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Pour 2019 | (Re)lire « Passion simple » d’Annie Ernaux et « Ça raconte Sarah » de Pauline Delabroy-Allard avant qu’il ne soit trop tard

Pour peupler vos bibliothèques et vous donner envie de lire ou relire des ouvrages en 2019, nous vous proposons, pendant cette semaine, un conseil par jour d’un de nos auteurs à propos d’un ouvrage lui tenant particulièrement à coeur et qu’il est urgent de lire cette année. C’est Elise Tourte qui continue cette série avec une lecture croisée de Ça raconte Sarah de Pauline Delabroy-Allard et Passion simple d’Annie Ernaux.


Je serais en peine de dire pourquoi, mais cette année, j’ai lu deux textes bouleversants, deux textes consacrés à l’amour fou. D’abord Passion simple (1991) d’Annie Ernaux, puis Ça raconte Sarah (2018) de Pauline Delabroy-Allard. Je dis que je ne sais pas pourquoi, parce que c’est un peu démodé, la passion. C’est inactuel.

« Ça raconte Sarah », Pauline Delabroy-Allard (Editions de Minuit, 2018)

Apparemment, la jeune auteure du roman de 2018 ne parvenait à lire qu’Ernaux lorsqu’elle écrivait ce dernier. Je ne le savais pas au moment de commencer à rédiger cette note. Delabroy-Allard dit d’ailleurs voir peu d’écho de la romancière autobiographe dans son texte. Et moi, qu’est-ce qui m’a attiré dans ces lectures ? Peut-être que par elles, en m’installant dans la douleur des deux narratrices, je voulais suspendre l’accélération effrénée du monde. On le reconnaît souvent, tout va trop vite. Or, les deux textes racontent une passion qui contraint à suivre un autre rythme, le rythme de l’autre. Chez Annie Ernaux, c’est l’attente de celui qui viendra. Presque au début, le ton est donné : « À partir du mois de septembre l’année dernière, je n’ai plus rien fait d’autre qu’attendre un homme : qu’il me téléphone et vienne chez moi. » (Passion simple, p.13). Chez Pauline Delabroy-Allard, c’est la fulgurance d’une femme qui surgit dans la vie de la narratrice, qui sonne vivement à la porte d’un appartement le 31 décembre, qui est en retard, qui parle trop, qui agace, mais qui, plus tard, après avoir allumé une cigarette, déclare : « je suis amoureuse de toi », et précipite dans un cyclone.

Ce qu’il y a aussi dans ces deux textes, c’est la disparition du sujet dans l’épreuve de l’amour. J’ai voulu voir ce que provoque l’évanouissement du « je ». Dans Ça raconte Sarah, le titre le suggère déjà, il est très peu question du « je » : Sarah prend toute la place. Un autoportrait en filigrane se dessine, mais comme chez Ernaux, c’est l’autre qui compte, ses habitudes, son style. C’est l’autre qui donne son tempo. Le « je » disparaît parce qu’il s’épuise : « Elle me laisse exsangue » (Ça raconte Sarah, p.57). « Aussitôt après son départ, une immense fatigue me pétrifiait. » (Passion simple, p.20) C’est étrange, mais il semble que ces deux récits de passion m’ont également permis d’entrevoir d’autres modes que celui de l’épanchement, omniprésent dans la littérature contemporaine.

« Passion simple », Annie Ernaux (Folio, 1992, éd. poche 1994)

Tentative de ressaisie : opérer une mise à distance de ce qui nous traverse, au risque de tarir le flux. Chez Pauline Delabroy-Allard, ce dépassement se fait au moyen d’études un peu scolaires, formelles, disséminées dans le texte. L’étymologie du mot « passion », les composantes chimiques du soufre, des précisions musicologiques sur le quatuor n°13 en si bémol majeur de Beethoven. Ces paragraphes sont comme des respirations, ils sont vitaux. Pour autant, lecteur ou lectrice, on voudrait s’immerger dans la passion, intégralement, prendre le temps de sombrer. Ivre, on réclame l’autre. Chez Ernaux, il n’y a d’ailleurs pas de détour : « Je ne veux pas expliquer ma passion – cela reviendrait à la considérer comme une erreur ou un désordre dont il faut se justifier – mais simplement l’exposer. » (p.32) Mais je sais aussi ce qui anime la narratrice, ce que l’auteure cherche à faire voir dans Ça raconte Sarah : la connaissance est pensée comme outil pour contrer la douleur. On cherche à comprendre, à faire l’état des lieux. On réalise le tour de ses propriétés (Michaux revient !), celles que l’autre a déserté : on considère ce qu’il ou elle a fait de nous. La deuxième partie de Ça raconte Sarah cherche ainsi à « maintenir la vie en vie », comme l’indique, citant Foucault, Johan Faerber dans un entretien avec Pauline Delabroy-Allard : en Italie, la narratrice reprend peu à peu des forces. Je ne vous le cache pas, cette parenthèse triestine m’a moins convaincue. Je voulais encore l’intensité du début.

Ces deux livres que j’ai lus en 2018, ils ont déjà trouvé leurs lectrices et lecteurs. Je ne peux que désirer qu’ils se retrouvent dans d’autres mains, encore et encore, en 2019. À la fin de son roman, Ernaux décrit la passion comme luxe à s’accorder (Passion simple, p.77) Je me suis sentie privilégiée de pouvoir suivre ces deux femmes dans les inflexions subies par l’amour. D’écouter leurs voix, et de suspendre pour un temps toutes les autres. Il est d’usage de faire des vœux lors du passage à une nouvelle année. Est-ce que je peux vous souhaiter d’être passionné•e comme l’ont été Annie et la narratrice de Ça raconte Sarah ? Sans doute pas. Mais je peux vous souhaiter cependant de trouver ces espaces hors du présent. Je peux vous souhaiter d’être follement improductif•ve. Comme le dit Roland Barthes, qu’il vous devienne tout d’un coup indifférent de ne pas être moderne.

© Elise Tourte

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