Cinéma/Esthétique/Philosophie

L’expérience d’autrui à travers l’exil au cinéma : étranger, immigration et démocratie

« Le regard des autres »,
Natanatis (aquarelle sur papier, 2015)

Se questionner sur autrui, un autre qui me renseigne sur ce que je suis, la façon dont je me comporte en tant que national et sur ce qu’il est, au-delà de mes projections socialement héritées et de mes préjugés, s’avère fondamental. Cette thématique de l’expérience d’autrui apparait tout aussi pertinente, incontournable voire constitutive de l’art, le cinéma, dont il sera ici question. Elle l’est à deux titres. Premièrement, le cinéma est un art qui ne peut, dans sa fabrication, se passer de tiers. Il ne le peut d’un point de vue technique puisque tout film nécessite une importante équipe composée, dans le cadre d’un long-métrage de fiction, du réalisateur, du chef opérateur, du preneur de son (depuis l’apparition du cinéma sonore), de la scripte, du monteur, des acteurs jusqu’aux ouvriers à l’origine du décor,aux scénaristes et aux maquilleuses. Pouvant aller jusqu’à un millier, ce collectif démontre bien la multiplicité à l’oeuvre dans un long-métrage. Les films que nous avons vu, les films que nous allons voir sont l’oeuvre, et les cinéastes y insistent, d’un grand nombre d’agents à l’importance inégale mais qui influent d’une manière ou d’une autre sur le résultat final.

En ce sens, le cinéma est une expérience d’autrui, d’un autre insaisissable et multiple qui fait de toute œuvre une singularité.

Deuxièmement, le cinéma, ontologiquement, ne peut se passer de la présence des autres dans sa diffusion. Pour comprendre ce point, il faut revenir à une controverse qui a agité le monde intellectuel et artistique à propos de ceux qu’on pourrait appeler les pères du cinéma. Le débat visait à déterminer si Thomas Edison ou les frères Lumière étaient les inventeurs de cette pratique qui n’était à leur époque pas encore considérée, et dont il fallut un certain temps pour le considérer comme un art. Il apparut que Thomas Edison était à l’origine de la technique cinématographique mais que les frères Lumières l’avaient popularisé, l’avaient, d’une certaine manière, « introduit sur le marché ». Cependant, les frères Lumières furent et peuvent être considérés comme les inventeurs du cinéma. S’ils le furent, c’est que contrairement à Edison dont le kinétoscope ne pouvait permettre la visualisation que par un seul spectateur à travers un oeilleton1, les frères Lumières, sous l’influence d’Emile Reynaud, procédèrent à la première projection de prise d’images réalistes en public. Le cinéma apparaît à partir de ce geste fondateur d’Emile Raynaud (pour le cinéma d’animation) puis des frèresLumière (pour le cinéma que nous pourrions dire réaliste) de projeter le film en public.

Sans cette dimension collective, le cinéma ne pourrait être ce qu’il est, c’est-à-dire un art en son essence public. Le cinéma se caractérise par le partage qu’il permet d’opérer entre les autres spectateurs et l’expérience qui résulte decette opération.

Il semble, dans le même élan, que nous pouvons, en constituant une troisième dimension de cette expérience d’autrui,nous approcher de l’expérience d’autrui dans une situation telle que l’exil.

L’expérience d’autrui ici envisagée a cela de remarquable qu’elle ait lié originairement au cinéma. Ce que l’on évoque ici, c’est de la stupeur qui aurait saisi les spectateurs de L’arrivée d’un train en gare de la Ciotat. Cette profonde crainte provenait uniquement d’un plan de 50 secondes où l’on observait un train avancer vers la caméra, positionnée elle sur le quai. Plan fixe, filmant de biais et de manière quasi-frontale le train, l’impression de réalité et la crainte d’être happé par la machine furent telles qu’elles entraînèrent des cris et des départs précipités. Ce court plan-séquence, c’est-à- dire une scène filmé en une fois, sans coupe, détenait en germe l’effet que le cinéma à un très haut degré détenait en elle : une puissance expressive. Les pleurs, les rires ou la peur semblent, depuis les années 1900, liés à une expérience de cinématographie. Il me vient à l’esprit l’expérience de trois personnes aux pleurs fortement audibles à la fin de Valse avec Bachir, nous y reviendrons, de Ari Folman et une crise cardiaque narrée par un enseignant de cinéma lors du générique de Carrie au bal du diable de Brian De Palma. Cette troisième dimension attestée par l’aspect affectif d’un long- métrage manifeste cette expérience d’autrui comme quelque chose d’incontestable, d’indubitable. Ce n’est pas forcément une situation, un personnage qui se positionnent face à moi mais bien une entité étrangère (voire impersonnelle tel le suspens chez Hitchcock), une altérité qui prennent une consistance telle que nous nous oublions pour nous fondre dans une réalité dont nous pourrons après la projection remarquer le caractère factice. Elle n’est pas une forme d’identification puisque, contrairement à un roman, nous changeons de rapport aux autres selon la position que nous occupons mais une immersion telle qu’elle nous permet d’expérimenter une connaissance du monde et des autres à travers la singularité d’un style et d’une mise en scène.

André Bazin, « Qu’est-ce que le cinéma ? » (Cerf, 1999)

Cette expérience de l’autre qui nous semblait constitutif du cinéma à trois titres (technique, ontologique et public) peut être tout aussi bien nier. C’est cette forme de rejet, d’exclusion de l’autre qui va nous intéresser au travers de cet exposé. Nous avions l’impression que le cinéma nous permettait de nous exiler de nos représentations les plus instinctives ou du moins de nous exiler de notre réalité et participer ainsi à « la création d’un univers idéal à l’image du réel et doué d’un destin temporel autonome » comme l’acte André Bazin par le passage de l’embaumement à la peinture (transition que la photographie et le cinéma vont intensifier) dans le premier chapitre de Qu’est-ce que le cinéma ?: « Ontologie de l’image photographique ». Pourtant, nous pourrions dire que dans un laps de temps réduit conséquemment à sa naissance, c’est-à-dire en 1915, la cinéma favorisait l’exclusion de l’autre et, d’une certaine manière, son exil. L’autre, le noir, dans le cas présent, apparaitra en effet comme rejeté de la nation et même exilé du territoire dans lequel il devrait être inscrit puisque sa présence témoigne plutôt de son absence. Naissance d’une nation de Griffith a a fortiori ceci deremarquable qu’il a marqué d’une manière fondamentale l’histoire du cinéma.

Eisenstein, le grand cinéaste soviétique, reconnaissait lui-même que sans Griffith, il n’y aurait pas le cinéaste narratif que nous connaissons. Quelques procédés de montage (c’est-à-dire d’organisation des plans pour former un récit ou en tout cas un déroulé raisonné de séquences) furent perfectionnés à un point tel que Naissance d’une nation demeure encore aujourd’hui une référence cinématographique de premier plan. Les procédés en question sont le montage parallèle (exemple : deux personnages réalisent des actions similaires, marcher, ou différentes et sont filmésconsécutivement mais ils ne se rejoignent dans un plan) et le montage alterné (exemple : même chose, deux personnages représentés l’un après l’autre mais ils se retrouvent dans un plan final) qu’il organise avec un rythme tel que le découpage prend une place importante dans la charge émotionnelle du long-métrage. Dans cette séquence, fait de plans poitrine et de grands plans, le danger que constituent des noirs, représentés comme des voleurs, des violeurs et des fainéants (vus dans une séquence précédente) est accentué par l’accélération du montage. Cette accélérationtémoigne autant de la peur ressentie par les braves colons blancs retranchés dans la cabane que du risque réel queconstitue ces noirs démoniaques. Heureusement, tel un deus ex machina, le Klu Klux Klan arrive au secours des blancscolons qui sont sauvés in extremis de la violence des noirs. Il est à constater que dans cette séquence les noirs, qui sont depuis la guerre de sécession libres, ne sont pas joués par des noirs mais par des blancs maquillés. On les représente, de plus, comme des primates, des animaux, totalement instinctifs et dénués de raison. Comme le chanteur de jazz dans le premier film parlant, qui ne peut dans l’esprit américain n’être qu’un noir avec ce talent inexplicable pour la musique, qui ne lui confère néanmoins pas une dignité équivalente à celle des blancs et qui doit être, pour des questions identitaires et de convention, joué par un membre WASP, les noirs ne peuvent ici n’être qu’exclus du cadre civil, exilés de la nation. Les noirs sont représentés comme un danger, un poison dont les citoyens doivent se prémunir en se regroupant de manière identitaire et en écartant cette race, au demeurant inférieur, de la citoyenneté. Une telle expérience de l’autre niée pour des principes communautaires et remplacée par un entre-soi ne peut que nous prévenir du danger que peut constituer le cinéma narratif. Par sa représentation, sa direction d’acteur, l’autre ne peut s’avérer qu’une perdition dont il faille se garantir. La naissance de la nation dont il est question est celle d’un Etat sans altérité, centré autour d’une vision idéalisée de la communauté, loin des réalités sociales dont le cinéma est, par sa qualité technique, censée représenter. Nous nous demanderons dans la suite de cet exposé comment au travers de la description de situations d’exil au sein du cinéma, l’expérience d’autrui peut se constituer par-delà les nécessités de fabrication, les contraintes de production et les schémas identitaires à l’oeuvre chez le spectateur ou le cinéaste propices, tel le geste initial de Griffith, à exiler (qui signifie en latin « en-dehors » et donc autant le bannissement qu’un bond à l’extérieur, une extériorisation telle qu’on la retrouve chez le cinéaste américain) les conditions d’un exotisme, d’une altération de ses représentations personnelles. Nous étudierons cette question à travers une triple thématique qui rejoint le sujet des théories de justice à l’œuvre dans une réflexion sur l’immigration : l’étranger, l’immigration et la démocratie. Ce faisant, nous verrons en quoi des séquences concrètes nous invitent à redéfinir notre rapport à autrui, notre conception de l’exil et la manière dont elle déteint sur l’immigré ou l’étranger. J’aimerais en cela m’attacher à l’exil : un triple exil, celui d’un personnage qui quitterait réellement sa nation, celui du cinéaste qui réaliserait son film dans un autre pays que le sien ou s’immergerait dans une culture qui n’est pas la sienne et enfin l’exil du spectateur qui se sentirait commeen décalage vis-à-vis de l’expérience qui lui est proposée.

I. L’expérience d’autrui à travers l’exil : l’étranger

J’aimerais dans un premier temps analyser trois séquences qui s’attachent peu ou prou à une expérience similaire : l’arrivée à Ellis Island aux Etats-Unis. Scène typique voire archétypale, elle est essentielle à l’élaboration de la figure du non-citoyen dans la conscience américaine, d’une représentation des Etats-Unis mais également de l’expérience de l’exilé. L’individu représenté est alors dans une phase de transition vers l’acquisition d’un statut d’immigré.

Charlie Chaplin, « The Immigrant » (1917)

Dans la première séquence, celle de L’Emigrant de Charlie Chaplin, le personnage est perçu par les autorités à bord comme un délinquant possible. Illustrant le manque de tact des autorités et les rapports houleux entre les migrants, Charlot représente l’humanité sommeillante au sein des conflictualités. Personnage tour à tour courageux, maladroit (mais d’une maladresse toujours maitrisée, celle du comique perfectionniste que fut Charlie Chaplin), Charlot détonnedans ses gestes et son comportement. Face à la torpeur des évènements et les conditions de vie précaire, il est la personnalité franche et pérenne sur laquelle les personnes faibles (tels que la mère et la fille) peuvent compter. Commeil le sera dans les films suivants (les lumières de la ville, Le Kid, les temps modernes), Charlot représente le citoyen moyen, toujours en marge des préoccupations des puissants. Forme du héros débrouillards, il se prévaut de la situation de ces congénères et apporte l’anormal au sein des situations conventionnelles. Que ce soit par des éléments sonores ou par ses comportements en décalage avec les normes sociales en usage, Charlot représente le personnage exclu, comme l’étranger qu’il sera toujours aux yeux des Etats-Unis, et qui ne pourra jamais trouver de situation stable et s’intégrer dans une société agressive et oppressante.

Le parrain 2 de Coppola synthétise le parcours d’entrée du migrant du XXème Siècle. et une représentation agréablepour les spectateurs américains. Les aspirations des migrants sont exagérées, appuyées par le regard qu’ils posent sur la statue de la liberté. L’aspect concentrationnaire et étouffant de la salle de transit est atténué par l’indifférence et labienveillance des gardes, nullement agressifs envers le jeune entrant. La solitude de l’enfant est autant mise en valeur que son rêve de monter, d’accéder au rêve américain que le fondu enchaîné concrétise. Comme la mafia, cette famille qu’illustre Coppola de manière somme toute bienveillante, avec des principes, un certain standing que les films de Scorsese ou Gomorra auraient tendance à lourdement réajustés, ce jugement est néanmoins à relativiser face aux évènements tragiques que narre en crescendo le cinéaste américain. Ce jeune enfant qui a miraculeusement pris un bateau sans être agressé, sans être particulièrement touché par le trajet mis à part la maladie, représente l’american dream bien que son succès se fasse dans un milieu mafieux, que son père avait fréquenté de trop près, et non dans un milieu mieux accepté socialement.

The immigrant de James Gray narre la descente aux enfers de Ewa, jeune immigrée polonaise. Contrairement au Parrain 2, l’admiration des immigrés pour leur nouvelle contrée et la relative bienveillance des gardiens semblent se transformer en un cauchemar personnel. Plein d’espoirs, Ewa et sa sœur sont rapidement séparés et Ewa reconduit vers un nouvel bateau pour avoir été une femme de mauvaise vie. Le semblant d’ordre qui semblait caractériser la séquence dernière se fend et la compassion des agents est entièrement absente. Elle ne fait place qu’au dénuement des jeunesfilles, semblant être représentative d’une institution, l’Etat américain, peu conciliant et autoritaire, si l’on se conforme à la plongée. La forme classique du mélodrame est investie par James Gray d’une âpreté supplémentaire et d’une certaine inhumanité que l’arrivée mystérieuse et glaciale de Bruno incarne. L’american dream est ici battu en brèche et le Parrain 2 revisité à des fins polémiques. Il est à noter que cette séquence dans l’espace de transit qu’est Ellis Island sera réinvesti à la fin du site, signe que le personnage d’Ewa ne sera jamais sorti de l’illégalité et départi d’un statut irrégulieravant la dernière séquence.

L’expérience d’autrui ou plutôt de l’étranger au sein de ces séquences comiques, descriptives et mélodramatiques, doit,pour s’avérer réaliste ou proche de l’ambigüité d’une telle situation, se parer d’un fond de marginalité ou d’exclusion caractéristiques d’un tel transfert. Ces êtres sans exil sont sans monde, seuls face à une situation de transitinconfortable.

II. L’expérience d’autrui à travers l’exil : l’immigration

J’aimerais ici m’attarder à des situations dans lesquelles les personnages sont dans un territoire étranger tout en ne s’y sentant pas comme chez. Ils sont renvoyés à un statut d’étrangers bien qu’ils soient immigrés pour ce qui est de Toni et Ali, dans un entre-deux entre l’exil et le voyage (qui tend plus à l’exil) pour ce qui est de Gotchakov ou comptant un titre de séjour comme Nowak et ses maçons. Je voulais ainsi m’attarder sur les séquences de rêverie, de découverte du nouveau territoire, de xénophobie et de violence. Dans les différents cas, ils se confrontent à l’immigration et à lasituation de devoir s’intégrer dans un territoire qui n’est pas le leur.

Dans Nostalghia, Tarkovski illustre sa propre situation d’exil. Rejeté hors de son pays après avoir sorti un film métaphysique du nom de Stalker, le cinéaste russe se trouve dans la désagréable situation d’un homme sans terre dont le seul passé constitue une trace. La dimension onirique et attentiste des séquences du film insiste sur cette combinaison d’aspects magiques et surréalistes qu’il veut intégrer au sein de l’Italie. Territoire brumeux, mystérieux, l’Italie de Tarkovski se pare des atours spirituels et mystiques qu’il prête à sa terre natale et à sa nature luxuriante comme la séquence d’enfance dans Le miroir ou scène d’ouverture de Solaris. Film profondément mélancolique, Nostalghia, comme l’indique le titre, est une manière pour Tarkovski de donner forme à ses propres craintes et de fournir à la mise en scène une singularité et la subjectivité d’un cinéaste rejeté par son pays.

« Nostalgie », Andrei Tarkovski (1983)

Dans Travail au noir, la découverte du supermarché, d’une boutique pleine de produits ainsi que de son organisation, frappe les ouvriers polonais. La construction oppressive du magasin frappe également ces hommes. Scène comique, appuyée par l’attitude enfantine et le comportement décalé d’un jeune noir, le film aborde en filigrane le regard d’exclusion que porte les nationaux sur ces immigrés et le contrôle de la société que les caméras de surveillance et le bureau de la directrice en forme de perchoir par sa position de surplomb aggravent. Le ressort comique de la séquence du supermarché est également manifesté par ce contrôle surprenant de la jeune anglaise alors que Nowak se sentait, à raison, visé. Les cartons que semblent transporter frauduleusement les ouvriers détonnent face à l’entrée des policiers et à la concentration particulière de la directrice de l’établissement.

Dans Tous les autres s’appellent Ali, le titre qu’avait trouvé originairement Fassbinder trouve son explication. Tous les Turcs s’appellent Ali signale bien cette confusion totale entre la nationalité du personnage, son personnage qui est pris pour un immigré parmi les autres dont on oublie la singularité ou même l’immigré en général à qui on nie la spécificité et donc l’humanité. Le titre choisi pour la traduction insiste autant sur la dimension polémique (du rejet de la différence) que l’aspect universel (du cas d’Ali qui serait représentatif de la situation des immigrés). Comme le signale Stéphane Lépine, filmé à hauteur d’homme, comme le fait Fassbinder, nous place en sympathie avec Ali, Emmi (Brigitte) mais aussi ces passants et ces employés. Représentatifs d’une situation particulière pour chacun d’entre eux, l’immigré rejeté et la citoyenne amoureuse d’un étranger et celle du spectateur, ou « voyeur » dirait Hitchcock (Agent secret), que nous sommes, ces trois agents sont constitutifs de la dramaturgie fassbinderienne. Les personnages sont tantôt ralentis, tantôt colériques. Un certain attentisme éprend les spectateurs et Ali. Cet attentisme symbolise le silence des êtres, leur apparent décalage avec le réel : les personnages traités comme des acteurs revendiqués. L’aspect dramaturgique est ainsi exacerbé par le procédé de distanciation exacerbé par le détachement des personnages externes. La solitude et le sentiment d’exclusion ressentis par Ali sont donc traités de manière symbolique, désincarnés par un regard inanimé. Les saillies de Emmi sont d’autant plus percutantes qu’elles s’instaurent dans ce climat intempestif et désagréable de la solitude des êtres, de leur écart avec ces autres. La colère et les pleurs exubérants de Emmi ne peuvent être que des traces de ce rejet subi par le personnage plusque Ali, en retrait, stupéfait.

L’amour exprimé, un peu grotesque et l’utopie invraisemblable clôturent sous forme de fin désabusée unerelation perdue d’avance, un amour qui ne peut faire face au réel.

Dans Toni, le montage alterné est employé comme un procédé tragique. Le destin du personnage est déjà écrit. Le meurtre d’un mari violent et égoïste, couvert par amour, ne peut que se retourner contre lui. La phrase exprimée avec un accent prononcé du sud par le chasseur agit comme les propos du chœur qu’ouvraient les tragédies grecques. L’arrivéede l’ami de Toni ne changera rien : il représente ici un reaction shot, la réaction que nous pourrions tous avoir de vouloir arrêter ce jeune homme dans sa course. Cependant, le travelling en plongée sur le personnage ne laisse pas dedoute : la loi, une certaine loi, ne peut que retomber sur lui. Son statut d’immigré ne lui permet aucune complaisance de la part des autres. Ainsi, le chasseur tirera sans affect particulier sur le jeune homme qui, par son acte, a protégé l’êtreaimé et s’est lui-même mis en difficulté.

Dans ces quatre séquences, l’immigration permet de relier le destin d’un être à une expérience douloureuse, souventsubie et tue. La confrontation à une nouvelle terre n’est pas signe de salut mais de nouvelles difficultés et d’uneassimilation nécessaire à un territoire méconnu, inhabituel. Le statut d’étranger, de marginal que nous avions observé dans la première partie s’avère omniprésent puisque l’autre est toujours perçu comme un danger, comme différent voir opposé à soi. L’exil est alors un double exil : exil de son pays natal et aliénation.

III. L’expérience d’autrui à travers l’exil : la démocratie

Le cinéma s’est très tôt penché sur la question de la démocratie et de ses dangers. Ainsi, dans M, le maudit de Lang, la séquence finale porte sur le jugement d’un meurtrier par le peuple ou plutôt la mafia. Ce meurtrier fut arrêté par mafia, qu’il gênait, et recherché par police. La compassion précédemment ressentie par le cinéaste pour l’expérience de la mèremeurtrie par le viol et le meurtre de sa fille est ici ressentie pour le criminel. En effet, la schizophrénie de ce personnage (soit la volonté de ne plus être soi, d’être poussé par un autre et de ne pas faire ce que l’on pense réaliser) n’est pas prise en compte. La fureur du peuple, avant arrivée police, se manifeste et le criminel commence à être l’objet d’un lynchage généralisé. La vision critique de la démocratie ou d’une certaine démocratie avec une absence de justice doit être mise en regard avec la situation de l’Allemagne à l’époque et l’arrivée du régime nazi. Lang quittera l’Allemagne après ce film.

Un autre film intéressant mais ambigu sur la question de l’expérience d’autrui à travers l’exil pourrait être Timbuktu, œuvre sur une expérience d’aliénation progressive, où de jeunes musulmans se sentent dans situation d’exilé. Malheureusement, les liens d’Abderramane Sissako avec le régime mauritanien (c’est, en effet, un film sur le terrorisme qui aurait été réalisé par complaisance avec le régime et la question pourtant bien présente en Mauritanie n’est, parexemple, jamais évoquée) et sa représentation agréable pour les occidentaux (impression qu’il ne manquerait que la participation des forces françaises pour libérer la contrée, opposition entre une Afrique éternelle composée de pécheurs et d’éleveurs et de mauvais terroristes, laids, sans inscription territoriale)2 amènent une certaine gêne. Cette représentation d’une Afrique décontextualisée, quasiment utopique (en tant qu’elle est sans lieu défini, dans un Tombouctou totalement réinvesti de fantasmes déshistoricisés) est à mettre en regard avec une représentation de l’autre dans sa singularité individuelle, sociale et culturelle.

« Timbuktu », Abderrahmane Sissako (2014)

La démocratie, que j’entends faire émerger à l’aide de trois séquences étudiées, n’est pas celle d’un peuple donné mais plutôt la capacité des peuples à saisir de leur représentation et d’une vision politique. En définitif, l’expérience d’autrui que j’aimerais ici étudier renvoie à une vue cosmopolitique où la prise en compte des expériences individuelles peut nous permettre d’accéder à un sens du commun. Par le truchement des sens et de la représentation, ces séquences nousenseignent un art d’observer.

La séquence ici choisie de Yeelen de Souleymane Cissé est une réponse à Timbuktu. Elle ne se veut pas le modèle d’une représentation de l’Afrique mais justement la mise en scène sans concessions et ajustement d’une réalité vécue. L’appropriation du conte à partir d’éléments culturelles et contextuelles fournit à ce film une gageure réaliste bien qu’elle soit un film de l’ordre du merveilleux. Le récit initiatique et psychanalytique, assez courant dans le contexte européen, n’a pas grand-chose à voir avec le regard que nous prêtons à ce type de narration. La scène d’adieu entre lespersonnages n’est absolument pas marquée d’affects (ou d’un affect contenu à l’excès). Elle est constituée d’actes magiques ancrée dans une réalité africaine (le mouvement de bouche similaire à un crachat et la vision dans l’eau de représentations paternelles ou les objets rituels qu’offrent la mère pour se défendre). Bien qu’il soit conscient de l’aspect définitif et irrévocable de ce départ, le héros s’y ajuste avec une certaine colère, un mécontentement discrets mais significatifs de l’expérience limité du personnage. Utopique, la situation ne peut être inscrite dans une temporalité. Elleserait liée au premier temps de l’humanité et reviendrait à cet effort qu’incarne le héros principal d’unifier les clans ennemis. L’aspect conflictuel de cet espace malien n’est pas nié, loin s’en faut. Il est représenté et le personnage principal est chargé de trouver une issue heureuse à ces tensions anciennes que seul un bambara peut négocier au prix de son existence. Surprenant et dépaysant, ce conte nous questionne sur nos propres représentations de la magie, des cultures africaines et du rapport à ce continentmultiple et finalement méconnu.

La tentative de Kiarostami, à travers Ten, est de former un cinéma du réel. Formé à partir d’un dispositif cinématographique dépouillé (deux caméras numériques fixés sur le parrebrise de la voiture), ce long-métrage forme quasiment un plan-séquence d’une heure et demie. Découpé en dix scénettes, il raconte d’une femme divorcée à travers les rencontres et les discussions qu’elle peut nouer dans son habitacle automobile. Les différents chemins qu’elle trace sont autant de manière d’échapper à la censure du régime iranien comme le fera Jafar Panahi dans Taxi Téhéran quelques années plus tard. Donner la parole aux femmes comme Cissé le donne aux tribus Peuls ou Bambara est un acte politique d’une grande portée. Là où le droit de la femme est limité, la conduite est l’occasion de propager une parole qui n’est pas entendue. Les silences des femmes, leur gêne aussi sont autant de signes de la difficulté pour elles de communiquer, de se poser comme des sujets d’importance, honorables. Pourtant, la possibilité d’exprimer les craintes d’un mariage continuellement repoussé, avorté (pour la femme de gauche) et le rejet d’un fils, source de tristesse (pour l’héroïne) signalent les drames qui se nouent dans l’histoire de ces femmes voilées, ignorées pour leur condition. On pourrait aussi rendre compte des scènes très fortes d’une prostituée accueillie dans la voiture de cette femme, d’une iranienne pratiquante qui reproche au personnage principal son divorce et des colères continues du fils qui créent une réaction courroucée de la part de la mère. Ici, l’aliénation des femmes, l’exil hors de la cité qu’elles subissent, est réparée par le cinéma.

Enfin, le projet de Valse avec Bachir est de former une histoire de l’inconscient hors de la psychanalyse. Le trauma, la latence et la névrose sont des concepts présents mais éloignés de leur conditionnement à une tendre enfance. Ils renvoient ici au drame de Sabra et Shatila. Le héros se sent depuis longtemps exilé de cette période dont il n’a plus souvenir et son travail de remémoration va être la possibilité pour lui de s’exclure d’une nationalité qu’il juge infamante. En sa qualité de second, Israël a en effet permis aux phalangistes libanais de procéder en une nuit au massacre demilliers de palestiniens. Le trauma évoqué à travers le rêve névrotique n’est rien d’autre que cette participation refoulée au massacre. Autant que ses amis dont les souvenirs brumeux ou précis signalent une égale tentative de refoulement des horreurs militaires, Ari Folman est profondément bouleversé par l’acte qu’il a perpétré. Le rêve mélancolique qu’il forme, construit comme une représentation idéalisée d’un réveil matinal dans l’eau transformée progressivement encauchemar de cris dramatiques et de regards apeurés, est le signe d’un événement qui agite Ari Folman et qu’il nepourra, jamais durant le film, reconstituer à l’aide de remémorations précises. La séquence documentaire finale tiendralieu de prise de conscience de cet oubli nécessaire. Elle forme le principe de la négation de l’autre dont il faut absolument se garder afin de former une conscience démocratique à même de caractériser les autres, les étrangers et les nations voisines. Par l’exil spirituel qu’il a subi, Ari Folman fulmine, grâceà un travail documentaire et fictionnel, les ressorts d’une déshumanisation de l’autre dont Israël a été l’instrument et quele cinéma vise à manifester.

Emnicorn, « and then what ? »

Emnicorn, « Illusions »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le cinéma ou plutôt les long-métrages que nous avons analysés ne donnent pas de sens à l’expérience d’autrui. Ou plutôt ces films ne lui donnent pas un sens mais des sens selon le regard que nous leur prêtons (puisqu’il n’y a pasqu’une interprétation possible d’un film, ce qui ne signifie pas qu’il y en ait une infinité) et le geste du cinéaste. Les cinéastes de différentes nationalités auxquels nous nous sommes intéressés nous montrent que l’intelligibilité peut être liée à la sensibilité et que la représentation apparente peut amener à l’idée, contrairement à ce que pensait Platon. Elle peut tout autant nous conduire à la prise de conscience d’une situation historiquement définie (celle de l’étranger en route vers les Etats-Unis), à la multiplicité des situations d’immigration amenant souvent à la solitude et au repli sur soi mais aussi nous interroger sur nos rapports aux autres autant aux minorités culturelles et sexuelles qu’à l’anormalité du trouble conséquente des excès d’une nation. Le cinéma nous renvoie à chaque fois à la responsabilisation quant à notre regard et à notre contact des autres puisque la vie en société, la socialisation ne peuvent se former qu’à partir d’un commun. Pour que nous puissions le dire tel, le nommer commun, une conscience étatique ne peut réduire ou préférer un regard à un autre mais doit permettre la coexistence des représentations et la richesse que cette diversité entraîne.

© Guillaume Foyer


Notes

  1. « Parallèlement, Dickson met au point, dans le cadre industriel Edison, un appareil pour voir les futurs films, c’est le Kinétoscope, un meuble en bois sur lequel le spectateur se penche et peut visionner individuellement un film qui se déroule en continu, entraîné par un moteur électrique, devant une boîte à lumière. L’utilisateur observe le film à travers un œilleton et un jeu de loupes »
  2. Nicolas BEAU, « Abderrahmane Sissako, une imposture mauritanienne », Mondafrique.com, Février 2015. Geneviève SELLIER, « « Uneesthétique orientaliste » au service de la politique française », mondediplo.net, Février 2015.

Filmographie

  • L’arrivée d’un train en gare de la Ciotat, Frères Lumières,
  • Naissance d’une nation (The birth of a nation), W. Griffith, 1915.
  • L’émigrant (The immigrant), Chaplin,
  • M, le maudit (M – Eine Stadt sucht einen Mörder), Lang,
  • Toni, Renoir,
  • Agent secret (Sabotage), Hitchcock,
  • Tous les autres s’appellent Ali (Angst essen Seele auf), Fassbinder,
  • Le parrain 2 (The godfather 2), Francis Ford Coppola,
  • Travail au noir (Moonlighting), Jerzy Skolimowski,
  • Nostalghia, Tarkovski,
  • Yeelen, Souleymane Cissé,
  • Ten, Abbas Kiarostami,
  • It’s a free world !, Ken Loach,
  • Valse avec Bachir, Ari Folman,
  • The immigrant, James Gray,
  • Timbuktu, Aderrahmane Sissako,

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