieu afin de donner sens à ces actes. Ainsi, le philosophe n’est-il pas poussé par des contraintes gnoséologiques ou des motifs de connaissances mais bien par une envie de donner du sens à sa pensée et son action. Le projet d’élucidation de la réalité des choses est, par conséquent, atteint, mis à mal par cette illusion profondément humaine de volonté de sens. Bien que Camus reconnaisse ne pas pouvoir satisfaire à cette demande humaine, il reste profondément attaché à cette quête de sens et à cette tentative de dépassement de l’absurde dont il condamne l’élaboration dans les philosophies de Chestov, Husserl et Kierkegaard. Cette tendance honorable à vouloir donner du sens contrevient au sentiment absurde dont la société serait éprise et dont les suicidaires seront l’expression la plus patente. Elle court-circuite avant même d’avoir commencé la réflexion à fausser l’argumentation puisque le sens qu’il serait impossible à trouver dans le monde motiverait malgré tout le propos de Camus. C’est ainsi encore dans une tentative de sauvegarde et de protection des individus contre le suicide comme échec social que le problème est tourné. La tentative de penser le suicide demeure en contradiction avec la formulation éthique de Camus qui le poussera à l’avenir à sacraliser la révolte face à l’absurde. Là où l’absurde, et donc une pensée d’un certain déficit de sens dont relèverait le suicide, avait encore le dernier mot en conclusion de l’ouvrage, les livres de Camus auront à cœur de formuler la révolte comme solution et salvation face à l’absence de sens dont l’humanité, face au monde, est confrontée.

De plus, nous observons que « le problème vraiment sérieux » qu’aurait à traiter la philosophie en premier lieu est rapidement étouffé par le thème privilégié de Camus : l’absurde. En effet, au commencement du suicide, serait l’absurde. Affect contradictoire, s’il en est, le sentiment absurde pousserait les individus à ne plus se sentir en harmonie avec le monde et à préférer le meurtre du sens ou, du moins, la reconnaissance de l’absence de sens dont relève le suicide. Or, l’arbitraire que pose Camus sur le suicide plutôt que de lui fournir un des sens ou un sens provisoire l’unifie derrière ce sens qui se veut total, absolu. Le suicide est ainsi rapidement évidé de toute interrogation et ne demeure qu’une question éthique que nous pouvons élucider à l’aide de l’absurde. Le suicide est ramené à un sens unique et la diversité des motivations est rapidement éludée en faveur de cette solution avantageuse puisqu’elle se retrouverait dans les pensées, notamment modernes, qui auraient en filigrane éviter d’aborder cette thématique. Or, si le suicide est la reconnaissance de l’absence de sens ou la manifestation d’une attitude insensée face à l’existence, l’absurde même devient un mot insensé. Il devient en effet impossible de réunir sous un mot particulier, d’unifier l’expérience alors que celle-ci serait insensée et multiple. La tentative métaphysique que voulait éviter Camus se concrétise derrière cette unification du réel derrière l’absurde et la croyance qu’il va former de dépassement à travers la révolte.

Camus ne prend ainsi pas la mesure du déficit de sens dont l’absurde serait le signe. Son style concis et frappant ne détonne pas face à la formulation classique d’une philosophie. Il forme ainsi un système logique de raisonnement alors qu’il s’engage à traiter de la question de l’absurde et du sentiment absurde. Si l’absurde, dont le suicide serait le révélateur, était réellement confirmé, il ne serait plus possible de former une argumentation claire et raisonnée. Les contradictions seraient bien trop nombreuses pour qu’un philosophe puisse former un système. Or, Le mythe de Sisyphe, dans sa construction en 3 parties et 4 ou 3 sous-parties suivies d’un appendice final, a tous les traits d’une construction logique classique. La volonté d’unifier le raisonnement autour de l’absurde avec comme contre-points le suicide et l’espoir signalent encore cette volonté de former du sens même si le monde en serait dépourvu. Contrairement à une pensée insensée qui n’aurait plus de normes et de règles, en particulier linguistiques, à partir desquels pouvoir fonder une argumentation logique, la formulation du propos de Camus ne fait, à part d’un point de vue théorique, pas état du déficit de sens, de l’absurde. Par cette volonté déguisée de dépassement qui agit l’argumentation, l’unification du suicide autour d’une notion qui permet de ne plus la penser et le sens dont est constituée l’argumentation bien que le déficit de sens soit affirmé, l’importance de Camus sur la question du suicide serait à minorer.

« De l’inconvénient detre’ né », Emil Cioran (1973)

L’oeuvre de Cioran fait état, comme chez Camus, du constat d’un déficit de sens au sein du monde. La difficulté qu’ajoute cet auteur est l’impossibilité actée de produire du sens. Bien qu’il n’évoque jamais le terme d’absurde, il fait également état d’une situation personnelle dans laquelle l’homme est réduit à une solitude indépassable. Le monde apparaît alors comme ce qu’il y a de plus irréel en tant que l’homme n’arrive jamais à s’y fixer, à donner sens à ces expériences. L’homme est le spectateur indifférent d’un monde dont il est exclu. Ainsi, Cioran voit-il les actes comme des producteurs de malheur, de dégradation du monde. Toute action est ainsi conçue comme quelque chose de néfaste. Seraient ainsi prodigieusement significatifs les actes les plus intolérables que nous admirons autant que nous les détestons. Cette continuelle contradiction présente en l’homme confère la dimension tragique de son existence. Il ne peut ressentir que des affects doubles, aux dimensions opposées. L’être humain serait ainsi, selon Cioran, profondément double intérieurement. La morale et l’éthique sont ainsi affectés par cette humaine inconséquence. Le suicide paraitrait ainsi comme la solution la plus pertinente face à un monde insensé et un comportement humain équivoque. Pourtant, le suicide apparaît pour Cioran comme une solution possible mais toujours grotesque. «  Ce n’est pas la peine de se suicider puisqu’on se tue toujours trop tard » ou « Dire que tant et tant ont réussi à mourir »[8] font partie des aphorismes qui emplissent le suicide de sa dimension contradictoire, de sa place inconfortable entre le premier et le second degré. Tout comme l’écriture de Cioran, le suicide est perçu comme un acte traversé par des puissants espoirs mais jamais lucide. Il n’y aurait ainsi pas plus de clairvoyance à vivre une existence contradictoire et douloureuse comme la nôtre que de prendre fait et cause pour une solution définitive comme le suicide. Le salut que continue à désirer l’homme, malgré la sécularisation d’un large pan de la société occidentale et notamment celle dans laquelle il vit, la France, est toujours recherché. Il en est également le témoignage puisque De l’inconvénient d’être né, le titre d’un de ses ouvrages, illustre les illusions et la souffrance humaines dont nous ne pouvons nous départir. Si Cioran aurait préféré être une plante ou n’être rien, c’est que l’indifférence et la possibilité qu’il aurait ou a été est bien préférable à la situation déplorable qu’il subit. Les expériences de l’insomnie, des pulsions suicidaires et des tristesses diverses témoignent du profond drame que constitue la vie dans ce bas-monde. Illusion d’une profondeur, l’existence ne serait que le constat toujours répété d’une absence de signification dont l’échappatoire que serait le suicide ne peut solutionner.

La pensée de Cioran a cela de désespérant qu’elle ne cesse de faire retour sur elle-même. Elle est, en ce sens, profondément anti-dialectique. Contrairement à ce que disait d’Hegel ses élèves, la pensée ne cesse de se répéter sans jamais véritablement avancer, s’élever. Cioran ne cesse de renvoyer à ses vieux démons tels que la mort et la souffrance. Il ne peut jamais dépasser ses affects profondément tragiques et pesants. Il est épris de part en part par la sensation d’un déficit de sens dont son écriture en aphorismes, sans lien raisonnée d’une sentence à l’autre, est le révélateur. L’écriture de Cioran est ainsi elle-même profondément épris d’un suicide de la pensée qu’il réactualise. A propos de cette profonde incohérence, Cioran se plaignait de ne pouvoir former un système et limitait son travail à une exploration et une élucidation de la forme. Puisque le monde ne serait qu’apparence et futilité, la forme de ses écrits compte plus que le reste. Elle permet en effet de concentrer l’attention de l’auteur désabusé qu’était Cioran. Le découpage en parties de L’inconvénient d’être né n’est que le signe de plus d’une volonté de former du sens bien que cela soit d’avance voué à l’échec. Contrairement à Camus, Cioran ne forme son ouvrage de la sorte que de manière à feindre une organisation. Pourtant, les thèmes abordés et leur présence ne sont absolument pas ajustés par une véritable cohérence interne. Ils sont placés arbitrairement et de manière insensée. De plus, la forme des écrits de Cioran permet cette œuvre de lucidité qui pèse autant sur le lecteur que sur Cioran. Cette lucidité apparaît en effet comme une révélation et une destruction des illusions formées par les hommes. A chaque espoir ressenti, Cioran opère une lente et terrible déconstruction, désintégration de ces postulats et fondements. Par ce travail d’élucidation, Cioran se met en position de bourreau. Autant qu’il désarticule et tente de broyer le langage, Cioran détruit nos idoles autant que les siennes afin de manifester sa pleine conscience de la désespérante réalité. Il est ainsi un être en suicide permanent du sens. Il se met dans une position philosophique telle que toute action et toute pensée sont à soupçonner d’un fond pervers. Cette position est une forme véritable de suicide philosophique, une manière de montrer que la pulsion suicidaire, dont il fut quelques fois la proie, n’a jamais cessé de nourrir sa réflexion et la constitue de part en part en sourdine.

Clément Rosset, « La Force majeure » (Minuit, 1983)

Le suicide constitue ainsi pour Cioran un problème ouvert. Le suicide peut être rapproché de la réflexion de Cioran autour de la mort. En effet, le philosophe roumain considère qu’on ne peut jamais cesser de méditer la question de la mort, qu’elle ne cessera jamais de nous hanter et de nous habiter. La prise de conscience de la mort est un acte définitif dont nous aurons à subir les conséquences à jamais. Contrairement à Camus, la conscience ne pourra pas être source de salut comme elle le serait dans l’acte de révolte. La conscience est justement ce qui rend la condition humaine plus inconfortable que la condition animale ou la situation d’une plante. Etre conscient, c’est être pourvu d’une mémoire qui ne cesse de nous atteindre, de nous ramener à nos souvenirs les plus sinistres. La conscience nous met aussi face à notre situation d’être fini et contradictoire. Comme l’exprime Clément Rosset dans Le mécontentement de Cioran[9], deux choses affectent particulièrement l’auteur roumain. Premièrement, il ne souffre que de la part limitée accordée à l’humaine nature et qui rend, temporellement et spatialement, sa place dans l’univers futile. Deuxièmement, Cioran demeure consterné devant l’arbitraire et le hasard qui nous a rendu vivant. Nous ne sommes pas une partie d’un agrégat non déterminé à être et qui est poussé par l’absence de sens que constitue cette présence au monde. Rosset en conclue donc que Cioran est incapable de se contenter d’une quelconque place dans la société, d’un affect quelque soit son efficacité, même le suicide ne constitue pas pour lui une solution. Il est ainsi dans la désagréable position d’un homme face à un problème béant qu’il ne peut résoudre. Le suicide est ici une question qui reste continuellement ouverte, qui ne peut être comblée par un salut impossible ou par une conception philosophique d’emblée contredite par le sens contradictoire des êtres et du monde. Pourtant, elle demeure ce problème, à la croisée du premier et second degré, de l’espoir et de l’indifférence, qui ne peut, telle la mort, disparaître du champ de réflexion de l’individu. C’est ainsi à un problème dont toute la solution ne peut qu’être illusoire auquel nous met face Cioran. A cette contradiction, nous chercherons encore à donner du sens mais cela est une gageure dont l’aspect suicidaire de sens que constituent nos actions révèlera la futilité.

Conclusion

Si Camus manque à penser le suicide, ce n’est pas par faute d’intuitions mais par contradiction dans sa réflexion. Bien qu’il ait constaté le manque de sens dont provenait l’émergence d’une pensée suicidaire, il unifie le suicide derrière un terme qui constitue, de fait, une contradiction à sa pensée. Dépassement suggéré dès l’évocation du problème, abandon de la question, selon lui, primordiale du suicide et la construction logique de sa réflexion suggèrent le fossé entre les motifs novateurs de Camus et la réalité de son raisonnement. Contrairement à la prétention de Camus, Cioran ne veut pas former de réflexion philosophique. Il désire simplement penser le manque de sens et la souffrance que constitue l’advenue au monde. Il ne désire ainsi pas former une pensée du suicide mais, malgré lui, il arrive à formuler des propositions intéressantes. La pulsion suicidaire, comme l’insomnie, constituent des expériences primordiales à partir duquel il a pu former sa réflexion. Autant qu’il rejète la pensée de Bergson pour avoir manquer la tragédie de l’existence, il reconnaît la puissance des affects, notamment de la douleur, qui nous renseignent sur les manquements de la pensées. A travers le rejet de l’illusion salutaire, sa réflexion éparse et le problème toujours ouvert que constitue sa pensée, Cioran admet l’aspect contradictoire du suicide. Autant volonté de s’élever que manifestation d’une prise de conscience d’un manque de sens, le suicide apparaît comme propre à refléter la pensée qui cesse toujours de trouver des issues à la contradictoire. Néanmoins, tout comme la pensée, le suicide ne cesse de se poser et de manifester des raisons nouvelles de se réaliser. A cela, l’espoir que constitue l’instant permet de suppléer aux déficits de l’esprit, aux faiblesses de la volonté. Cette molle espérance n’est pas une réponse définitive mais provisoire. Elle manifeste en tout cas la nouveauté d’une approche anti-dialectique, retournée contre la dialectique et qui ne cesse de s’embourber dans des thèmes éculés. Le suicide est alors plutôt symbole de cynisme et de courage face aux justifications simplistes de l’existence.

© Guillaume Foyer


Notes :

[1]Nous nous référons ici à Freud, Malaise dans la civilisation, Das unbehagen in der kultur, Paris, PUF, 1930, coll. « Quadrige ».

[2]Nous nous référons ici à Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972.

[3]Le site info-dépression.fr et le rubrique 16 sont à ce titre représentatif la difficulté de penser le suicide. Le suicide semble être quelque chose à guérir, à annihiler chez l’individu et non quelque chose à comprendre, expliquer.

[4]« De même, si la maxime que j’adopte en vue de la libre disposition de ma vie est déterminée, aussitôt que je me demande comment elle devrait être pour qu’une nature, dont elle serait la loi, pût subsister. Il est clair que personne ne pourrait, dans une telle nature, mettre arbitrairement fin à sa vie car un tel arrangement ne serait pas un ordre de choses durable ». Kant, Critique de la raison pratique, Paris, Essais, 1788.

« La négation de la volonté de vivre n’implique nullement la destruction d’une substance mais purement et simplement l’acte de la non-volonté : ce qui jusqu’ici a voulu ne veut plus.» Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation, Paris, PUF, 1818.

[5]« Mourir fièrement lorsqu’il n’est plus possible de vivre fièrement. La mort choisie librement, la mort en temps voulu, avec lucidité et d’un cœur joyeux, accomplie au milieu d’enfants et de témoins, alors qu’un adieu réel est encore possible, alors que celui qui nous quitte existe encore et qu’il est véritablement capable d’évaluer ce qu’il a voulu, ce qu’il a atteint, de récapituler sa vie ». Nietzsche, Crépuscule des idoles, Aphorisme 36, Paris, Folio, 1889.

[6]Camus, Le mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1942, Page 17.

[7]Ibid, Op.cit.

[8] Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, Oeuvres, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2011, Page 756 et page 807.

[9]Clément Rosset, La force majeure, Paris, Les éditions de minuit, 1983.

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