Hommage à Bernard Stiegler/Philosophie

Hommage à Bernard Stiegler | La révolution au XXIe siècle #8

Bernard Stiegler © Jean Frémiot

Comment parler de la mort de Bernard Stiegler ? La mort de Bernard Stiegler m’a surprise, et la surprise de ne se dissipe pas. Les hommages se multiplient, mais l’assurance de ce que rien ne paraîtra de nouveau de sa dictée rend soudainement le monde un peu plus opaque. Sa mort semble nécessairement devoir être brutale, car il semblait devoir accompagner les époques : encore jeune, je pensais bénéficier comme beaucoup encore pendant plusieurs dizaines d’années de ses interventions ; déjà vieux, il apparaissait comme le plus installé des outsiders en philosophie politique. En trente ans de publications soutenues et d’actions politiques, Bernard Stiegler avait contribué à proposer une intelligibilité de la période : du référendum de 2005 à l’écologie de Greta Thunberg, il était capable de souligner la cohérence et l’enchaînement d’un tourbillon politique dans lequel nous étions jetés et n’avions d’autre choix que de nous sentir perdus. Bernard Stiegler s’attachait à nous répondre, presque individuellement. Il me semble donc d’abord devoir resituer la réponse qu’il m’a d’abord apportée, à partir de laquelle sa mort comme son œuvre font sens pour moi.

J’avais découvert Bernard Stiegler à une période où, sortant de l’adolescence, j’avais l’impression d’une stase politique dangereuse : d’un côté, se renforçait sans cesse la certitude que le capitalisme dans lequel nous vivions nous meurtrissait par des promesses de bonheur toujours évanouies dans de nouvelles acquisitions plus éphémères et plus destructives les unes que les autres, et de l’autre, je faisais l’expérience de la difficulté à poser l’hypothèse communiste comme une réponse devant la cruauté du capitalisme dans lequel nous évoluions, et par lequel nous autorisions aussi bien la prédation de nos vies à chaque instant, de même que nous organisions sans vergogne celle de tout autre.

Devant ce dilemme, sortant d’une hypokhâgne à la fois formatrice et décrochée de ces problématiques politiques, je devais me précipiter sur une sélection de livre au hasard des librairies pour sonder les propositions philosophiques pour un communisme aujourd’hui : actualiser les propositions marxistes qui ne suffisaient plus à construire l’enthousiasme révolutionnaire me semblait essentiel, et même une façon de supporter encore l’idéalisme intellectuel scolaire dans lequel j’évoluais. Je me procurais ainsi Réenchanter le monde, petit format très abordable[1]. N’y figurait pas le mot magique de communisme, mais il semblait anticapitaliste. Comme moi, il faisait remonter au capitalisme les maux contemporains, il entendait répondre et s’adresser directement au Medef, adresse audacieuse : je ne comprenais pas bien pourquoi la valeur « esprit » devait être revalorisée pour ça, mais j’allais le découvrir. Et puis, ça disait « Que faire ? ». En feuilletant, je ne voyais pas Lénine, mais quand même, cela ne pouvait être qu’un hommage, ou qu’un clin d’oeil. A l’évidence, Bernard Stiegler était des nôtres, des miens, fussé-je incapable de les trouver.

« Réenchanter le monde. La valeur esprit comme le populisme industriel », Bernard Stiegler (Flammarion, 2013)

La lecture de Bernard Stiegler est d’abord une désorientation : les noms inconnus y foisonnent, les citations se répondent à une vitesse déconcertante et même encore les propositions s’enchaînent en un tout cohérent qui semble pourtant défier les conventions les plus solidement ancrées dans la tradition – politique comme philosophique. Ainsi, donc, il fallait, disait-il : entreprendre et agir dans tous les domaines de l’existence, réalimenter le désir s’épuisant dans le capitalisme actuel, et proposer une compréhension particulièrement fine du capitalisme contemporain. Plus précisément, même, offrir une alternative en subvertissant les moyens du capitalisme contemporain dés-individuant vers l’individuation.

Bernard Stiegler déconstruisait la binarité qui me structurait jusqu’alors, en proposant une analyse qui décrivait une époque qui me déchirait sans être suffisamment intelligible pour que je puisse de quelque façon la surmonter. Il faisait passer la relecture du capitalisme par l’importance de la « valeur esprit », proposant une critique matérialiste par un bord qui se manifestait comme idéaliste, spiritualisant littéralement son objectif ; il proposait de repenser une société viable en passant d’abord par l’individuation, entreprise dont l’abord résonnait pour moi comme une énième  affirmation bourgeoise individualiste. Que ces clivages appartiennent à un autre siècle ne fait plus aucun doute pour moi aujourd’hui, et s’il n’y avait aucune alternative, les pendants dans lesquels je pensais la contradiction renvoient à une histoire révolue du mouvement ouvrier : mais Bernard Stiegler y répondait, et me permettait peut-être d’entrevoir une voie de communication avec cette époque que je n’avais pas les outils pour penser, et dont je voyais des outils qui semblaient décrochés de la direction si évidente qu’il me semblait falloir prendre.

Voilà la première chose qu’il me semble devoir mettre en avant de l’oeuvre de cet homme, en même temps que la gratitude qui est la mienne. Par la forme tentaculaire de ses travaux, Bernard Stiegler a su multiplier les points d’approche, sans en délaisser jamais aucun, ouvrir des dialogues les plus improbables avec n’importe quel lecteur, et entendre toujours faire avancer ensemble ces différentes perspectives :

« Je tente de faire en sorte que tous mes livres soient lisibles séparément les uns des autres. Et cependant, ils forment des séries qui se croisent : ils sont des étapes dans un chantier. Je ne procède pas par monographies ou essais. Je vise, au contraire, toujours à peu près la même question, que je crois être une question de toujours, et pour tout dire, la question – sur laquelle je reviens sans cesse, pour laquelle je varie les angles, que je cherche à approfondir, également en fonction des nécessités et des urgences du temps présent. (…)
Mes livres veulent servir des luttes – mais contre quoi ? Le premier but de cet arsenal, et tout particulièrement du présent ouvrage, parmi ceux qui constituent les séries que je poursuis désormais parallèlement (La technique et le temps, De la misère symbolique, Mécréance et discrédit), est de répondre à la nécessité d’identifier les forces les tendances, les processus et les énergies contre lesquels il convient de mener un combat, et, ainsi, de nommer les motifs de ces luttes, et non seulement leurs protagonistes. »

Alors qu’il est mort, qu’il n’écrira plus ni ne publiera plus lui-même[2], il faut ainsi se poser la question de ce mode d’écriture, de ceux qu’il incluait et de ceux qu’il excluait. Ainsi, dans un premier temps, souligner l’importance de la multiplication de ces ouvrages, et de leur rythme continu de publication. Son œuvre se faisait à mesure même que le monde se faisait : l’oeuvre de Bernard Stiegler était résolument actuelle, et actualisée. Les différentes configurations de celle-ci tendait précisément à rencontrer un lectorat quant à cette urgence : elle supposait un rapport proprement paradoxal de la philosophie à l’urgence  : comme réponse à l’urgence, et comme dépassement de l’urgence dans laquelle nous nous trouvions en vue de la pensée. La chouette de Bernard Stiegler n’arrivait jamais trop tard : plutôt que de supposer un retard de la théorie, il s’agissait d’interroger le retard lui-même comme constitutif à un niveau anthropologique[3] – dès lors, et suivant cette limitation et les prérogatives de cette nature, il s’agissait de produire une théorie ajustée.

Son parti-pris était bien celui-ci, dont on ne proposera pas ici la restitution intégrale, mais qui sous la forme d’une reprise conjointe des données de la paléo-anthropologie et du mythe de Prométhée et Epiméthée nous apprend que ce retard toujours patent et cette inadéquation qui nous hante sont un donné inébranlable. Nous sommes et serons toujours en train de courir après une totalité et un achèvement qui ne nous appartient pas, qui ne nous a pas été donné, mais dont il nous a été rendu possible d’y suppléer par des prothèses techniques qui viennent compléter un corps, une mémoire, une société insuffisantes : dès lors, la philosophie n’est pas plus en retard que les temps seraient en avance, mais elle doit s’ajuster à ce temps des prothèses. Cela suppose donc l’adoption par la pensée d’avancements techniques, suivant un mouvement qui donc n’est pas tant une simultanéité, qu’un rattrapage, jusqu’à une nouvelle période de décision et de relecture de la condition technologique. La tragédie de notre temps, c’était donc que la technologie tendait à rendre impossible en vue d’une cupidité déraisonnée et aveugle ce mouvement de la pensée.

Ainsi donc, Bernard Stiegler se proposait-il dans de nombreux projets politiques et associatifs, à diverses échelles, de diffuser sa pensée, conscient que le retard qui importait n’était pas tant celui de la philosophie sur son époque, que celui d’une tradition qui persistait à distinguer la philosophie de la vie. En conséquence et en cohérence, il diffusait un travail intellectuel courageux car patient, ouvert, mais également déjà suffisant et non pas programmatique : il fallait dès la lecture provoquer la pensée, provoquer l’interruption de la disruption.

Karl Marx

Dans un second temps, il est crucial de souligner le caractère singulier d’une telle démarche dans le paysage philosophique contemporain pour pouvoir mesurer la perte que nous accusons à travers son absence : Bernard Stiegler, d’ailleurs, le fit lui-même dans sa critique du post-modernisme et du post-structuralisme, le plus extensivement développée dans Etats de choc. Il pointe ainsi du doigt l’acquiescement de ses prédécesseurs à l’idée d’une irréductibilité de la domination et des affres de la situation contemporaine, aboutissant finalement à la justifier.[4]Dès lors, la violence de la reprise par Bernard Stiegler de ses prédécesseurs, voire même de celui qui fut son maître, Jacques Derrida[5] peut se lire à travers cette exigence de proposer une philosophie non de la justification, mais de l’action. D’une façon plus large, peut-être plus personnelle, il s’agit dès lors, enfin, d’être attentif à ce que Bernard Stiegler fait à la dimension révolutionnaire de la philosophie : « La coïncidence du changement des circonstances et de l’activité humaine ou auto-changement ne peut être considérée et comprise rationnellement qu’en tant que pratique révolutionnaire.» : la conclusion de la troisième thèse sur Feuerbach de Karl Marx est éloquente : certes donc, si Bernard Stiegler n’est pas un matérialiste traditionnel, il incarne au moins sa vocation révolutionnaire, sans en porter les oripeaux, et tend à reconstruire l’idée même de la révolution :

« La révolution est ce qui pose qu’un système fini a atteint ou va atteindre une limite et qu’il faudra changer de système. Un matérialisme marxien strict devrait poser que ce changement de système devient nécessaire lorsque le matériel du système a conduit celui-ci à ses propres limites – induisant un passage aux limites au sens de René Passet. (…) Ici, révolution ne signifie pas nécessairement barricades et prises de pouvoir : c’est le processus par lequel une époque révolue fait place à une nouvelle époque. Une révolution est en cela une modalité exceptionnelle de ce que Simondon appelle les « sauts quantiques » dans l’individuation, où ce sont les conditions mêmes de l’individuation qui sont transformées. La question est alors de définir ce qui fait époque… »[6]

Reprendre la philosophie de Bernard Stiegler sous l’angle de la perspective révolutionnaire-révolutionnante suppose de distinguer deux instances de son travail : une part stratégique, qui correspond à son diagnostic et à la mise en évidence d’un processus de résistance, mais aussi une dimension plus téléologique. Or ici, de même que Karl Marx ne nous a laissé que peu d’indications quant à la société communiste, de même nous n’aurions que peu d’indications laissées par Bernard Stiegler quant à l’aboutissement même de sa démarche – il nous a cependant légué un circuit, comme la piste d’une poursuite de son effort  d’après deux pôles : d’une part, la préservation et la primauté de la singularité, et d’autre part, la postulation de l’arrimage des consistances individuelles à un theos qui les meut et les articule.

L’affirmation de la singularité apparaît en réalité comme une réalité mixte, stratégico-téléologique. Elle est ainsi l’objectif qui découle de l’identification même de son exploitation, laquelle suffit à démontrer qu’elle est un enjeu de lutte – puisqu’elle est la proie de la prédation capitaliste, résister au prédateur c’est lui retirer son moyen de subsistance, c’est à dire la dévoration des singularités et leur enchaînement à une économie pulsionnelle qui les dirige et les concentre et les épuise vers ses objets de consommation.

« Il faut poser en préalable et en droit (sinon en fait), car comme le dit Jacques Derrida, il s’agit de faire droit à la singularité, il faut poser et sans doute imposer que la technique et la singularité doivent se co-produire, ne peuvent se produire que l’une par l’autre, et il faut s’opposer à ce qui s’opposerait à ce droit, à tous les faits qui feraient obstacles à ce droit, ou plutôt, à tout ce qui dans les faits, tendrait à éliminer la possibilité de cette tendance qu’est le droit à la singularité (…) Il le faut, et il le faut par défaut, c’est à dire : y compris sans savoir comment c’est possible, et même si c’est possible. Que ce soit possible ou impossible, il faut affirmer qu’il faut cette possibilité. (…) C’est à nous, et je dis d’autant plus volontiers nous que je ne sais pas qui est ce nous, sinon qu’il pose en acte, c’est à dire aussi en actions, la question ici introduite du νοῦς, et qu’il est d’autant plus ouvert, généreux et improbable que j’ignore qui il est tout en croyant d’avance et en principe, par principe, et par une fiction de principe, qu’il est et devient et sera, c’est à nous de dire que cette tendance est auto-destructive et à ce nous de s’y opposer, c’est à nous de nous y opposer en affirmant que cette tendance est injuste, et que ce fait ne permet aucun droit, n’a pas de droit, et tend à éliminer tout droit. La question est donc celle d’un combat qu’il s’agit de mener, et d’une volonté qui pose un état de droit, qui pose en principe la différence entre le droit et l’état de fait dominant, imposé par des forces qui elles-mêmes combattent – mais qui, elles, combattent la singularité. »[7]

« Mécréance et discrédit : Tome 1, La décadence des démocraties industrielles », Bernard Stiegler (Galilée, 2004)

Bernard Stiegler s’oppose ainsi à une démarche qui voudrait établir les conditions d’une action possible : il articule plutôt directement stratégie et téléologie révolutionnaire et déplace le balancement léninien entre compromis et compromission. En effet, là où Lénine soulignait l’infantilisme d’une position refusant, sous prétexte de préserver une intégrité doctrinale, tout compromis avec la situation concrète et l’équilibre des forces en présence en vue de la révolution prolétarienne[8], Bernard Stiegler refuse de poursuivre la justification de la domination en en faisant un système clos, qu’il accuse comme une compromission. C’est dès lors à toute une tradition de la philosophie contemporaine qui fait de la responsabilité, pour la sauver d’une circularité de l’économie de la domination, un appel à une possibilité spectrale ou messianique, en redonnant aux conditions matérielles et objectives leur puissance que Bernard Stiegler répond : tandis que pour Derrida, le supplément technique correspond à l’artefact qui masque et indique une promesse de justice, pour Bernard Stiegler, le supplément technique promet déjà la justice ou l’injustice – et l’injustice actuelle ne peut donc par elle-même, en ce qu’elle est rendue possible et propagée par le supplément technique, qu’appeler le désir et le soin de la responsabilité en réponse, tandis que le compromis et l’ambiguïté sont le cadre non de la décision stratégique révolutionnaire, mais le lieu du réel lui-même et de son milieu technique.

Cette compréhension du réel dégage l’espace, non d’une pure doctrine, mais d’une exigence pure, d’où la reprise d’un balancement entre fait et droit : l’exigence comme désir d’un droit, qui lui-même, aboutit dans l’ambiguïté du réel et de ses transformations toujours possibles. L’indétermination et l’absence d’assignation au réel d’une valeur fixe, son caractère pharmacologique, autorise tous les projets, même ceux qui paraissent les moins évidents, les moins actuellement possibles. La valeur objective n’est donc pas dans le monde, mais dans la consistance qui oriente le devenir pharmacologique. La probabilité des projets ne définit dès lors pas leur qualité, ou leur faisabilité : les projets d’un renversement de la situation contemporaine sont ainsi tout aussi probables que la situation contemporaine l’a été pour pouvoir être réelle. La conclusion de Lénine résonne ainsi dans cette responsabilité à laquelle nous appelle Bernard Stiegler :

« Le doctrinarisme de droite s’entête à n’admettre que les formes anciennes, il a complètement fait faillite, n’ayant pas remarqué le nouveau contenu. Le doctrinarisme de gauche s’obstine dans la négation absolue d’anciennes formes déterminées, sans voir que le nouveau contenu s’ouvre un chemin à travers toutes les formes possibles et imaginables ; que notre devoir de communistes est de prendre possession de toutes ces formes, d’apprendre à les compléter aussi rapidement que possible l’une par l’autre, à les remplacer l’une par l’autre, à adapter notre tactique à tout changement qui n’aura pas été suscité par notre classe ou nos efforts. »[9]

De là, Bernard Stiegler nous enjoint à une double pratique révolutionnaire : d’une part, la mise en évidence d’une chaîne du soin de la responsabilité – à travers la mise en évidence d’une solidarité des transmissions générationnelles, ou de l’importance d’une constance et d’une discipline de maintien des consistances dans un espace où elles sont minoritaires et attaquées par des tendances contraires[10] ; mais, aussi, de façon plus prospective, en ménageant une solidarité de ces manières de faire sens et d’exister dans une circulation qui entend redéfinir notre cadre métaphysique :

« Cette régression et l’impuissance ou l’incapacité, la débilité en quoi elle consiste, c’est le lot ordinaire et quotidien de l’âme noétique et son souci, ce dont elle doit prendre soin, ce qui en ce sens exige ce que j’appellerai une croyance : l’âme noétique, entre ces intermittences où elle passe à l’acte, perd de vue ce qui la meut en tant qu’elle est noétique, c’est à dire sensationnelle, à savoir le theos qui émeut au sens de mettre en mouvement, de motiver comme donner et rendre raison. Donner et rendre, car il y va d’un don et d’un contre-don – ce que j’appelle un circuit. Bref, nous sommes sur la scène de ce qu’il faudrait appeler l’onto-théologico-politique. Et nous allons essayer de rejouer cette scène, mais dans une nouvelle mise en scène. Car Aristote ne se lit évidemment pas lui-même comme je propose de le lire ici. Mais ce n’est que dans cette mesure qu’Aristote peut – depuis l’inadéquation que son texte porte, en tant qu’il est un texte, c’est à dire une fiction, et tout aussi bien, une dunamis, une puissance – constituer un milieu préindividuel d’individuation qui, transmettant ce que Simondon aurait nommé un déphasage dans l’individuation psycho-sociale de l’Occident, peut sauter intermittemment au-delà de l’individuation métaphysique qu’aura été l’Occident – lequel est achevé, c’est à dire mort, depuis que le capitalisme s’est accompli comme avènement du nihilisme. »[11]

Cette nouvelle scène, la sortie de Bernard Stiegler nous impose de la jouer nous-mêmes, et de l’écrire et de la prolonger, de nous situer dans un monde qui, en dépit de tout déclinisme, nous incombe encore de continuer à construire sans répéter le modèle qui l’a mené à sa perte. Pour cela, à la mort de Bernard Stiegler, pour répondre à son appel, modestement je propose un double projet, un double programme : d’une part, tenter de peanser et de maintenir la transindividuation engendrée par son œuvre, dont la consistance et la singularité de l’homme-Stiegler sont inséparables, si bien qu’elle devra à la fois prendre de nouvelles voies tout en assumant la fidélité à son héritage ; et d’autre part, articuler cette nouvelle scène du désir, de l’action et du theos qui ne se dit plus « métaphysique » mais doit demeurer onto-théologico-politique, inch’Allah.

© Laurie Haffas


Notes :

[1]    Le texte a été édité en 2005, collection champs Flammarion, avec le manifeste d’Ars Industrialis et un bulletin d’adhésion à l’intérieur du livre.

[2]    Il est en effet à prévoir qu’un ensemble de textes de Bernard Stiegler doivent encore nous parvenir : notes de lectures, reprises de ses séminaires passés ; ceux-ci, toutefois, ne correspondront plus à la même intention et doivent être réinscrits dans l’espace d’une réception peut-être plus restreinte, plus spécialisée.

[3]    On pourra retrouver le fondement de cette démarche, notamment dans son ouvrage, La technique et le temps. 1, La faute d’Epiméthée, Paris, Galilée/Cité des sciences et de l’industrie, 1994

[4]     Plus précisément, on pourra renvoyer à États de choc: bêtise et savoir au XXIe siècle, Paris, Mille et une nuits (coll. « Essai »), 2012, pp. 139 – 144

[5]    Sur cette question, qui requiert un traitement extensif, je renvoie à mon mémoire déposé à l’EHESS et à l’ENS, sous la direction de M. Crépon, « Origine, trace, spectralité : quelle transformation de la déconstruction par l’économie stieglerienne du transcendantal ? »

[6]    B. Stiegler, Etats de choc, op. cit, pp.229 – 230

[7]    Bernard Stiegler, Mécréance et Discrédit, 1. La décadence des démocraties industrielles, Ch. IV Vouloir croire, aux mains de l’intellect, 44 – Par défaut, p.204-205, éd. Galilée, coll. Débats, 2004

[8]    V. Lénine, La maladie infantile du communisme (le « gauchisme »), Pékin, Editions en langue étrangères, 1966, [1920]

[9]    V. Lénine, op.cit, p.100

[10]  Nous remarquerons ainsi qu’en plus de ses propositions théoriques, disséminées dans de nombreux ouvrages, Bernard Stiegler avait mis en place une Clinique contributive pour répondre concrètement à ces difficultés.

[11]  B. Stiegler, Mécréance et Discrédit, 1. La décadence des démocraties industrielles, pp.182 – 183

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