
Laurent de Sutter (Photo (modifiée) : Hannah Assouline
Après avoir terminé le dernier livre de Laurent De Sutter, une évidence m’est apparue. Il y avait entre lui et moi quelque chose qui s’était joué, quelque part, et qui relevait de l’aide inconsciente qu’un soignant pouvait délivrer au soigné sans vraiment qu’il s’en aperçoive. Mais ce quelque chose ne porte évidemment pas la même valeur aux yeux des deux protagonistes. Quand le premier déroule sa pensée sans pouvoir conscientiser toutes les réceptions sensitives des personnes qui la reçoive, le second n’a qu’un seul point de référence ; alors le soin reçu et la personne qui l’a dispensé deviennent un repère significatif.

« It’s not only rock’n’roll – sexe, drogues et sagesse du rock », Catherine Viale, Mathias Moreau (Préface de Laurent de Sutter, Editions Intervalles)
La première fois que Laurent De Sutter a croisé ma vie, a coïncidé avec l’aboutissement d’un projet littéraire que je portais en moi depuis longtemps et qui avait finalement reçu un écho favorable auprès d’un éditeur parisien. Il m’avait proposé de faire écrire par Laurent un édito au livre d’entretiens de musiciens rock qui évoquaient l’influence de la philosophie dans leur vie et œuvre. C’était il y a dix ans. En découvrant ce texte, et par là même le nom de De Sutter, je m’étais fait la remarque que le propos était on ne peut plus en adéquation avec l’idée que je trainais en moi depuis trois ou quatre ans. Mon livre devenait encore plus important à mes yeux grâce à cette collaboration, mais elle paraissait somme toute lointaine.
Je retrouvai Laurent sur Facebook et devint un de ses nombreux amis virtuels. Puis ses posts me parurent rapidement peu intéressants, voire superficiels. Je me demandai s’il n’y parlait pas simplement que de cocktails ! Je ne comprenais pas le lien entre ce que je voyais et l’érudition contenue dans l’éditorial écrit. Il en allait certainement de la légèreté inhérente aux réseaux sociaux, et parfois, de l’impossibilité de décoder le message reçu. Laurent disparut donc de mon « mur ». Non pas que je le retirai de mes amis, mais je me désabonnai de sa page. Je ne voyais plus Laurent, j’avais affaire avec d’autres posts, d’autres bouteilles de vin, que je finis moi aussi par poster.
Je ne me souviens pas exactement ce qui me fit retourner sur son compte pour voir ce qu’il s’y passait, peut-être par l’entremise de références philosophiques glanées ici et là, mais le fait est que je retrouvai le quotidien d’un homme qui semblait vouer sa vie à l’écriture. Y-avait-il eu un changement entre l’abonnement et le réabonnement ? Peut-être que Laurent pourrait répondre à cette question, mais il y en avait eu en moi certainement.
Au début des années 2010, ma vie fut un maelstrom féroce et dévoreur de Tropiques. D’une part, j’accédais à certaines fonctions professionnelles que je n’aurais jamais pu imaginer quelques deux ans auparavant seulement, ça c’était les Tropiques ; et d’autre part le maelstrom féroce et dévoreur était la maladie chronique qui s’installait et semblait boucher l’horizon. La philosophie commençait à ouvrir ses bras dans ma direction. Elle ne m’enveloppait que très légèrement le haut des épaules mais toujours de façon bienveillante. Pourtant même si j’avançais dans les études, je ne savais où aller exactement. Puis mon éditeur parisien organisa une soirée en hommage au livre paru quelques années auparavant. Toute l’équipe serait au complet : les deux écrivains, l’éditorialiste, le dessinateur, la graphiste, l’éditeur. Au cours de la soirée, les heures passèrent sans que Laurent ne se montra. Je commençai à penser que je ne le rencontrerai jamais. Puis finalement, je le vis arriver, fidèle à l’image que j’avais gardée de ses posts Facebook tournant autour de cocktails plus sophistiqués les uns que les autres. Alors que ma culture se limitait à verser du 7-Up dans de la vodka bon marché, en lecteur de Bukowski que j’avais été, je voyais chez Laurent apparaitre des bouteilles d’Absinthe, de Cognac et d’autres choses plus imbuvables les unes que les autres. Laurent De Sutter m’apparut de la sorte, non pas imbuvable car il se montra charmant, mais inaccessible, tout comme lorsque nos yeux tombent sur une bouteille de Château Haut-Brion 1947 puis qu’ils regardent ensuite au fond du portefeuille la définition même de l’absence de possibilités financières. Laurent De Sutter était professeur d’université, écrivain, publiait des articles et dirigeait par ailleurs une collection aux Presses Universitaires de France. Ce qu’il ne mentionnait pas, était qu’il était aussi musicien, féru de rock progressif (sic !) et d’autres choses toutes aussi étranges. Il y avait là un parcours qui ressemblait à ce que j’aurais pu décrire comme la courbe parfaite que dessina à main levée Michel-Ange à un inconnu quand celui-ci lui demanda s’il pouvait prouver qu’il était bien Michel-Ange. Laurent De Sutter m’apparut ce soir-là comme une sorte de maitre italien de la Renaissance qui transforme une toile vide en œuvre à la postérité séculaire et qui change l’eau en Absinthe. Nous devions être au printemps 2016. Fier de cette rencontre, je m’immisçai de nouveau dans sa vie virtuelle. Elle avait définitivement pris des accents réflexifs, et même si je m’y tenais à distance, quelque chose me fascinait. Il y avait dans cette courte prose mille idées qui jamais ne s’entrechoquaient. Il me semblait qu’elles se dirigeaient toutes dans le même sens, mais de cette direction je ne connaissais pas la teneur philosophique. D’ailleurs, Laurent expliquait partout qu’il se fichait bien de la philosophie. C’était ici un point central que je n’ai pas saisi tout de suite.
La figure du philosophe, celle du maitre avait une valeur symbolique pour moi. Plus qu’un symbole même, elle était celle qui devait porter l’émancipation de l’individu par le savoir. Au contact du philosophe, tout individu est empreint de philosophie, et ainsi, plein de cette réflexion, il intègre le monde des vivants. Car vivre n’est que la conséquence de cet acte politique qui fait que l’individu est renvoyé à lui-même, au chantier de lui-même. La véritable question philosophique se trouve dans la dialectique vie/mort. Le reste n’étant qu’un terrain de jeu pour métaphysiciens en manque de sensations fortes, pour philosophes de droite et de gauche, conservateurs et progressistes, académiciens en pantoufles et vrais flagorneurs. La véritable philosophie ne peut être que pratique et ne relève que de l’herméneutique de l’individu, de ce qu’il perçoit de ce qui est nommé comme existant et non-existant et de ce qu’il en fait, comment il l’intègre à sa vie, la fait descendre dans la rue et comment elle ne doit jamais être de salon. La vérité, la sagesse, la beauté, l’amour ne sont que des papillons voltigeant autour de la masse pour l’affoler. Ce qui est à l’intérieur de cette masse, le suc qui attire les insectes les plus dérangeants, ce n’est que l’individu et son devenir.

« L’âge de l’anesthésie », Laurent de Sutter (LLL, mai 2017)
Mais il y avait autre chose encore que je ne saisissais pas, et cet autre chose allait être le sésame. La réponse arriva paradoxalement après qu’une nouvelle fois je me demandai si De Sutter ne racontait pas n’importe quoi. Au mois de mai 2017, je tombai de nouveau lourdement malade. Depuis dix ans je claudiquais, mais depuis 2015 la situation empirait. 2017 vint sonner le glas et je commençai à sombrer dangereusement. C’est donc en mai que le nouveau livre de Laurent paru et je pris cette parution comme un affront à ma maladie. Au plus mal, je ne saisis pas véritablement le propos de l’ouvrage qui évoquait comment, depuis toujours, la société normée avait instauré la suspension des affects. Laurent prenait en exemple la mise sur le marché des médicaments psychotropes et le fait qu’ils occultaient les comportements que le groupe organisé en ordre ne désirait voir. Il s’agissait ici de l’histoire singulière de la maladie psychique que je connaissais bien, de la peur et de l’ignorance qu’elle convoquait à son égard bien malgré elle. Ce qui me troubla dans la parution de ce livre, était non pas le fait qu’on y fasse la critique de la mise au ban de la psychiatrie par la société, mais j’y décelai quelque chose comme de l’inutilité des médicaments. C’est en tout cas ce que je comprenais de la communication qui précédait la mise en vente de l’ouvrage. Alors au plus mal, aux prises avec la maladie qui m’obligeait de nouveau à un traitement dont la mise en place s’avérait lourde, je reçu le message du livre avec incompréhension et tristesse. J’avais besoin de cette médication et j’avais l’impression que je commettais une erreur.
Il m’a donc fallu du temps pour comprendre de quoi il s’agissait réellement, et ce quelque chose que je ne saisissais pas dans l’œuvre de Laurent fit définitivement jour avec mon entrée en doctorat. Un des fondements de la philosophie, comme je ne l’entendais pas encore, était de démonter les concepts qui servaient les certitudes du commun. Elle se devait d’être la critique de la critique, le renversement de celui qui renversait les valeurs, plus cynique que Diogène et plus féroce que sa saillie envers Alexandre. Mais ce n’était pas là qu’une posture, car il y avait derrière ce renversement une remise en perspective argumentée. Rebattre les cartes est plutôt aisé, redéfinir les règles du jeu plus ardu. En lisant L’âge de l’anesthésie au tout début de ma thèse fin 2018, je compris enfin quel était le propos du livre, aidé en cela que la maladie était stabilisée et que j’écrivais enfin la thèse que j’avais en projet depuis plus d’un an. Même si l’idée de Laurent n’était pas obligatoirement celle première, je trouvai dans son ouvrage un fil conducteur à mon humble pensée qui me servirait pour une conception globale de ce que sont la norme et le pathologique, de la façon dont ils avaient été utilisés pour justifier des décisions sociétales et décrédibiliser l’expression différente et le vulnérable. Je compris finalement que le pathologique n’existait pas, qu’il était l’invention d’une minorité gouvernante pour diriger la masse et réfuter le vivant. Le vivant considéré comme comble lorsqu’il prenait la forme troublée de l’humeur changeante, du délire, de l’hallucination, mais aussi du cancer, du diabète, du Sars-Cov2. Avec L’âge de l’anesthésie, je compris que le vivant était unique et multiple. Là était son paradoxe, et là certainement résidait ce que l’on lui reprochait. L’uniformité du vivant fascinait les états mais elle n’existerait jamais. Pourtant dans leur vanité la plus immonde, les états espéraient la rendre réelle un jour. Laurent De Sutter avait donc éveillé en moi la curiosité de défaire ce que les états et la philosophie universitaire avaient réussi à distiller. En ce sens, il participait à la stabilisation de ma maladie et à ce qu’elle fasse sens. Au fur et à mesure du temps, ce principe d’une philosophie thérapeutique prit de l’ampleur dans mon travail, et c’est aussi à ce moment que j’utilisais mon expérience de patient à toute fin pédagogique. Non seulement je comprenais la philosophie comme médecine mais je rendais la médecine à mon égard actrice auprès de mes élèves. L’âge de l’anesthésie avait joué un rôle primordial dans cette histoire.
Ma thèse avançait dans cette direction, et plus encore vers une statufication de l’individu stirnérien et palantien. Je me débarrassais définitivement de tous les artefacts auxquels j’avais cru un temps pour asseoir la libération de ce même individu. Le mien devenait libre de tout engagement primordial au regard des autres. Seule son existence comptait, tout du moins seule la vision qu’il avait de son existence comptait, et c’est dans ce qu’il en faisait que résidait tout ce qui m’intéressait. L’anarchisme individualiste inventé par Stirner était la solution que j’avais toujours recherchée pour l’individu. Il m’avait fallu plus de dix ans pour comprendre ça.
En avril 2021, encore une fois, je fus surpris du titre du nouvel ouvrage de Laurent. Pour en finir avec soi-même sonnait comme une charge contre celui en qui j’avais espoir, c’est-à-dire celui qui entrait en lui. En finir avec soi-même semblait vouloir affirmer le refus de l’existence de l’individu pour l’acceptation du groupe comme référence. En finir avec soi-même voulait dire pour l’individualiste que j’étais, que la question de l’individu ne valait rien en dehors de la volonté du groupe à vivre en communauté. Mais qu’en était-il réellement ?

« Pour en finir avec soi-même », Laurent de Sutter (PUF, avril 2021)
L’aberration du monde qui nous entoure aujourd’hui se définit en partie par deux mouvements socio-psychologiques : la prévalence de l’émotion immédiate et l’ultracrépidarianisme. En jugeant de ce dont ce titre était le nom, je ne valais pas mieux que les édifiants éditoriaux rédigés sous le coup d’une représentation dont on se persuadait qu’elle était la bonne. Il y avait en France soixante-sept millions d’éditorialistes et autant de moralistes à la petite semaine. Malgré le travail de déconstruction des dogmes que j’avais entrepris, j’étais tombé une nouvelle fois dans un puits sans fond. Mais plus rapidement que quatre ans auparavant, je me rattrapai à la margelle.
Non, ce livre ne figurait en rien d’une primordialité du groupe sur l’individu, il était écrit pour abattre l’idée que l’on se faisait de l’identité, que l’on se faisait du Moi, cette entité hasardeuse que d’aucuns des soixante-sept millions de « sachants » ne pensaient un jour ne jamais pouvoir maitriser. De Sutter terrassait l’idée que l’on pouvait débarrasser l’identité de toutes contingences. En cela, il était possible de rapprocher ce que Schopenhauer avançait dans son Essai sur le libre arbitre en 1839. Remarquable de démonstration, la conclusion schopenhauerienne était sans équivoque : le déterminisme se loge en toute chose.
L’idée, donc, de se dégager des conjonctures déterminantes pour développer autre chose que ce que la société impose, son Moi par exemple, n’est soumis à rien d’autre chose qu’un déterminisme. L’exemple du concept de développement personnel était flagrant. Sous cette escroquerie managériale ne se cachait définitivement que l’idée même du management. En donnant l’idée faussement altruiste de se libérer soi-même, le management avait réussi le tour de force de faire accepter la condition de captif à l’individu. Car le management, ici sous la forme du concept de développement personnel, est bien le maitre du jeu. Pourtant nous pouvons, plus intelligemment que lui, le croire sous la coupe de quelque chose d’autre, comme ce quelque chose serait également déterminé par autre chose, etc. Mais le management se cache insidieusement sous bien d’autres déguisements que le développement personnel, et malgré ses apparences diverses son objectif reste le même : atteindre d’une manière ou d’une autre ce qui fait l’unique. Le management est la police de l’individu en ce sens qu’il tente de lui assigner une place dont il est le seul ordonnateur. Car ce que le développement personnel instille dans l’idée de devenir soi-même ne signifie rien d’autre que l’obligation, pour l’individu, d’acheter une méthode à suivre à la lettre. Respiration transcendantale et lâcher-prise absolu, citations philosophiques d’almanach Vermot, psychologie par correspondance envoyée par les éditions Atlas, l’individu perdu dans la postmodernité doit se trouver grâce aux outils fournis pour une médiocrité de masse. Mais en pensant se trouver, l’individu ne fait qu’entrer dans un filet : celui qui écharpe l’unicité stirnérienne, c’est-à-dire la faculté de voir en soi l’impossibilité pour l’autre de voir en nous. En pensant se trouver de cette façon ou par le biais d’un des innombrables stratagèmes managériales, l’individu postmoderne se trompe. Il ne fait qu’enfiler un costume pour être vu du management. De là il intègre définitivement le pouvoir, tout du moins devient définitivement un outil du pouvoir. Celui qui s’adressera à lui en adulte, en individu qui s’est trouvé, qui est devenu responsable de lui-même. Vaste fumisterie s’il en est, car celui qui se trouve est celui qui, au contraire, fuit le pouvoir et ses arcanes labyrinthiques, qui laisse libre court à l’expression du vivant. Le vivant, ce scandale total qui terrorise la police et le politicien.
« Il faut en finir avec tous les discours qui prétendent nous assigner une place en nous assignant une identité – et qui, parce qu’ils ont décidé des bornes de cette place, s’arrogent le droit de policer les individus qui ne s’y tiendraient pas, qui ne s’y conformeraient pas, qui n’y correspondraient pas. Non, nous ne serons pas de bons travailleurs, de bons électeurs, […] si nous devons être quelque chose, alors que ce soit un problème, une difficulté, un embarras ou même un scandale […][1]. »
Cette proposition DeSutterienne ne signifie pas qu’il faut en finir avec soi-même mais bel et bien qu’il faut commencer par soi-même en se posant la question véritable du vivant et de son expression cacophonique pour l’individu, expression salutaire mais dont la résolution, si résolution il y a, sera passée par le démêlage de fils semblant inextricables. Pour en finir avec les nouvelles bondieuseries d’un management aux dents longues, pour refuser que l’on fasse de nous un individu malléable aux exigences du pouvoir des ressources humaines déguisées en crédos faussement désintéressés et pour plonger dans la scatologie de l’être[2], il faudra bien commencer par quelque chose. Et ce quelque chose qui pourrait être une philosophie thérapeutique pourrait également prendre l’apparence de quelqu’un, mais non pas n’importe qui, même s’il réfute le statut de philosophe. Celui-là pourrait bien être Laurent De Sutter.
© Mathias Moreau
Notes :
[1] De Sutter, L. (2021). Pour en finir avec soi-même. Presses Universitaires de France. p. 201-202
[2] cf. Antonin Artaud, Pour en finir avec le jugement de dieu (1948)