Arts/Entretiens/Philosophie

Entretien avec Jean-Christophe Chauzy : « La mort est envisageable comme une abstraction »

Jean-Christophe Chauzy

Pour ceux qui s’intéressent à la bande-dessinée française, il y a des auteurs incontournables. Outre ceux que l’on pourrait considérer comme classiques et qui relèvent d’une œuvre dans laquelle l’existentialité individuelle ne fut pas prise en compte, il y a les autres, ceux qui ont bâti leur travail sur l’expression de sentiments foncièrement politiques, d’émotions coextensives au questionnement intime le plus profond. Les œuvres de Jean-Christophe Chauzy font certainement partie de celles-ci. Influencé par la science-fiction, le polar et l’iconographie rock, Chauzy n’est pas seulement un dessinateur de BD, c’est aussi un professeur en art et design et un fin connaisseur de la pensée philosophique et politique. À l’occasion de la sortie de son dernier album Sang Neuf, dans lequel il retrace le parcours qui fut le sien entre 2020 et 2022 alors atteint d’une maladie rare du sang, il plonge avec nous dans les méandres psychiques d’un homme gravement malade, susceptible de mourir à tout instant et dont la vie ne dépend plus que des autres. Là où se mêlent la culpabilité, l’angoisse la plus pure, le désarroi le plus profond, nous trouvons toute la nature humaine, perdue entre l’absurde, l’humilité d’être mortel, l’empathie, et les décisions sociétales et individuelles qui influencent notre vie. Cette œuvre bouleversante est aussi une raison pour laquelle le combat politique ne doit jamais perdre de vue le bien public, en l’occurrence, ici, l’hôpital et l’éthique hippocratique dénuée de toute idéologie libérale, qui n’aurait jamais dû disparaître. Sang Neuf est une rencontre poignante avec l’homme qu’est Jean-Christophe Chauzy, un type qui n’est pas nous mais qui nous ressemble fondamentalement et chez lequel nous trouvons une volonté profonde d’interroger le nihilisme cher à Schopenhauer et Nietzsche. 


Il y a dans le récit de votre histoire, deux premiers concepts qui sautent aux yeux du lecteur et qui, en philosophie peuvent être dissociés alors qu’en apparence, ils semblent avoir la même définition. Ils sont différents mais restent coextensifs l’un à l’autre, c’est le réel versus la réalité. On peut les dissocier dans le sens où le réel serait subjectif et la réalité objective. Dans votre cas, le réel représenterait votre lien intime avec la maladie, l’annonce de la maladie, et la réalité, le reste du monde, c’est-à-dire comment le monde vit votre maladie.

« Sang Neuf », Jean-Claude Chauzy (Castermann, 2024)

Jean-Christophe Chauzy : Cette dualité est quasi inextricable et entretient un lien direct avec les questions de récit. Dans mon épreuve, il me semble que si une réalité objective a existé, elle a tenu essentiellement à la précision irréfutable des nombres, en l’occurrence ceux de ma numération sanguine et de l’ensemble des données scientifiques qui ont caractérisé ma pathologie comme son suivi (rigueur des protocoles et de leurs conséquences physiologiques, méthodologie clinique) et constituaient des éléments d’échange mesurables, objectifs. Je pourrais y ajouter les bribes d’information sur l’actualité dramatique du moment qui me parvenaient par l’intermédiaire des chaînes d’info, pourtant sujettes à caution (restons-en du moins aux nombre de victimes du covid, simultané de mes péripéties en chambre stérile). Car à vrai dire, tout le reste fut sujet à interprétation (subjective donc). L’interprétation des nombres évoqués en premier lieu, qui me condamnaient à mort dans un hôpital 1 et me permettaient d’envisager une issue positive dans l’hôpital 2. L’interprétation collégiale des données de suivi de Jean-Christophe patient en second lieu, afin d’accorder les points de vue d’experts sinon divergents du moins complémentaires donc éventuellement au moins légèrement différents sur mon cas et les décisions à prendre. Subjectivité des interprétations médicales donc, mais bien évidemment subjectivité du ressenti des uns et des autres face à ma maladie et au chambardement général qu’elle provoquait dans ma famille, dans mon couple, dans mes deux professions, dans mes amitiés. Mon réel fut donc sans doute le plus bousculé de tous puisque la maladie s’attaquait à mon corps et non à celui de ceux qui m’entouraient. Le bouleversement a de ce point de vue été intense puisqu’il a fait de ma maladie le centre de toutes mes pensées. Tout y ramenait : les décisions à prendre, le rapport à mes proches, ma gestion des jours à venir, le renoncement à tout projet autre que celui de la survie, le sentiment tenace d’incertitude. Mais je sais que mes proches, bien que tous affectés par la situation, y ont tous réagi avec leur sensibilité, leur caractère, leur vécu, leurs affects, leur capacité d’autoprotection propres, en toute subjectivité. J’aime assez la métaphore d’une des propriétés de la physique quantique qui expose qu’un phénomène n’existe que lorsqu’il est observé et dépend donc d’un point de vue, d’un regard, forcément personnel (mais potentiellement partageable). Quand il s’est agi de raconter cette expérience en bandes dessinées, d’en faire un épisode autobiographique, donc fondé sur des faits, des péripéties, une part de réalité objective (un gars tombe malade, on lui diagnostique une maladie du sang grave et rare, il entre à l’hôpital en chambre stérile, on lui pratique une greffe de moelle osseuse, elle prend au bout de quelques semaines, etc…), le simple fait d’organiser les éléments d’une certaine façon, de faire des choix, de révéler certains aspects de l’histoire, d’en taire d’autres, et bien sûr de témoigner d’un ressenti personnel ultra subjectif de sensations, d’émotions, de douleurs, de réflexions, d’hallucinations (mon hématologue a d’ailleurs bien insisté sur la variété de ressenti de ses patients face à des actes similaires), a rapproché le projet du réel personnel et l’a éloigné de la « pure » réalité objective, sans doute impossible (et vaine) à relater. On sait bien d’ailleurs que c’est peine perdue pour le documentaire (filmé, écrit, dessiné), qui témoigne toujours d’une écriture personnelle, d’un travail d’auteur qui s’est approprié une part de  réalité pour proposer à son spectateur une tranche de réel qui lui est propre. M’efforçant de produire dans Sang Neuf un retour d’expérience et ce dernier étant forcément imprégné d’une perception subjective, la réalité est de toute manière restée à distance. La vraie question fut plutôt celle de la justesse de traduction de ce parcours intérieur, le pari fondamental étant de parvenir à l’interprétation scénaristique et graphique la plus fine possible de phénomènes invisibles (la sidération, la peur, l’angoisse, la culpabilité, le déni, l’impossibilité de penser ma mort, le phénomène de transformation physiologique…). Il fut donc nécessaire pour atteindre cette justesse d’imaginer des parts de récit quasi fictionnelles voire fantastiques. Pour autant, alors que je commence à signer le livre en librairie et en salon, je remarque que cet ouvrage si intime, personnel et subjectif semble parler à ses lecteurs, qu’ils aient été touchés ou pas par la maladie ou qu’ils soient passés par la case hôpital ou pas. Ils parviennent à se reconnaître intimement dans le parcours personnel d’un gars atteint d’une maladie du sang assez rare. J’imagine que j’aurais dû le prévoir. Un parcours de douleur personnelle est assez apte à stimuler le rappel d’une vulnérabilité universellement partagée.

Vous parlez du déni de la maladie, un déni qui agit comme un masque. De quoi vous cachait-il ce masque ?

Le masque de déni ne peut plus rien cacher lorsqu’adviennent les épreuves, de celles qui peuvent vous tuer. Le mien me protégeait sans doute de l’impensé (impensable ?) de la mort, de la dégradation du corps, de la perte de désirabilité, du temps qui passe et vous grignote. À ce titre, l’épreuve agit comme révélateur. Fini le masque ! À nu !

Extrait de « Sang Neuf » (Castermann, 2024)

Vous évoquez la culpabilité d’être malade. Comment cette culpabilité s’est-elle exprimée et de quoi est-elle le nom ?

Ce sentiment puissant peut paraître contre intuitif. Je ne suis pas responsable de la maladie qui s’est déclenchée en moi, dont les docteurs ne parviennent d’ailleurs toujours pas à percer l’origine. Pourtant, c’est bien la culpabilité qui fut l’une des conséquences les plus prégnantes (avec la peur de la mort) à suivre l’annonce du diagnostic. Je me suis immédiatement senti coupable d’avoir à abandonner mes enfants (je suis leur père, je me devais de les protéger, d’assurer le plus longtemps possible, leur éviter dénuement et préparer leur avenir), ma compagne (au pire, la laisser avec un appartement à payer, des dettes et une vie à rebâtir, au mieux lui imposer un corps et un esprit dégradés par la maladie, perspective tellement sexy pour une  femme bien plus jeune que moi), mes parents (on ne meurt pas avant ses parents, on n’inflige pas une telle souffrance aux personnes à qui l’on doit la vie), mes deux boulots (charge d’enseignement et contrat d’édition en cours pour mon livre précédent, Par la forêt), coupable d’avoir conduit jusqu’alors une existence plutôt insouciante (il me faudrait relire Montaigne et son Philosopher c’est apprendre à mourir, qui m’avait valu une bonne note à mon épreuve orale de français du bac). J’imagine que ce puissant et encombrant sentiment est dû autant à un poids de responsabilité exagéré mais consenti (martyrologie du service) qu’à la perception faussée et indue que tant de choses dépendent de moi (vanité).

A la page 38, vous dites que la mort est fascinante et vous évoquez le fait qu’elle prend différents visages : dans les films, dans l’actualité, dans les livres, dans les peintures… Quel rapport aviez-vous avec elle alors que finalement, au vu de votre culture et parcours artistique, elle vous a toujours accompagné ?

Tant que je n’y ai pas été personnellement confronté (même quand des membres aimés de la famille ou des amis proches meurent, ce sont eux qui disparaissent, pas vous, vous restez préservés de cette issue définitive), je pense que mon rapport à la mort est resté marqué par un certain romantisme morbide et la conscience de sa dimension terminale (pas de vie après la mort, si ce n’est dans l’esprit et la mémoire de ceux qui survivent). Ces convictions et cette attirance esthétique ont été nourries par mes lectures, les films vus, certaines formes d’art, mon intérêt pour l’histoire et une perception personnelle de la toxicité de notre espèce. J’ai été fasciné ces dernières années par le travail d’historiens comme Denis Crouzet (spécialiste de la violence des guerres de religion), Patrick Boucheron (splendides leçons du collège de France sur la peste) ou encore Johann Chapoutot et Christian Ingrao, spécialistes  français du nazisme et pour le dernier des violences de masse sur le front de l’est. Il y a là je crois une fascination effrayée pour notre aptitude à hâter un processus initialement naturel par malignité, perversion ou intérêt.

En lisant votre livre, je n’ai pu m’empêcher de penser à Vladimir Jankélévitch, l’immense philosophe français qui a écrit une somme sur la mort dont le trait principal est celui-ci : « si la mort n’est pensable ni avant, ni pendant, ni après, quand pouvons-nous la penser ? » La mort serait-elle donc impensable selon vous ?

En effet, l’annonce d’une disparition possible des suites de ma pathologie mais aussi au cours du processus de greffe change la donne. Jusqu’alors (avant donc), la mort est envisageable comme une abstraction, comme la connaissance d’une destinée inéluctable mais renvoyée aux calendes grecques (ce sera plus tard, toujours plus tard, profitons de notre belle jeunesse et des plaisirs de la vie) et convoquée épisodiquement pour le frisson ou ne pas oublier (toujours Montaigne) avec l’avantage de pouvoir penser et passer à autre chose immédiatement après. Elle prend une autre consistance et une saveur plus amère lors du décès de proches (parents, amis). J’ai le souvenir d’être resté meurtri et inconsolable à la suite du premier décès rencontré dans ma vie, celui d’une arrière-grand-mère aimée. Et d’avoir été choqué par la mort, bien plus récente et à un instant tout à fait précis (celui de la raideur soudaine du dernier spasme), d’un petit oiseau de volière dans ma main. À ces moments on approche de la perception d’un gouffre, celui de la disparition définitive de l’être disparu tel qu’on l’a connu et aimé, vivant. Mais c’est bien dans l’hypothèse de mon propre décès que mon rapport à la mort s’est fait le plus frontal. Il a été marqué par une sidération et une angoisse que seuls les cachets sont parvenus à apaiser, incapable que j’étais de savoir quoi faire avec cette terrible et incertaine nouvelle. Athée, je sais qu’aucune seconde vie ne me sera offerte après ma mort. Comment alors accepter de quitter l’état de conscience propre à ma vie de grand primate, comment envisager le rien à venir (ni sommeil, ni attente) et quoi faire des derniers temps que la résistance de mon corps m’accorderait (voyager ? Passer mon reste de temps avec mes enfants ? Avec mes parents ? Avec ma compagne ? Mettre fin à mes jours de façon préventive ?). À ces questions je n’ai pu apporter aucune réponse. L’abattement, l’angoisse et la réclusion l’ont emporté. À vrai dire, peut-être n’étais-je pas en état de me questionner sur ces sujets métaphysiques, emporté par un état de léthargie propre à laisser glisser les questions trop douloureuses sur mon épiderme, dans une nouvelle forme de déni ou d’aporie. Il y a peut-être là une marque importante de notre humaine condition, qui relègue la mort à plus tard sans cesser de la craindre, pour la voir ensuite arriver avec effroi (et parfois reconnaissance lorsque la douleur ou la fatigue sont trop accablantes) et enfin n’y plus pouvoir penser dès le décès, faute d’un corps conscient.

Vladimir Jankélévitch lors d’un cours à la Sorbonne à Paris, en 1970 (Mali/Gamma-Rapho)

Vous évoquez dans le courant de votre expérience, la fuite en avant. Psychologiquement, cela renvoie à un stratagème de défense. Lorsque l’on enseigne le soin, on parle de cette fuite en avant comme de quelque chose dont on se débarrasserait parce que c’est un fardeau. L’exemple parfait serait celui d’un médecin qui annonce à son patient de but en blanc : « bien, voilà vous avez un cancer, il vous reste un mois à vivre ! » Le fardeau de l’annonce étant trop lourd à porter pour le médecin, il s’en débarrasse le plus rapidement possible. En quoi avez-vous fui en avant ?

Avec le recul, je me demande si j’ai fui en avant. Je pense plutôt avoir accepté de confier mon existence à l’équipe médicale qui m’a accompagné, de lui avoir donné les clés des opérations, et d’avoir laissé mon corps encaisser ce qui allait suivre. Car je n’ai pas eu l’impression de me battre dans cette soit disant « guerre », mais plutôt d’avoir été un civil passif aussi résistant que possible. Pour le bénéfice de ma survie, accepter la chimio, l’intrusion de nombreux examens dans mon corps, la pénétration de multiples aiguilles, seringues, cathéters et trocarts, la circulation dans mon sang et mes fluides de doses massives de produits chimiques, l’humiliation d’un être abandonné à son statut de viande avariée. Sans dignité ni honneur particuliers, valeurs dont le cours s’effondre à l’hôpital, face à une maladie grave.

Votre livre mène aussi une réflexion sur l’hôpital, et en particulier l’hôpital public. Qu’avez-vous pensé de ce concept et de son organisation ?

Comment ne pas en être un fervent défenseur en ces temps d’assauts libéraux visant à détruire les services publics, c’est à dire le bien commun au bénéfice d’intérêts privés ? J’aurais été soigné aux Etats-Unis, je serais mort assez rapidement, incapable de payer mes séjours en chambre stérile (5000 euros la nuit), mes parcours fréquents en taxi, le travail de soignants et docteurs compétents, dévoués et expérimentés et le montant des médicaments, souvent prohibitifs car développés pour des pathologies très précises et assez peu courantes. L’organisation de ces gigantesques machines (j’étais soigné à Lyon Sud l’un des grands hôpitaux lyonnais, une ville à lui seul) est un pari qui craque de toutes ses coutures et dont je ne suis pas compétent pour juger des dysfonctionnements (administration très lourde, incapacité à recruter un personnel qui a fui les lieux après l’épreuve du covid entre autres, salaires indignes, considération merdique) mais il doit être protégé et entretenu pour les services qu’il rend à TOUTES et TOUS. Il est l’un des éléments essentiels d’un état de droit digne de ce nom. Nous devrons en être les partisans déterminés pour ne pas perdre notre humanité, héritée en partie des conquis du Conseil National de la Résistance. Ceci est d’une importance cruciale, existentielle et qu’il faudra opposer aux sinistres pantins qui nous dirigent (trop nombreux à énumérer et dont nous serons complices si nous laissons faire). C’était la minute marxiste.

Une des choses très bien exprimée dans votre livre, c’est ce combat permanent entre le corps et l’esprit. Il est évident à la lecture que l’un agit sur l’autre et inversement. L’espoir redresse le corps et le corps amoindri détruit l’espoir. Avez-vous appris quelque chose de votre esprit ?

Jusqu’alors, je n’avais jamais dissocié corps et esprit, bien conscient que le second était une émanation du premier. Ce que je sais, ce que je veux, ce que je pense, c’est mon corps, sa mémoire, son éducation, son expérience qui me les font savoir, vouloir, penser. Et pourtant, devant l’épreuve imposée à l’organisme par la maladie puis son traitement, la dissociation a bien eu lieu. Je l’ai compris à de multiples occasions. En premier lieu en réaction aux conseils bienveillants et attentionnés m’invitant au courage, à un moral élevé et à des dispositions de combattant. En entrant à l’hôpital et en encaissant les coups de la chimio et des mauvaises nouvelles, ces qualités-là, procédant de dispositions volontaires plutôt associées à la force d’esprit sont les premières à être mises à mal ou carrément à se faire la malle. Ma volonté n’y pouvait rien, difficile de ne pas céder à l’abattement, au découragement et à la passivité. Difficile aussi de ne pas considérer ces conseils prétendument encourageants comme des injonctions culpabilisantes conditionnant la réussite de l’opération médicale à des qualités d’âme qui me désertaient. En réalité, la réussite du traitement s’est produite en dépit d’une volonté chancelante et d’un courage absent. Le corps, ses cellules, se sont battus, ont réagi à la thérapie qui leur était imposé et ont résisté, s’y sont accommodé et ont permis les progrès espérés. Je dois en second lieu mentionner l’effet surprenant des perfusions morphiniques subies à la suite de la chimio (pour en atténuer la douleur), m’entraînant à des hallucinations visuelles et mentales me transportant, tout réveillé et alité que j’étais, dans des aventures extravagantes et très mouvementées mais perçues comme parfaitement normales, modifiant ma perception des couleurs (mon sexe devenait violet, mes cuisses vertes), dédoublant ou détriplant mon enveloppe corporelle, m’interrogeant sur le degré de réalité physique dans lequel je baignais. Même remarques considérant le recours au gaz hilarant qui permet de supporter la douleur d’une biopsie ostéo-médullaire (ponction de moelle osseuse et carottage d’os dans l’os iliaque effectué tous les six mois) dans un grand éclat de rire alors même que la souffrance reste perceptible. J’ai donc appris la possible et franche déconnection des activités de ma pensée de celles de mon corps, bien content que ce dernier conserve une autonomie vitaliste de défense alors que mon esprit bat la campagne ou se laisse aller à des passions tristes. Pour autant, je m’obstine à penser que la mort de notre corps entrainera irrémédiablement celle de notre activité cérébrale, par conséquent de ce que l’on nomme notre esprit, faute de mieux. Dans le livre (comme dans mon existence pendant les moments durs), l’une des manifestations les plus évidentes de cette désynchronisation corps / esprit fut celle de mon entreprise de personnification de mon greffon. Le greffon, dans mon cas, était une petite poche de 300 cl de cellules souches ponctionnées dans le sang de ma sœur Corinne. Ce n’était pas un organe, juste un nuage de cellules qui allaient s’installer ou non dans une moelle détruite, qui s’y reproduiraient, qui y disparaitraient et s’y régénèreraient. Le processus a mis du temps à s’enclencher, entrainant attente, incertitude et angoisse. Pour conjurer le sort, j’ai alors consacré pas mal de temps à m’engager dans des sortes de prières d’athée de type méthode Coué, psalmodiées en silence, haranguant mon greffon, imaginé comme individu propre et autonome, l’amadouant, l’assurant de mon indéfectible loyauté, le cajolant, l’encourageant dans mon corps à s’installer et à prospérer. Mon esprit s’adressait à une autre corps/esprit, celui du greffon que j’abritais pourtant bien désormais. Il m’a fallu dans le livre trouver une forme à cette entité toute puissante à laquelle ma survie était conditionnée. Il devint une sorte de Shiva dodu, imprévisible et ombrageux, me permettant de figurer cette substance de vie fragile et toute puissante à la fois.

Pourriez-vous essayer de porter deux regards sur votre sœur qui vous a sauvé la vie en vous permettant de recevoir une greffe de moelle osseuse ? Un regard qui serait subjectif et un autre, peut-être plus difficile à porter, qui serait objectif.

De la même manière que Nietzsche considère que toute activité intellectuelle est de nature autobiographique (corrigez-moi si je m’égare), il me paraît très difficile (est-ce même possible ?) d’avoir sur Corinne un regard autre que subjectif. Mon point de vue sur elle est celui d’un frère ainé marqué par une histoire commune, des parents communs, un frère partagé, du vécu, une complicité sur de nombreux sujets, une connaissance mutuelle de faits relevant de notre intimité, un amour indéfectible qui me semblent relever de la parfaite subjectivité (de ce qui nous appartient à nous, sujets Jean-Christophe et Corinne).

Pour porter un regard objectif, il me faudrait ne pas être moi, être capable d’une distance qui considère ma sœur non plus comme un sujet mais comme un objet, ce que je me refuse à imaginer, la seule relation à elle qui m’intéresse étant celle qui permet de créer du lien, donc de la proximité, forcément subjective. Voir Corinne comme celle qui, me confiant une part de ses cellules souches, m’a sauvé la vie, m’a accordé la perspective d’une seconde chance et, après ma mère, m’a donc permis une deuxième naissance, est-ce un point de vue objectif (n’importe qui d’extérieur à notre duo pourrait effectuer ce constat factuel) ou subjectif (au-delà d’un transfert de cellules, ce don de seconde vie crée un lien indéfectible et d’une nature dont nous seuls pouvons estimer la force vitale par l’expérience subjective que nous en avons) ? Nous savons empiriquement que l’expérience n’est pas transmissible. Or, notre relation est fondée sur une expérience unique, rare, partagée entre nul autre que nous et absolument déterminante, qu’il m’est impossible de désactiver du moins à ce stade de mon existence et de l’évolution de ma pathologie. Je ne suis pas encore guéri, à supposer que je le devienne un jour, mais en rémission, et Corinne, après une unique transfusion de cellules souches en avril 2020, fabrique 100% de mon sang. Elle est en moi, je suis un peu elle, à chaque instant de ma vie, ce qui proscrit une possibilité d’objectivité sur ma sauveuse, me semble-t-il.

Entretien réalisé et propos recueillis par Mathias Moreau

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